Vigne, Jacques - Ouvrir Nos Canaux d'Énergie Par La Méditation - PDFCOFFEE.COM (2025)

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OUVRIR NOS CANAUX D’ÉNERGIE PAR LA MÉDITATION D1 JACQUES VIGNE

Voici une réflexion fondamentale sur les processus en oeuvre dans la méditation tels qu’ils ont été élaborés depuis 4 500 ans en Inde et depuis 2 500 ans par le bouddhisme. Le D r Jacques Vigne y étudie une notion centrale dans le yoga, peu connue en Occident, de rééquilibrage des latéralités corporelles et d’ouverture des canaux d’énergie, avec ses corrélations neurolo­ giques et psychologiques. Il nous enseigne comment gérer mieux nos émotions et notre mental afin de développer en nous ce qu’il appelle un corps vécu, ce corps subtil que l’on peut métamorphoser grâce à des pratiques appropriées qu’il détaille avec précision. Ce livre dense et profond trace les contours d’une science contemplative qu’il s’agit d’intégrer dans notre culture moderne. Le D r Jacques Vigne nous propose ici un approfondissement de l’héritage traditionnel, une magistrale synthèse, un ouvrage novateur sur la gestion de nos états d’âme et la découverte de notre être. Médecin psychiatre, l’auteur vit la majeure partie de l’année en Inde. Il a publié aux éditions du Relié : L’Inde intérieure et La Faim du vide.

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leRelié

Couverture : Circulation de l’énergie dans le corps : gravure appartenant au monastère des Nuages blancs, Chine (interprétation). DR Graphisme : Marie de Smedt P rix : 24,90 €

ISBN : 978-2-35490-094-6

9 782354 900946

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© 2013, Les éditions du Relié 27, rue des grands Augustins. 75006 Paris ISBN : 978-2-35490-094-6 Toute traduction, toute reproduction par quelque procédé que ce soit sont interdites pour tout pays.

Dr Jacques Vigne

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u v r ir n o s c a n a u x d ’é n e r g i e p a r

LA M ÉDITATION

Yoga, bouddhisme et neurosciences pour mieux gérer les émotions et le vécu corporel

Introduction L’ « ouverture » des canaux d’énergie est une pratique importante du yoga indien et tibétain pour progresser d’une pratique corporelle vers le stade d’une méditation approfondie. Les chercheurs en neurosciences ont montré que l’expérience de méditation profonde est liée à une stimulation du centre permettant de percevoir l’espace pur et à une inhibition de celui des obstacles. De fait, avant même ces découvertes, il suf­ fisait déjà de lire la littérature spirituelle pour s’apercevoir qu’une des comparaisons les plus fréquentes pour évoquer les grandes expériences spirituelles était celle de l’espace sans li­ mites ni compartimentations. Cette pratique qui était souvent considérée comme ésotérique peut être interprétée de nos jours de façon plus raisonnable et pragmatique par un savoir moderne ouvert, synthétisant les enseignements traditionnels, un psychologie respectueuse de l’expérience spirituelle et les neurosciences. On tend à parler de nos jours de sciences contemplatives, sous l’impulsion de penseurs comme Fran­ cisco Varela et Matthieu Ricard par exemple. Il y a encore un demi-siècle, le hathayoga paraissait un savoir mystérieux réservé aux ascètes des grottes de l’Inde, et les visualisations quelque peu approfondies la spécialité des moines cachés dans les ermitages du Tibet. Le développement du hatha-yoga, y compris dans sa forme thérapeutique, et des pratiques de visualisations comme dans la sophrologie, ont bousculé ces préjugés et a apporté un réel progrès pour la mo-

dernité. Il est bien possible qu’une meilleure connaissance de ce en quoi consiste l’ouverture des canaux d’énergie et des pos­ sibles applications en thérapie et dans le développement inté­ rieur puisse aller dans le même sens, et devenir une branche non négligeable des sciences contemplatives. Le lien entre la méditation, les émotions et le corps vécu est un vaste sujet. Tout d’abord, donnons une définition autant que faire se peut du « corps vécu ». Il existe d’une part le corps anatomique et physiologique, que l’on a, et le corps que l’on ressent par intuition directe, le corps que l’on est : c’est celui-ci que j’appelle « corps vécu ». Il est beaucoup plus souple que le corps physique, peut se déformer dans les états de conscience modifiés, par exemple dans des thérapies du type rêve éveillé, en sophrologie ou hypnose, en méditation profonde, ou encore à l’approche du sommeil, dans cette pé­ riode transitoire qu’on appelle hypnagogique quand on entre dans le sommeil, ou hypnopompique quand on en sort. Cette souplesse même permet de travailler avec ce corps vécu de façon très riche et créatrice. Il constitue au fond cette paire de lunettes colorées à travers laquelle nous percevons notre corps physique, et représente au niveau de notre psychisme une réa­ lité plus immédiate que le corps anatomique, cet objet que l’on peut disséquer après la mort. Pour moi, le terme « corps vécu » est à peu près synonyme de corps subtil, corps éthérique, corps de lumière, mais la première expression est plus « passe-par­ tout » et acceptable dans les milieux laïcs, scientifiques ou psy­ chologiques, c’est pourquoi je l’utilise. Il n’a été longtemps accessible qu’à travers l’intériorisation subjective, mais main­ tenant il devient accessible à une approche plus objective par exemple grâce à l’imagerie par résonance magnétique fonc­ tionnelle, IMRF. Il s’agit d’une véritable vidéo du cerveau en action. Nous en reparlerons.

Cet ouvrage fait suite en particulier à mes livres Médi­ tation et psychologie et Le mariage intérieur Il développe la no­ tion centrale dans le yoga, mais peu connue en Occident, d’ouverture des canaux d’énergie, avec ses corrélations neuro­ logiques et psychologiques. J ’ai ressenti de le rédiger, car je crois au pouvoir de l’écrit pour transmettre des informations unies dans le domaine spirituel. Par contre, je ne me sens pas la carrure d’un enseignant spirituel pour prendre en charge les gens personnellement et à long terme, et j’aime aussi ma li­ berté. Dans ce sens, j’ai aussi abandonné la pratique de psy­ chiatre et de psychothérapeute pour me consacrer à des recherches de fond. Dans mes tournées ou avec les visiteurs qui viennent me retrouver en Inde, j’ai des entretiens, mais il s’agit plutôt d’entretiens d’orientation que de prise en charge. Les parties sur Nâgârjuna et le Râjayoga ont été entièrement écrites à l’occasion de retraites en 2010 à l’ermitage de Mâ Ananadamyî à Dhaulchina, sur une crête de colline himalayenne près du Népal et du Tibet, au sud de la Nanda Dévi qui do­ mine toute la région à presque 8000 mètres d’altitude. Sources de la méditation dans le yoga, le védânta et le bouddhisme

Pour centrer le sujet de ce livre, nous allons nous focaliser sur quelques thèmes et pratiques de méditation. Je ne suis pas un enseignant spirituel, mais un pratiquant comme les autres qui transmet aux lecteurs quelques pratiques et principes qu’il a trouvés et trouve encore utiles. J’insisterai sur le vipassana et le râja yoga. Rapidement, nous établirons toutes sortes de ponts entre ces deux méthodes qui ont fondé une bonne partie de la pratique d’intériosiation respectivement du bouddhisme et de1 1. Vigne Jacques Soigner son âme - Méditation et psychologie, Albin Michel, Espaces libres, 2003 et Le mariage intérieur, Albin Michel, Spiritualités, 2001 .

l’hindouisme. Ensuite, pour approfondir certaines notions-clefs de la méditation bouddhiste, nous aurons une étude quelque peu détaillée d’aspects importants de l’enseignement de Nagârjuna (IIe siècle de l’ère commune), qu’on surnomme le second Bouddha. Son école a non seulement été un des fondements principaux du bouddhisme Mahâyâna, mais se trouve tout par­ ticulièrement au centre des enseignements tibétains. L’école qui est issue de lui s’appelle le Madhyamika Prasangika 2. Il s’agit de l’école de référence dans cette tradition, bien qu’on y en étudie aussi d’autres. Le râja-yoga est fondé sur l’ouverture des canaux d’énergie, les nâàis. Nous en avons déjà parlé dans notre ou­ vrage écrit il y a une dizaine d’années, Le mariage intérieur. Nous développerons ici ce sujet à la fois au niveau du vécu intime en méditation, autant que faire se peut, et au niveau des corrélations scientifiques auxquelles il peut donner lieu. Insistons d’emblée sur un point clé : la méditation n’est pas du nombrilisme, mais elle revient au contraire à une forme intelligente d’altruisme. En termes simples, ce dernier consiste à vouloir offrir du bonheur aux autres, et le bon sens nous in­ dique qu’il est difficile d’en donner vraiment si on n’en a pas trouvé un minimum en soi-même, et donc si on n’a pas atteint un certain équilibre intérieur et une bonne compréhension de soi. La vie est une question de juste milieu, et il y a un équilibre à trouver entre le travail qu’on effectue sur soi et celui qu’on fait pour les autres. Dans les deux cas, l’idée est de dépasser l’égoïsme de façon non pas moralisatrice, mais intelligente, par la compréhension plus que par le volontarisme. La clé de cette 2. Nous suivrons la translittération internationale des noms sanskrits, à quelques nuances près : les consonnes rétroflexes, en général translittérées par la lettre avec un point dessous, seront simplement redressées à l’intérieur du mot sanskrit qui lui est globalement en italique. Le c qui représente le son tcha sera retranscrit par cha, et le son cha français sera retranscrit par le sh anglais habituel, comme dans « Shiva ». L’accent circonflexe correspondra bien sûr aux voyelles longues. Ces modifications me semblent constituer les translittérations les plus naturelles pour les non-spécialistes.

éthique, qui peut paraître nouvelle pour des personnes comme moi-même qui ont été d’abord éduquées dans les lois révélées du monothéisme, c’est que justement elle n’a pas besoin de Révélaüon. Cultiver les émotions positives nous fait du bien à nous-mêmes et aux autres, c’est une raison nécessaire et suffi­ sante pour s’y mettre et continuer dans ce sens sa vie durant. Ces notions simples sont à la base d’une révolution silencieuse des conceptions de base de l’éthique, dont un bon témoin est par exemple l’ouvrage du Dalaï-lama écrit en 1999 sur une éthique pour le nouveau millénaire, et retravaillé tout récem­ ment en anglais sous le titre de Au-delà de la religion 3. Espé­ rons que ce livre important soit rapidement traduit en français. Lors de la grande initiation au Kalachkra en janvier 2012 à Bodhgaya, le lieu de l’illumination du Bouddha, il a en guise de conclusion présenté ce livre. Quand on observe globalement l’introduction de concepts et de pratiques de l’hindouisme et du bouddhisme en Occident, on peut distinguer plusieurs vagues : 1) Le mouvement de traduction de certains textes comme les Upanishads ou les Védas, ainsi que les Soufras bouddhistes qui a commencé à vraiment se développer au XIXe siècle. 2) La venue des premiers maîtres, comme Vivékananda qui a présenté le Védânta aux occidentaux autour de 1900. 3) L’arrivée du hatha yoga qui a maintenant pris ses racines mêmes dans les villages et les coins reculés de l’Europe et des États-Unis. 4) L’intégration de pratiques de visualisation qui semblaient être l’apanage des ascètes tibétains dans leur grotte. Celles-ci ont été répandues en particulier grâce à la sophrologie dans le grand public et le système de santé occidental. 5) Les études scientifiques sur la méditation vipassana et leur 3. The Dalai Lama, Ancient Wisdom, Modem World —Ethics for lennium, Little Brown and Company, London, 1999.

a New Mil­

application dans maintenant environ 250 hôpitaux aux ÉtatsUnis, dans la lignée du professeur Jon Kabat-Zinn. Au mo­ ment où je relis ces lignes, je reviens juste d’un grand congrès du Mind and Life Institute à Denver au Colorado avec 700 personnes présentes et une conférence inaugurale de KabatZinn. Rien que dans l’année 2012, les chercheurs reliés à son mouvement ont effectué plus de 300 études scientifiques de bon niveau sur la pleine conscience et ses effets. 6) Peut-être que, dans un avenir proche, on verra apparaître des études pratiques et théoriques ainsi qu’un enseignement plus large à propos de la notion d’ouverture des canaux : ce qui semblait être une notion très ésotérique a priori, a cepen­ dant de nombreuses corrélations scientifiques, et pourrait être enseignée de façon simple pour une meilleure santé physique et psychique de la population en général. Cette corrélation est un des buts de ce livre, bien qu’il faille garder à l’esprit que la méditation représente en dernière analyse une voie spirituelle à long terme, et que les stades avancés de cette connaissance seront beaucoup mieux transmis dans le cadre de la relation traditionnelle et personnelle de maître à disciple. A chaque époque, les civilisations et les cultures ont tenté d’intégrer la vision du monde de leur temps dans leurs pratiques et conceptions religieuses, afin d’établir une synthèse viable. Notre époque ne fait pas exception à cette loi générale, d’où l’intérêt de toutes les études sur science et conscience. Vers la fin du présent ouvrage, on trouvera une conférence quelque peu développée que j’ai préparée pour un congrès sur ce sujet à Agra, au sud de Delhi en 2010. L’organisateur de cette ren­ contre était le mouvement des Radha Swami Ssang, dont la pra­ tique principale, de façon intéressante, est d’écouter le silence. C’est une pratique fort ancienne, dont on parle déjà dans le pre­ mier chapitre de la Chandogya Upanishad. Le centre d’Agra constitue probablement le plus grand ashram de l’Inde, avec îo

3000 résidents. Leur tradition est d’élire de façon communau­ taire le nouveau gourou après le décès du précédent. Celui qui est en fonction actuellement, Prem Satsangi, a été élu il y a moins de dix ans vers l’âge de 60 ans, après une belle carrière comme professeur d’électronique dans l’École polytechnique la plus prestigieuse de l’Inde, Ylndian Institute of Technology (HT) de Delhi. Certes, l’entrée à l’École polytechnique en France est très sélective, mais celle pour l’école de Delhi l’est plus encore, puisque c’est l’institution d’ingénieurs la plus prestigieuse pour une population d’1,2 milliard d’habitants. Y être professeur est donc réellement une distinction dans le milieu scientifique. De par cette double vie, le nouveau dirigeant du mouvement ac­ corde une importance particulière aux ponts qu’on peut établir entre science et conscience. Dans le bouddhisme aussi, sous l’impulsion du Dalaï-lama, du Mind and Life Insitute et de Mat­ thieu Ricard, des rencontres de haut niveau entre chercheurs scientifiques et pratiquants spirituels se sont déroulées depuis maintenant bientôt un quart de siècle. J’avoue que je n’ai pas encore eu le temps de lire toute la littérature qui en résulte, mais je m’y intéresse en tant que psychiatre de formation pratiquant la méditation, et cela me semble être un élément à la fois du dharma et du Zeitgeist de notre époque. Faisons une observation simple à propos de science et méditation : la science demande toujours des vérifications ex­ périmentales, mais en réalité, on peut considérer que des pra­ tiques traditionnelles données transportent avec elle plusieurs siècles, voire plusieurs millénaires de vérification expérimen­ tales, par les générations elles-mêmes qui les ont effectuées et trouvées bonnes. C’est pour cela qu’elles doivent être prises au sérieux, ne serait-ce justement que par souci d’esprit scienti­ fique au sens large.

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Nous allons parler dans ce livre des émodons, citons d’emblée, à propos de leur rapport au cerveau, cette réflexion claire d’un grand spécialiste, Richard Davidson : « Il n’y a pas d’avantage de centre localisé des émodons qu’il n’y en a pour le jeu de tennis. »4 Son image n’est pas au hasard, car le pro­ cessus même de la réaction émotionnelle implique de nom­ breux rebondissements de l’information d’un bout à l’autre du cerveau, finalement comme une balle de tennis. On observe par contre des liens finalement assez sim­ ples entre les émotions et certains systèmes physiologiques. On a par exemple étudié la tension artérielle de Matthieu Ri­ card pendant qu’on lui passait des photos évoquant des situa­ tions émotionnelles. On lui demandait d’évaluer si celles-ci étaient agréables ou désagréables. On a remarqué que réguliè­ rement, les émotions qu’il estimait désagréables correspon­ daient à une augmentation de sa tension artérielle, alors que les autres ne la faisaient pas monter. L’Occident doit-il intégrer le bouddhisme, ou est-ce l’inverse?

Nous reparlerons ci-dessous du rapport entre méditation et science. Par contre nous pouvons parler dès maintenant du rap­ port du bouddhisme à l’Occident à travers la méditation, puisque c’est beaucoup grâce à sa pratique que le bouddhisme est devenu une figure familière du monde spirituel occidental actuel, et y a en quelque sorte acquis ses lettres de noblesse. On s’interroge beaucoup à propos de l’intégration du bouddhisme à l’Occident, mais on pourrait rafraîchir et renouveler la ré­ flexion en se posant la question inverse, c’est-à-dire l’intégration de l’Occident au bouddhisme. Expliquons-nous : au-delà du 4. Davidson Richard, cité par Mingyur Rimpoché dans Le tation, Fayard, 2007.

bonheur de la médi­

prosélytisme, le bouddhisme a la capacité de procurer une voie du juste milieu à cet Occident qui fait de plus en plus un grand écart douloureux entre un matérialisme intellectuel et un mo­ nothéisme dévotionnel, tous les deux intolérants à leur manière et ayant du mal à se supporter l’un l’autre. Cette voie est en me­ sure de respecter la liberté de travail de la science, sa capacité de renouveler la vision du monde matériel et de ses origines, ainsi que sa compréhension des mécanismes psychologiques sans référence aucune à un dieu personnel. Cette voie du juste milieu respectera aussi le besoin de lien et d’expérience de l’Ab­ solu qu’a essayé de gérer le monde biblique avec les connais­ sances, il serait peut-être plus juste de dire les ignorances de son époque, et malgré toutes ses exclusions et ses étroitesses conceptuelles. Rappelons que le juste milieu dans le bouddhisme signifie non pas le tiède entre le froid et le chaud, mais un pas­ sage vers une réalité au-delà du froid et du chaud, et au fond, par delà toutes les paires d’opposés. La modernité ressemble à un adolescent qui avance à tâtons et se brûle les ailes avec toutes sortes d’expériences. Même si par egotisme elle a de la peine à le reconnaître, elle a besoin de protection, en particulier spirituelle. Le bouddhisme, mais pas seulement lui, peut contribuer à cela. Il est une meil­ leure alternative que le monothéisme biblique, et ce pour deux raisons qui ne sont pas mystérieuses : le monothéisme a déjà un lourd dossier de répression de la liberté de pensée et de croire, en particulier de persécution des scientifiques vécus comme des menaces. De plus, le fait incontournable, quelle que soit l’astuce des théologiens qui essaient de le déguiser, c’est que le monothéisme et le théisme en général piègent l’hu­ manité dans un grande dépendance métaphysique dont elle a de moins en moins besoin. L’être humain mûrit, il ne ressent plus guère ni la nécessité ni même l’envie de s’identifier à la position d’esclave d’un dictateur céleste, selon la vision com-

mune par exemple dans l’islam. Dans le cas du christianisme non plus, elle n’a plus envie d’être réduite au statut de pente fille condamnée à perpétuité à jouer et gazouiller sur les ge­ noux de son Papa-Dieu supposé tout amour sauf quand il en­ voie ulcéré toute une partie de l’espèce humaine dans les souffrances infinies et éternelles de l’enfer. Que nous en soyons plutôt contents ou plutôt chagrinés, nous assistons à l’émergence d’une humanité insoumise, qui apprend peu à peu à être simplement elle-même. Dans ce sens, on doit prendre au sérieux les cinq pré­ ceptes du yoga, du bouddhisme et du jaïnisme. Ils sont prati­ quement les mêmes : ne pas commettre de violence, respecter la vérité, ne pas voler, éviter l’inconduite sexuelle et ne pas ac­ cumuler, cette dernière recommandation étant remplacée dans le bouddhisme par ne pas prendre d’intoxicants. Il s’agit de simples méthodes pour s’améliorer et rendre les relations hu­ maines harmonieuses. Elles n’ont rien à voir avec des com­ mandements, car ce terme impliquerait un Commandeur céleste suprême, et met automatiquement l’être humain en po­ sition de soumission, voire d’esclavage par rapport à un maître. Le Bouddha a rejeté clairement cette mythologie métaphysicomilitaire qui pointait déjà le nez dans le théisme de son époque, car il a bien vu qu’elle n’était pas saine. La société a déjà trop de ces rapports de pouvoir/soumission dans sa violence au quotidien, ce n’est pas vraiment lui rendre service que d’en ra­ jouter en les projetant vers le ciel, en les « célestifiant » si l’on peut dire. Méditation et émotions

L’amélioration de la gestion des émotions passe par le corps. On parle de la posture en sept points de Vairochana, qui est pratiquement la même que la posture du lotus, padmâsana en

yoga. Vairochana est un des cinq bouddhas de la connaissance, et son nom signifie celui qui voit, rochana, en détail ou com­ plètement ; vi- : cette dernière syllabe donne vai à cause de la nominalisation de la racine. En ce sens, Vairochana représente symboliquement une fonction proche de vipassana, terme qui a le même sens. Les sept points sont les suivants : - La position des jambes croisées est classiquement en lotus. Cependant le bouddhisme théravada conseille en pratique plu­ tôt le demi lotus qui est plus confortable surtout si on n’a pas l’habitude de ce type de postures. - La position des mains est en dhyâna mudrâ ; chez les tibétains on conseille plutôt la main droite sur la gauche, contrairement au zen où c’est l’inverse. L’important au fond est le contact luimême des mains, en particulier des pouces. C’est cette rencon­ tre qui permet de méditer très concrètement sur la voie du juste milieu et la conjonction des opposés chère à Nagarjuna, au bouddhisme mahâyâna et à Jung au siècle dernier. C’est comme si on avait deux cerceaux énergétiques fonctionnant ensemble, celui des deux bras qui se ferment au niveau des pouces, dans le plan frontal, et celui dans le plan sagittal, avantarrière, qui passe par la tête et les petits doigts en contact avec la zone du hara un peu en dessous du nombril. On pourrait dire que ces deux cerceaux et les courants qui y circulent for­ ment une cage de Faraday, capable de nous protéger de la « foudre », c’est-à-dire des agressions du monde extérieur qui peuvent être parfois violentes. Ils évoquent aussi les spirales d’une bobine électrique : quand le courant y circule, un champ magnétique s’en dégage. - Le point suivant de la posture de Vairochana est le dos droit, on dit comme une pile de pièces d’or. Celle-ci s’effondrera plu­ tôt lourdement s’il y a une déviation. - Les épaules quant à elles sont ouvertes vers le haut et vers l’arrière comme les ailes du faucon. Cette image correspond bien à une sensation du corps subtil durant la pratique : ce

corps tend à dépasser les limites physiques des épaules pour aller un peu au-dessus et en arrière d’elles. - Le menton est rentré ce qui a pour effet d’étirer la nuque. - Le point suivant est la langue verticalisée en khecharî mûdrâ, littéralement l’attitude, mûdrâ, qui va, charî, vers le ciel, khé. - Dernier point, les yeux convergent vers le sol et le dedans. Au delà de cette posture assez complète en sept points, on a une forme simplifiée de position qu’on pourrait dire « portable » ou « de voyage », la posture en deux points : le dos est droit et tout le reste du corps relaxé... Quand on parle du rapport du corps et de la médita­ tion, on oublie souvent de mentionner un fait tout simple. Pen­ dant longtemps, les êtres humains n’avaient pratiquement pas d’antalgiques pour faire face aux nombreuses douleurs qui les affligeaient, et donc il était très important de développer un véritable savoir-faire en méditation, ne serait-ce déjà que pour atténuer ces douleurs physiques qui pouvaient souvent être chroniques, voire invalidantes. Cette motivation actuellement est bien sûr toujours valable ; cela représente par exemple tout une partie du travail de Jon Kabat-Zinn, mais le centre de l’at­ tention en ce qui concerne les études sur la méditation s’est cependant déplacé de nos jours vers la gestion de troubles plus psychologiques. Le Bouddha, en proposant une voie hors de la souf­ france, a voulu empêcher une résignation, une « dépressivité » chronique qui est un phénomène trop répandu, en particulier en France par rapport à d’autres pays, pour de multiples raisons. À ce sujet, je me souviens d’un groupe de parole que j’étais allé animer dans une prison française assez moderne. L’architecte avait pris soin de mettre des grilles au bout des couloirs princi­ paux qui donnaient directement sur le ciel et la mer, puisque

l’établissement était proche de la côte. Cependant, l’ambiance était assez oppressante avec des séries de portes électroniques, j’en ai compté six ou sept, qui ne s’ouvraient qu’avec des passes digitalisés ou par l’opération d’un gardien invisible qui vous épiait à travers un système de télévisions internes. Un des déte­ nus maintenait comme idée centrale que de toute façon, l’être humain ne pouvait rien faire contre ses impulsions, elles sor­ taient d’on ne sait où et allaient aussi on ne sait où. C’était de toute évidence la manière qu’il avait trouvée pour se déculpabi­ liser des grosses erreurs qu’il avait commises pour se retrouver derrière les barreaux. Il est clair que cette sorte de mesure d’ur­ gence pour éviter une anxiété conséquence du ou des passages à l’acte n’était pas bonne à long terme, car elle empêchait toute évolution. Cependant, ne lui lançons pas la pierre, même si nous n’avons rien fait de trop grave dans notre vie, n’est-ce pas quand même typiquement le jeu de notre ego à nous aussi ? Il essaie de nous déculpabiliser en chuchotant à notre oreille que de toute façon, il n’y a rien à faire pour s’améliorer et se libérer de nos émotions destructrices. Dans ce sens, on a montré que méditer sur la compas­ sion augmente l’activité cérébrale des sujets dans le lobe pré­ frontal gauche, l’associant à la joie et l’enthousiasme. De plus, les zones impliquées dans la planification des mouvements et de l’amour maternel sont elles aussi fortement stimulées5. Une idée simple de méditation sera donc de déplacer par l’entraî­ nement la conscience habituelle de la gauche du corps, latéra­ lité du cœur et de son stress, vers la droite, le côté le plus serein, avec en particulier la masse immobile, tranquille du foie en sy­ métrique du cœur perpétuellement agité. Ce livre n’est pas un traité sur les émotions en tant que telles. Cependant, le souci de les comprendre et de trouver des 5. Myngyur Rimpoché, Le bonheur de la méditation, Fayard, 2008, p. 15.

moyens pratiques méditatifs pour mieux les gérer nous suivra dans les différentes parties de l’ouvrage. J’ai essayé de dire, ou au moins de faire toucher du doigt beaucoup de prises de conscience concrètes dans ce sens, car je crois au pouvoir de l’écrit pour transmettre quelque chose de l’expérience inté­ rieure, j’en ai trop bénéficié moi-même lors de mes lectures assez vastes pour ne pas en être convaincu. Cependant, il y a des sujets que je n’ai pas abordés car je ne le sentais pas, me disant par exemple qu’ils seraient mal compris ou dilués dans le grand public. Cela me fait penser à une réflexion qu’avait faite à la fin de sa vie le maître tibétain Kalou Rimpoché à une personne que je connaissais et qui avait été sa disciple pendant de nombreuses années : « Si vous n’arrêtez pas de rajouter de l’eau dans le lait, vous ne pourrez plus faire de beurre ! » Le pouvoir de l’image créatrice

Il nous faut tout d’abord distinguer les images superficielles de la rêverie qui passent sans guère laisser de traces, et celles beaucoup plus profondes des archétypes qui peuvent rester pendant des années enfouies et actives quelque part au fond de l’esprit du méditant. Dans ce livre, nous nous appuierons le plus possible sur ce second type d’images. Elles entraînent des modifications sensitivo-motrices dans le corps de celui qui les perçoit, à cause des neurones-miroirs. Celles-ci seront à leur tour à l’origine de modifications neuronales et biochimiques, c’est ce qu’on appelle la neuroplasticité. Une image est un type de comparaison. Certes, il y a du vrai quand on dit « comparaison n’est pas raison ». Cepen­ dant, elle n’est pas déraison non plus. Bien choisie et en conso­ nance avec l’expérience, l’image sera raisonnable à un niveau plus subtil, plus archétypal que celui plutôt grossier du raison­ nement avec ses rouages et boulons bien vissés.

Les visualisations proposées dans cet ouvrage ne sont pas créées de toutes pièces, elles sont des variations sur thème donné. En effet, il s’agirait d’une musique plutôt pauvre que de répéter un thème de base sans aucun changement. Cela pourrait certainement induire un état d’apaisement un peu ar­ tificiel, mais la vraie musique a besoin de variations. Une ma­ nière de se familiariser avec une idée sur laquelle on se concentre, c’est justement de savoir faire varier quelque peu la manière dont on médite sur elle. Cela entretient une attention vive, et c’est en fait grâce à l’attention qu’on se transforme. Une fois qu’on a compris ce principe, chacun peut trouver ses propres variantes par rapport aux grandes méditations tradi­ tionnelles de base. C’est ce qu’on appelle les kriyas en yoga. Les « variations » qui sont données ci-dessous ne le sont qu’à titre d’illustrations et elles sont là surtout pour encourager les individus à trouver les leurs. Je les ai faites pratiquer dans des séminaires depuis une vingtaine d’années d’une manière ou d’une autre et avec certaines évolutions. Les personnes en gé­ néral, même débutantes, rentrent assez bien dans ce type exer­ cices, qu’une participante a qualifié une fois, après mure réflexion, de « méditations mystiques scientifiques ». Phosphorescence Des écoles comme celles de l’hypnose fractionnée de Milton Erickson et Ernest Rossi ont remis à l’honneur la mé­ taphore comme instrument thérapeutique, il faut dire « remis », car les enseignement traditionnels et mystiques sont remplis, on pourrait presque dire constitués, de métaphores. Celles-ci sont encore le meilleur moyen, ou au moins le moins pire, pour transmettre quelque chose du secret de l’expérience intérieure. Dans ce sens, les sages disent que l’univers entier est une mé­ taphore du Soi, il en porte la lumière, il en est le « phos-phore », puisque c’est le sens étymologique de ce terme. Le mystique,

comme le scientifique à sa manière, se pose la question de la nature de la claire lumière qui sous-tend cette phosphorescence luminescente de la nuit étoilée. Notre monde intérieur, quand on se met à l’observer, n’est-il pas comme un ciel nocturne, avec beaucoup de petits points lumineux certes, mais une masse d’obscurité bien plus grande. D ’où provient donc la lumière ? Derrière le pouvoir de l’image créatrice, il y a l’idée que certains moyens habiles peuvent coopérer au fonctionnement de la sagesse. Dans l’hindouisme, ces moyens correspondent au yoga, et la sagesse au védânta : on pourrait au fond réunir les deux en un nouveau terme « yogânta » : faire les pratiques concentratives du yoga avec une partie de soi-même, et s’ob­ server en train de les effectuer avec l’autre part, c’est-à-dire avec le Soi. Dans un sens analogue, Maitripa, un maître du bouddhisme indien du XIe siècle, disait : La pratique qui unit les moyens habiles et la connaissance transcendante Calme la houle des pensées douloureuses de l ’océan des existences. 6 Pour une pratique vivante

Dans certaines parties de ce livre, je proposerai des visualisa­ tions qui ne sont pas complètement traditionnelles. Je ne l’avais pas fait dans mes ouvrages précédents, mais je me suis dit que ce livre serait une bonne occasion pour m’y mettre. Je les pro­ pose dans des séminaires que j’organise depuis une vingtaine d’années autour de la pratique de la méditation, et elles sont bien reçues par un public aussi vaste que varié, en général de tous niveaux. Elles ne sont pas destinées à remplacer les vi­ sualisations traditionnelles de certaines écoles bouddhistes ti­ bétaines par exemple ; il faut plutôt les concevoir comme des 6.

Chants d ’immortalité, op.cit., p.63.

instruments pédagogiques pour mieux assimiler des notions a priori abstraites, ou, comme on dirait en musique, il s’agit de variations sur thème donné. Le râja yoga et le vipassana par exemple sont structurés autour de quelques lois simples. En­ suite, avec les années de pratique, on trouve certains moyens de les appliquer concrètement. Ce sont, dans ceux que j’ai trou­ vés, les moyens les plus importants et efficaces que j’ai eu ten­ dance à mettre noir sur blanc dans certains chapitres de ce livre. Il faut bien comprendre que ces détails techniques ne doivent pas être vécus comme une limitation, mais comme une illustration de ce qu’on peut faire par soi-même, une fois qu’on a bien saisi les principes de base de différents types de médi­ tation. Il faut savoir trouver un juste milieu entre les axes que nous donnent les différentes formes traditionnelles de pratique et une certaine créativité. S’il n’y a que la créativité, on risque la dispersion, s’il n’y a que la tradition, il se peut qu’on tombe dans la rigidité, voire dans une forme d’intégrisme. De manière générale, l’esprit fondamental de la médi­ tation est de vérifier les lois du fonctionnement intérieur par soi-même. Si ce livre incite le lecteur dans ce sens, il ne n’aura pas été peine perdue.

P remière partie

Rééquilibrage des latéralités &

claire vision intérieure

Chapitre 1 Physiologie et méditation A propos du rééquilibrage des latéralités En abordant ce sujet, il me revient à l’esprit deux épi­ sodes lors desquels j’ai été personnellement impliqué dans les recherches scientifiques sur la méditation. L’un est ancien et l’autre plus récent. Le premier remonte donc à 1986, au centre hospitalier spécialisé de Villejuif, où j’exerçais comme interne. Je m’étais lié d’amitié avec un autre interne qui était dans la re­ cherche en neuropsychiatrie, et nous avons lancé un petit pro­ jet de recherche sur la méditation. Le sujet principal que nous avons testé était lama Denis Teundroup, qui s’occupe du centre de Karmaling dans les Alpes. Il était venu dans notre labora­ toire et s’était prêté à différentes expériences destinées à enre­ gistrer l’électroencéphalogramme et les effets de différentes visualisations et émotions évoquées par la méditation. Malheu­ reusement, mon départ en Inde peu après n’a pas permis de développer vraiment le projet comme il le méritait. Le second épisode était en 2009, à Rishikesh, à l’endroit où le Gange sort de l’Himalaya. La recherche a eu lieu dans un grand ashram relié à l’œuvre de Swami Rama. Celui-ci avait déjà participé à des recherches en méditation et physiologie aux États-Unis

dans les années 70. Le successeur de Swami Rama, Swami Ved Bharati, venait d’ouvrir un laboratoire de recherches neuro­ physiologiques avec un très bon équipement d’EEG, c’est-àdire une machine avec 72 électrodes, alors que celles utilisées pour les diagnostics cliniques habituels n’en ont que 12. Le nombre d’électrodes est important dans les instruments pour la recherche, afin de pouvoir déterminer le plus précisément possible les régions du cerveau qui répondent pendant la mé­ ditation ou pendant d’autres stimulations émotionnelles par exemple. Deux Françaises effectuaient une mission à Rishikesh pour ce projet, qui était dirigé par un professeur américain et un autre universitaire qui oscillait entre la France et les EtatsUnis. Le but de cette étude était de différencier les types variés de méditation quant à leurs résultats sur les émotions. Les ex­ périences s’assortissaient à chaque fois de groupes de contrôles. Il sera intéressant de savoir les conclusions aux­ quelles ils seront arrivés, une fois que le long processus des en­ registrements eux-mêmes et du dépouillement sera effectué. Méditation et science

J ’ai déjà abordé la question des recherches physiologiques et psychologiques dans mon livre Soigner son âme1. Les re­ cherches sur la méditation, qui semblaient plutôt une bizarrerie suspecte durant les années 70 dans le milieu scientifique, ont maintenant acquis droit de cité. Elles ont commencé par des études sur la méditation transcendantale. Le mouvement s’est mis en lien avec des laboratoires, en particulier américains, ré­ putés pour effectuer différents types d’études, qui ont été pu­ bliées dans des gros volumes sous le titre de Collected Papers. Ensuite, dès 1986, Robert Walsh a publié les articles les plus significatifs des recherches sur les effets de la méditation, avec une bibliographie de 700 références. Une nouvelle vague7 7. Vigne Jacques,

Soigner son âme, Albin-Michel, 2003.

d’études a été conduite par le mouvement de John Kabat-Zinn, qui enseigne un type laïcisé et simple de méditation vipassana. Comme nous l’avons dit, cette méthode est enseignée mainte­ nant dans 250 hôpitaux aux Etats-Unis. Elle commence à être pratiquée en France depuis quelques années à l’hôpital SainteAnne avec Christophe André, et à l’Université de Strasbourg aussi dans le cadre de la formation permanente du personnel de santé, avec Marie Fruhinholz et le Dr Bloch, rhumatologue à l’hôpital. Dans ce sens aussi, nous pouvons citer le livre d’un jeune psychiatre, Rosenfeld, Méditer, c ’est se soigner8. Matthieu Ricard, quant à lui, a organisé personnelle­ ment un certain nombre de ces nouvelles recherches sur la mé­ ditation. En effet, un défaut important de la première vague d’études, était qu’elle prenait souvent comme sujets des médi­ tants avec peu d’expérience, ou alors qu’elle mélangeait quelques méditants expérimentés avec une majorité qui ne l’était que très peu. Ainsi, les statistiques finales qui apparaissaient dans la pu­ blication diluaient l’évidence des effets d’une véritable expé­ rience de méditation. Matthieu Ricard, en lien avec le Dalaï-lama, a organisé des enregistrements de méditants qui avaient une vraie pratique, allant de 10 000 à 60 000 heures, et de quelques années à quelques dizaines d’années selon les cas. On a pu ainsi montrer pour la première fois que l’entraînement mental provoquait des changements permanents dans le fonc­ tionnement cérébral, en particulier l’augmentation des ondes gamma, qui correspondent à l’attention soutenue9. Matthieu Ri­ card parle aussi dans son livre Plaidoyer pour le bonheur 10, du « centre du bonheur » qui se trouve dans le cortex frontal gauche. Nous y reviendrons ci-dessous. Le rôle de la méditation pour améliorer la santé physique et émotionnelle sera détaillé 8. Rosenfeld Frédéric, Méditer, c ’e st se soigner, Éditions des Arènes. 9. Lutz, A., Proceedings of the national Academy o f Sciences (PNAS), vol 101, n°46, novembre 2004, et PNAS, vol. 104, juillet 2007, p.l 1443-11488. 10. Ricard Matthieu, Plaidoyer pour le bonheur, voir en particulier le chapitre sur « le bonheur au laboratoire ».

dans le chapitre sur la science contemplative ou ailleurs au fil du texte, mais nous pouvons d’emblée en donner le résumé pré­ senté par Matthieu Ricard, en mettant en note un échantillon d’articles de référence parmi de nombreux autres : Signalons qu ’un nombre croissant d ’études scientifiques in­ diquent que la pratique de la méditation à court terme dimi­ nue considérablement le stress (dont les effets néfastes sur la santé sont établis11), l ’anxiété, la tendance à la colère (la­ quelle diminue les chances de survie après chirurgie car­ diaque et les risques de rechute chez les personnes qui ont au moins vécu deux épisodes de dépression grave12. Huit se­ maines de méditation (de type MBSR13) à raison de 30 mi­ nutes par jour, s ’accompagnent d ’un renforcement notable du système immunitaire, des émotions positives14 et des fa­ cultés d ’attention, ainsi que d ’une diminution de la tension artérielle chez les sujets hypertendus et d ’accélération de la guérison du psoriasis. L'étude de l'influence des états men­ taux sur la santé, autrefois considérés comme fantaisistes, est donc de plus en plus à l ’ordre du jour pour la recherche. Sans vouloir faire de sensationnalisme, il importe de souli­ gner à quel point la méditation et l ’« entraînement de l ’esprit » peuvent changer une vie. Nous avons tendance à sous-es­ timer le pouvoir de transformation de notre esprit et les ré­ percussions que cette « révolution intérieure », douce et profonde, entraîne sur la qualité de notre existence.15 11. Sur les effets négatifs du stress, voir Sephton S.E, Sapolsky R., « Diumal Cortisol Rythme as a Predictor of Breast Cancer Survival », Journal of the National cancer Institute, 92 (12), 2000, p.994-1000 Sur l’influence de la méditation, voir : Carlson L.E., Speca, M., « Mindfulness-Based Stress Réduction in Relation to Quality of Life, Mood, Symptoms of Stress and Levels of Cortisol, DHEAS and Melatonin in Breast Cancer Outpatients». Psychoneuroendocrinology, vol. 29, Issue 4, 2004. 12. Grossman.R, “Mindfulnesss-Based stress réduction and health benefits. A meta-analysis”, Journal of Psychosomatic Research, 57 (1), 2004, p. 35-43. « Mindfulnesss-Based Stress Réduction » est un programme de méditation de 8 semaines en ambulatoire, inspiré par le vipassana et établi par Jon Kabat-Zinn. 13. « Mindfulnesss-Based Stress Réduction » est un programme de méditation de 8 semaines en ambulatoire, inspiré par le vipassana et établi par Jon KabatZinn, dont nous avons déjà parlé et dont nous reparlerons dans les chapitres 14 et 15.

L’expérimentation et les données scientifiques de base à propos du rééquilibrage des latéralités

On a effectué une expérience au principe très simple : on a de­ mandé à des patients qu’on enregistrait durant leur méditation, de tout simplement appuyer sur une petite poire qu’ils tenaient en main, quand ils sentaient qu’ils rentraient en méditation profonde. On a corrélé ces instants avec le tracé électroencéphalographique, et on a trouvé qu’il correspondait à une syn­ chronisation de l’activité électrique des hémisphères droit et gauche, ainsi que, dans une moindre mesure, des hémisphères frontaux et occipitaux. Cette observation a été un tournant, car elle a pu remplacer une première vision plutôt naïve : selon celle-ci, on méditait avec l’hémisphère droit, alors que la pensée habituelle et raisonnante était du ressort de l’hémisphère gauche. Cette conception qui a été très répandue dans les mi­ lieux spirituels était en réalité causée par une erreur d’interpré­ tation. Effectivement, quand on enregistre des débutants qui ont beaucoup de bavardage mental et qui essaient de s’intério­ riser, ce bavardage se calme un peu, mais il est vite remplacé par un état de rêvasserie qui est une forme de bavardage visuel, si l’on peut dire. Le premier est géré par l’hémisphère gauche, le second par l’hémisphère droit. Ainsi, cela ne veut pas dire que ce dernier soit lié à la méditation profonde. Ceci dit, si l’on prend ces définitions de l’hémisphère gauche et droit comme des métaphores, cela permet une certaine classification es fonctions de l’esprit, mais la réalité est plus complexe. Beau­ coup de fonctions physiologiques simples sont gérées par un centre unilatéral, sans qu’on sache pourquoi, comme par exem­ ple la déglutition. Le langage ne peut fonctionner correctement145 14. Davidson, R.J., Kabat-Zinn, J., “Alterations in brain and immune functions produced by mindfulness méditation”, Psychosomatic Medicine, 65, 2003, p. 546-570. 15. Ricard Matthieu, L ’art de la méditation, Pocket- évolutions, 2008, Nil Éditions, p. 24.

qu’avec un certain nombre de sous fonctions coordonnées, et ces dernières sont en fait réparties sur les deux hémisphères. Nous reviendrons plus en détail sur les fonctions dif­ férenciées de l’hémisphère droit et gauche dans le chapitre 12 du livre La gauche et la droite dans l ’univers, le corps et la culture, mais nous pouvons souligner un aspect de leur différence qui est souvent négligé par les neurophysiologistes dans leur pré­ sentation générale des fonctions gauche et droite. Pourtant, il est important pour le sujet de cet ouvrage : il s’agit de la colo­ ration émotionnelle respective des hémisphères gauche et droit. Par ailleurs, certains voient dans le plus grand dévelop­ pement et la plus grande rapidité du système neuronal dans l’hémisphère gauche une donnée génétique, se manifestant très tôt dans l’embryon. Nous y reviendrons. On ne peut cependant pas écarter non plus l’hypothèse peut-être plus simple, celle d’une spécialisation « naturelle » : puisque le cœur est de toute façon à gauche, et qu’il réagit au stress, l’hémisphère droit s’est rapidement spécialisé dans la réaction à ce stress, ce qu’on appelle de façon schématique les comportements de retrait rapides, alors que l’hémisphère gauche a assumé les fonctions complémentaires, c’est-à-dire l’approche minutieuse. Celle-ci inclus la capacité de construire des opérations complexes, comme par exemple gratter une al­ lumette. En effet, il s’agit d’un acte apparemment simple, mais qui requiert de bien positionner la boîte, l’allumette, et de met­ tre les pressions exactes, donc une grande coordination pour appliquer son idée en pratique. On l’appelle praxie idéatoire. Dans le même sens, il faut beaucoup de coordination pour réussir à mettre ensemble les articulations élémentaires des consonnes et des voyelles et faire une phrase correcte du point de vue syntaxique et grammatical. Sans cela, le langage se trouve être très handicapé, voire même incompréhensible. C’est

sans doute pour cela que l’aire de Broca, dont l’atteinte par un accident vasculaire cérébral supprime la capacité de langage, est localisée dans l’hémisphère gauche, à l’arrière du lobe frontal. Pour exprimer les choses de façon simple, nous pou­ vons nous souvenir qu’il y a deux centres symétriques, tous les deux dans le cortex préfrontral, un à gauche et un à droite. Quand on observe par exemple des enfants en crèche, on peut y distinguer des sous-groupes, en fonction de ceux qui sont extravertis ou au contraire intravertis. Les premiers ont une in­ tensification de l’activité du centre de gauche, les seconds de droite. Cette observation peut être reliée à l’effet de certaines pratiques méditatives. Nous y reviendrons. Les recherches d’Ernest Rossi et l’alternance des narines

Les yoguis de l’Inde se sont servis depuis plus d’un millénaire du rééquilibrage des narines pour entrer en méditation pro­ fonde. J’en ai déjà parlé dans mon livre Le mariage intérieur 16, avec trois chapitres dans la première partie sur le yoga des la­ téralités, la confluence des canaux d’énergie et les archétypes de l’union mystique dans l’hindouisme. Le texte de référence sur ce yoga du rééquilibrage des latéralités qu’on appelle le svara-yoga, est le Svarayogodaya, « l’aube du yoga des latérali­ tés ». Il existe une traduction de ce texte Svara-yoga, le cerveau respire aux Editions Satyanandashram17. Une autre version existe traduite et présentée par Alain Daniélou. Ernest Lawrence Rossi est le successeur de Milton Erickson dans le développement de l’hypnose fractionnée qu’il appelle aussi « l’hypnose naturaliste », c’est-à-dire qui tient 16. Vigne Jacques, Le mariage intérieur, Albin-Michel /Spiritualités, 2001. 17. Svara-yoga, le cerveau respire, aux Éditions Satyanandashram, 11 cités Trévise, 75010 Paris.

compte des rythmes du corps pour entrer en relaxation pro­ fonde. Il s’est passionné depuis longtemps pour la question de l’ouverture alternée des narines et du rythme général qu’elle suit, d’une durée de 90 à 120 minutes. La théorie ultradienne de la guérison par l ’hypnose, sug­ gère premièrement que la source des réactions psychoso­ matiques se trouve dans des distorsions, induites par le stress, dans la périodicité normale des cycles ultradiens et deuxièmement, que l ’approche naturaliste en hypnose fa­ vorise la guérison en régularisant ces processus. Lorsque j'ai découvert par hasard les travaux remarqua­ bles de Wertz18, j ’ai obtenu une autre confirmation de ces conclusions. En effet, ils nous apportent d'autres preuves expérimentales du rôle de l'hypothalamus comme point de départ et de régulation des rythmes ultradiens au niveau de la dominance cérébrale, de la dominance nasale, et de l'intégration du système nerveux autonome. Les travaux de Wertz, avaient ceci de passionnant, sur le plan théorique, qu’ils impliquaient l ’existence d ’un rapport empirique entre les recherches du monde occidental psychophysiolo­ gique et les pratiques yoguiques anciennes du monde oriental. Ce rapprochement en cours entre les conceptions orientales et occidentales de la relation entre l ’esprit et le corps, se trouve encore confirmé par l ’ensemble des re­ cherches de Benson19, qui a précisé de son côté que l'effet bienfaisant de la « réaction de relaxation » qu ’on retrouve dans le yoga, la méditation et la prière, proviennent d ’une réaction de l ’hypothalamus, résultant d ’une diminution gé­ néralisée de l ’activité du système sympathique:20 18. Wertz D., « Cérébral hemispheric activity and autonomie nervous function », Unpublished doctoral dissertation, University of California, San Diego, 1981. Wertz, D., Bickford, R., Shannahoff-Khalsa D., « Alternative cérébral hemis­ pheric activity and lateralization of autonomie nervous function », Human Neurobiology, 2, 225-229, 1982. Wertz, D., Bickford, R., Shannahoff-Khalsa D., « Sélective hemispheric sti­ mulation by unilatéral forced nostril breathing », Human Neurobiology, 6, 165-171.

Ces alternances de dominance des hémisphères, cor­ rélées avec l’ouverture d’une des deux narines, suivent un rythme : A peu près toutes les heures, des poussées de cortisol acti­ vent l ’esprit et le corps et sont suivies, à peu près 20 minutes plus tard, d ’une poussée de bêta-endorphines qui, au contraire, ont un effet de ralentissement. Ces alternances sont liées aux rythmes circhoriens (d ’environ une heure) et ultradiens (une heure et demie ou deux heures, mais plus fréquent de toute façon que le rythme « circadien » qui est pour toute la journée). La journée habituelle de travail se divise en périodes naturelles d ’action entrecoupées par des coupures de 15 à 20 minutes. Il semble que ce « cycle acti­ vité-repos de base » (CARB) de 90 minutes environ, dé­ pende de poussées fluctuantes et adaptatives de production de molécules messagères en provenance de l ’axe neuroen­ docrinien... De manière similaire, au cours de la nuit, des cycles d ’environ 90 minutes font alterner des périodes in­ tenses de rêve de 20 à 30 mn et des creux de sommeil lent à ondes lentes. Comme beaucoup d ’autres hormones, comme le cortisol et les bêta-endorphines, la testostérone suit une périodicité ultradienne typique d ’environ 90 minutes chez les mâles hu­ mains. Il y a d ’un côté des réponses d'excitation par l ’intermédiaire de cette testostérone et du cortisol, et de l'autre, une réponse de détente, par les bêta-endorphines. La plupart des activités humaines quotidiennes suivent cette périodicité de 90 minutes, à 30 minutes près : il en va ainsi des moments d ’étude et de travail, des activités ménagères et du shopping, des bons repas, des représentations musi­ cales, desfdms et des spectacles de théâtre, tous suivent un rythme similaire. Les hémisphères cérébraux droit et gauche sont sous la prédominance de grands changements ultradiens, que la plupart d'entre nous ne remarquent d ’ail-1920 19. Un livre de H. Benson sur la Réponse de relaxation a été publié en fran­ çais dans les années 80. 20. Rossi Ernest Lawrence, Psychobiologie de la guérison - effet de l ’esprit sur le corps, Epi-Desclée de Brouwer, 1994.

leurs pas, alors que notre dynamisme personnel, nos com­ pétences, nos humeurs oscillent de manière sinusoïdale et passent subtilement d ’un état à l ’autre tout au long de la journée. Dans ce sens-là, les patients disent qu ’ils se sentent vrai­ ment « vivants, vibrants et forts » lorsqu ’ils traversent des moments de forte activité ultradienne, pendant lesquels les messagers de lafamille du cortisol inondent d ’énergie l ’en­ semble de leur corps et de leur esprit. Dès lors, il n ’est pas du tout surprenant que lorsque les messagers de relaxation de la famille des bêta-endorphines suivent, tout naturelle­ ment, 20 minutes plus tard, ils se sentent alors « si bien, si à l'aise, si heureux », pleins de reconnaissance et de trans­ fert positif vis-à-vis de leur merveilleux thérapeute. De nou­ velles prises de conscience surviennent facilement durant ces périodes, étant donné que les molécules messagères de la famille des bêta-endorphines sont aussi celles qui enco­ dent différents aspects des comportements, apprentissages, mémoire, liés à l'état, en même temps que l ’attention, les humeurs et les émotions.21 Une bonne manière de produire ses propres endor­ phines consiste à sentir comme si la narine fermée s’ouvrait par exemple sur l’inspiration. Même si elle ne s’ouvre pas phy­ siquement complètement, on sent quand même comme si elle le faisait, et on trompe alors en quelque sorte son cerveau. En effet, cette ruse nous met dans une situation de deux narines ouvertes, qui est celle de l’effort soutenu, par exemple pendant la course, ou quand on monte les escaliers, etc. C’est cet état même qui est régulièrement associé à la production de bêtaendorphines, un neurotransmetteur qui est certainement le meilleur anti-stress et antidépresseur naturel. Cela a donc bien des avantages, et de plus ces endorphines augmentent aussi des éléments utiles du système immunitaire. On insiste main­ tenant sur une alimentation et des compléments alimentaires 21. Id. p. 115.

qui puissent avoir des effets de renforcement de ce système, ainsi que des vertus anti-stress. On pourrait faire remarquer que les endorphines produites naturellement par la méditation ont cet effet. C’est comme si elles étaient un « complément ali­ mentaire » fort utile au niveau de la nourriture du mental. Parlons maintenant d’un cas de personnalités multiples rapporté par Ischonlodsky22. Il s’agit d’une patiente très intéres­ sante pour notre compréhension car son problème semblait bien lié à l’alternance des cycles d’ouverture nasale. Dans ce cas, c’est l’amnésie entre les personnalités actives et passives qui nous don­ nent des indications claires sur la façon dont les oscillations la­ téralisées du système nerveux autonome, entre une dominance du système sympathique et parasympathique, pouvaient être as­ sociées au cycle nasal et à des changements de la personnalité. L’auteur de l’article décrit ainsi la symptomatologie : Il y avait deux types de personnalités diamétralement op­ posées : d ’un côté, on trouve une personnalité impulsive, irresponsable, méchante et vindicative, en rébellion contre l ’autorité et pleine de haine envers son entourage. La pa­ tiente, lorsqu ’elle se trouvait dans cette phase, se montrait extrêmement agressive, utilisait un langage grossier et ef­ frayait les patients en racontant des histoires horribles à propos d ’hôpitaux psychiatriques, de relations sexuelles, etc. Lorsque cette première personnalité se transformait soudain en son contraire, la patiente semblait dépendante, soumise, timide, ejfacée, affectueuse et obéissante. Très apeurée, elle se montrait amicale, en quête d ’affection, cherchant à se faire accepter et approuver par ces mêmes membres du personnel qu ’elle avait insultés ou injuriés. On ne trouvait plus trace de mots ou d ’expressions hors de pro­ pos, aucune manifestation d ’hostilité envers son entourage, ni la moindre référence à la sexualité. 22. Ischolondsky N., « The inhibitory process in the cerebrophysiological laboratory and in the clinic », Journal ofNervous and Mental Diseases, 121, 518, 1955.

Il était évident que la patiente manifestait une attitude dia­ métralement opposée dans un état d ’esprit ou dans l ’autre : quand sa narine droite était ouverte et qu ’elle était dans sa face agressive, elle était hypersensible aux odeurs du côté droit, alors que de l ’autre côté elle n 'avaitpas d ’odo­ rat. Sa narine gauche était bouchée. Pour les autres signes neurologiques, comme la dimension des pupilles, les ré­ flexes, la salivation, la transpiration, la différence était éga­ lement marquée d ’un côté du corps par rapport à l ’autre : quand la narine droite était ouverte, on observait le type de personnalité plus agressive, et sur le côté droit l ’hyposécrétion salivaire, une absence de transpiration du pied et de la main, ainsi qu une inhibition des réflexes abdominaux, alors que du côté gauche on remarquait une hypersécrétion salivaire, la transpiration trèsforte de la paume de la main et de la plante des pieds, et des réflexes abdominaux vrai­ ment très vifs. Ensuite, dès que la narine gauche s'ouvrait et que la psyché passait à la personnalité timide, passive et permissive, toutes les manifestations neurologiques chan­ geaient aussi, et la dominance s ’inversait, tandis que le sens olfactifse montrait très développé du côté gauche et quasi­ ment absent du côté droit, la narine droite étant congestion­ née et tout à fait bouchée à son tour2' Rossi explique ensuite que sa méthode préférée consiste, pour inverser les narines et la dominance hémisphé­ rique, à se coucher simplement et à s’installer confortablement sur le côté gauche ou le côté droit. Le fait d’être couché sur le côté droit, par exemple, amène une congestion de la narine droite, alors que la narine gauche se libère au bout de quelques minutes. Ceci amène à son tour une activation réflexe de l’hé­ misphère droit. Si l’on se couche sur le côté gauche, c’est l’hé­ misphère gauche qui est activé. Cependant, dans mes observations depuis plus de dix ans que je pratique ces mé­ thodes, j’aurais tendance à dire qu’on a effectivement l’impres-23 23. Id. p.244.

sion que la narine opposée du côté sur lequel on s’est couché s’ouvre, mais souvent, l’ouverture physique complète ne s’en­ suit pas pour autant. Qu’à cela ne tienne, il semble bien qu’il y ait quand même une certaine inversion de la dominance céré­ brale par cette ouverture ressentie également en continu : Ce changement de dominance nasale est associé à un chan­ gement concomitant de la dominance cérébrale, elle passe à l ’hémisphère opposé, et à un changement de l ’équilibre du système nerveux autonome dans le corps tout entier. Le cycle nasal ultradien sert non seulement d ’indicateur de la dominance cérébrale, mais pourrait aussi être utilisé pour changer à volonté des pôles d ’activité dans les centres su­ périeurs du cerveau et du système autonome. Certains cher­ cheurs font l ’hypothèse que ce lien entre le cerveau et l'esprit pourrait être la principale voie empruntée dans les pratiques yoguiques traditionnelles de régulation du souffle, pour contrôler volontairement plusieurs fonctions du sys­ tème nerveux autonome, ce qui afait la notoriété de certains maîtres orientaux. Ces phénomènes ont inspiré récemment la thèse de doctorat de Darlène Osowiec (1992). Elle est consacrée à l ’étude des associations pouvant exister entre le nasal ultradien, l'anxiété, les symptômes de stress et le processus de réalisation de soi.2'1' En résumé, quand il y a peu de stress, le cycle nasal est irrégulier, et vice versa. Rossi poursuit : Ces résultats nous rappellent les anciens textes qui asso­ ciaient un cycle nasal irrégulier, surtout lorsque la personne conservait pendant une durée extrêmement longue la domi­ nance d ’une narine ou d ’une autre, à la notion de maladie et de troubles mentaux.2425 Quand on demande au patient de se coucher d ’un côté ou de l'autre, d ’observer le changement des narines et les effets 24. Id. p.244-246. 25. Rama S., Ballentine R. et Ajaya S., Yoga andpsycotherapy : The Evolu­ tion of Consciousness, Honesdale, Himalayan International Institute ofYoga, Science and Philosophy. Pensylvania, USA, 1976.

physiologiques et mentaux qui en découlent, on obtient des résultats expérimentaux remarquables : on peut souvent transformer un mal de tête fonctionnel, dû simplement au stress ou à lafatigue, par exemple, et changer son intensité ou son emplacement en peu de temps, en faisant passer le rythme nasal d ’un côté à l ’autre. Certains patients ont rap­ porté qu 'ils parvenaient à transformer leurs douleurs, de façon idéo-dynamique, en un sentiment de chaleur agréa­ ble, de fraîcheur, ou autre, en changeant simplement de côté. Les dispositions d ’humeur, les affects négatifs et les douleurs corporelles peuvent être mis en images et consi­ dérés de manière plus positive après quelques minutes pas­ sées à jouer ainsi avec ce type de transformations sensorielles. J ’ai publié par ailleurs certaines de mes pro­ pres expériences d ’accès à des états auto-hypnotiques pro­ fonds de « somnambulisme » en passant à une dominance du cerveau droit lors de périodes de repos ultradiens.26 Les méthodes de Rossi et de l’hypnose fractionnée, ont encore bien d’autres points communs avec la pratique du yoga des latéralités. Nous y consacrerons le chapitre 11 de ce livre. On peut considérer que ce svara-yoga est une branche du Râjayoga, et vise à l’ouverture des canaux d’énergie, nâdis. Pour ce travail, la prise de conscience de l’ouverture de la narine fer­ mée est une base, une racine, on pourrait presque parler de na­ rine-racine. Celle-ci permet un déblocage à toutes sortes de niveaux non seulement corporels, mais aussi énergétiques, psy­ chologiques et spirituels. Comprendre cela en théorie et en pra­ tique représente un des fils directeurs de cet ouvrage. Nous consacrerons aussi un chapitre à la fin du livre à approfondir les bases physiologiques de la différence droite gauche, et à répondre à des questions simples mais qui sont restées longtemps énigmatiques, comme par exemple pourquoi 26. Rossi E., « Dreams and the Growth of Personality - Expanding Awareness in Psychotherapy », New York, Brunner, Mazel.

les vertébrés depuis plus de cent cinquante millions d’années et donc les êtres humains ont le cœur à gauche. Quoi qu’il en soit, ce livre est principalement consacré à la méditation, ce n’est pas un ouvrage de médecine. Dans ceux-ci, on commence régulièrement par les bases anatomiques et physiologiques avant de parler d’autre chose. Cette manière de faire est quelque peu ennuyeuse, je préfère aller plus rapidement vers le vif du sujet, et donner certaines informations supplémen­ taires plutôt vers la fin du livre, comme une sorte d’annexe in­ téressante. Elles sont cependant en rapport indirect avec l’expérience de méditation elle-même, c’est pour cela que je les ai quand même incluses dans ce livre. La Stimulation Magnétique Transcranienne

La Stimulation Magnétique Transcranienne répétitive (SMTr) est une technique qui permet de soigner des dépressions, même sévères et résistantes aux médicaments. Elle nous intéresse au premier chef car elle stimule directement ce « centre du bonheur » dans le cortex dorso-latéral préfrontal gauche. Notre hypo­ thèse de base dans ce livre est que ce centre est stimulé quand on se concentre sur le cœur subtil à droite, symétrique du cœur physique à gauche, ou sur l’oreille droite : en effet, contraire­ ment aux autres paires crâniennes, la plupart des fibres du nerf auditif croisent le plan central, et l’écoute à droite va donc sti­ muler le cortex auditif gauche. Pour être précis, le nerf auditif est plutôt appelé maintenant nerf cochléo-vestibulaire, car il contient une partie non auditive, vestibulaire qui elle est reliée à l’équilibre. Il se dirige d’abord dans le noyau cochléaire et le complexe oüvaire supérieur, d’où la plupart des fibres croisent le plan central en suivant le lemnisque latéral, arrivent dans le colliculus inférieur controlatéral (le colliculus supérieur est un relais non pas auditif mais visuel), puis dans le noyau géniculé médian de l’hypothalamus qui est situé juste au-dessus et fina­

lement dans l’aire auditive primaire qui est dans le gyrus tem­ poral supérieur, et donc de l’autre côté de l’oreille de départ. La technique de stimulation magnétique a commencé à être utilisée en 1985, bien qu’à l’époque les machines ne per­ mettaient de faire qu’une stimulation isolée, sans répétition ra­ pide. En 1995, un grand pas en avant a été accompli, quand on a eu des stimulateurs qui ont pu faire varier la fréquence, en la produisant soit lente à 1 Hz, soit rapide à 20 Hz. La fré­ quence lente inhibe le centre, la fréquence rapide le stimule. En pratique, l’appareil créateur de champ magnétique luimême a environ la taille d’une valise, et il est relié à une sorte de huit, ou parfois simplement à un cercle qu’on dispose sur le crâne du patient. La zone qui est stimulée par le champ élec­ tromagnétique est environ de trois centimètres sur trois, avec deux centimètres de profondeur, juste assez pour toucher le centre sous-jacent. L’intérêt du champ magnétique est qu’il tra­ verse facilement la paroi osseuse, alors que le courant élec­ trique se diffuse. Ceci a pour conséquence que lorsqu’on fait la narcolepsie avec l’électricité (ce qui est appelé populairement « l’électrochoc »), on doit stimuler tout un hémisphère à la fois, on ne peut être plus précis. Un aspect intéressant de cette sti­ mulation finalement peu spécifique de la narcolepsie, est que stimuler l’hémisphère gauche a un effet plus thérapeutique sur la dépression que la même action sur l’hémisphère droit. Cela nous ramène à la méditation, où, quand on se concentre sur l’oreille droite ou sur le cœur subtil à droite, on ne stimule pas spécifiquement le centre préfrontal gauche, mais on augmente l’activité générale de l’hémisphère gauche et on a globalement un effet d’amélioration de l’humeur. Dans cette technique, il faut bien comprendre que ce n’est pas le champ magnétique lui-même qui agit, mais il sert simplement de véhicule à l’énergie pour traverser la paroi os­ seuse. Une fois qu’il est en contact avec les neurones, il induit

une dépolarisation, qui elle-même induit un nouveau courant électrique, une sorte de résonance locale donc, de ce courant général, qui au niveau de la machine a servi à fabriquer le champ magnétique. Il est possible que cette dépolarisation aug­ mente la production de catécholamines au niveau local. Cette technique de stimulation magnétique en cas de dépression est maintenant approuvée officiellement aux États-Unis, au Ca­ nada et en Israël. Ce qu’il y a de beau dans cette méthode en rapport avec notre sujet portant sur l’équilibre des latéralités, c’est qu’elle est symétrique : on a le même effet en stimulant le cen­ tre préfrontal gauche, qu’en inhibant son symétrique à droite. Ceci a été démontré par Klein en 1999. Nous sommes com­ plètement dans la question de l’équilibre des latéralités, et ce de façon tout à fait scientifique. L’avantage sur les médicaments, c’est qu’il n’y a pas d’effets secondaires pour cette technique, à part une légère ten­ sion due à la contraction des muscles au niveau de la zone sti­ mulée ; celle-ci se dénoue en fait la plupart du temps tout seule, ou avec les antalgiques ordinaires. Nous avons maintenant un recul d’une vingtaine d’années et on n’a pas observé d’effets indésirables à moyen ou long terme. Ceci est très différent donc de l’électronarcose, qui entraîne une épilepsie, nécessite le plus souvent une anesthésie générale, et peut provoquer des pertes de mémoire. Considérons maintenant par exemple l’étude pilote qu’a effectuée Mark S. George en 199527 : Un certain nombre de pistes convergeaient déjà à l’époque pour s’intéresser à cette zone dorso-latérale préfrontale gauche. On a remarqué que dans les dépressions sévères, ainsi que dans celles psychotiques 27. Georg Mark S., and Post Robert, « Daily Prefrontal Répétitive Transcranial Magnetic Stimulation for Acute Treatment of Médication-Résistant », The American Journal of Psychiatry 168, p.356-364, avril 2011.

des personnes âgées, son activité était notablement diminuée. De plus, un accident vasculaire cérébral en cette zone augmen­ tait le risque de dépression. George a donc pris en charge six patients difficiles, tous résistants à des séries de médicaments antidépresseurs, et hospitalisés. Leur dépression a globalement diminué, en suivant l’échelle de Hamilton, de 24 à 17. Chez une des patientes par exemple, le traitement a donné des ré­ sultats rapides, mais ensuite, les effets se sont estompés lente­ ment ; cependant, deux séries de traitements supplémentaires ont encore eu des réponses positives, de telle sorte qu’on peut considérer que la patiente s’est sortie de la dépression. A un moment donné, elle est même passée à l’opposé dans un état hypomaniaque, mais cette inversion de l’humeur, qui peut être un sérieux effet secondaire des médicaments antidépresseurs aussi, a été désamorcée facilement en espaçant simplement les traitements et en n’en faisant qu’un tous les deux jours. On a effectué une vérification au PET scan (à émission de positrons) pendant le traitement même de stimulation, et on s’est aperçu qu’il y avait une augmentation du métabolisme de la zone avec un accroissement de la consommation de glu­ cose, et que même à distance, une série d’autres centres se ré­ veillaient. Probablement, il s’agissait de parties de circuits régulateurs de l’humeur. On a mesuré aussi l’hormone thyroï­ dienne TSH : elle avait augmenté, ce qui expliquerait un des mécanismes de l’effet antidépresseur des stimulations, puisque cette hormone est stimulante. La libération est sans doute due à une stimulation de la thyroïde par l’hormone produite au ni­ veau du cerveau par l’hypophyse, la TRH.

Rééquilibrer la gauche et la droite pour transcender les paires d’opposés

J’utilise volontairement le terme fort « transcender » pour ce travail, car il s’agit d’une pratique spirituelle, elle ouvre un che­ min pour aller du physique vers le métaphysique, du corporel vers le spirituel ; on peut dire que cette méthode représente un type de voie directe vers la transcendance. La symétrie a tou­ jours fasciné l’esprit humain : Socrate parlait du bien en tant que beauté-symétrie-vérité. Le prix Nobel de physique, Abdus Salam, décrivait lui-même le monde comme « une harmonie intérieure, une symétrie qui pénètre profondément toute chose ». Le problème, cependant, c’est que cette symétrie peut nous séduire, alors que, du point de vue scientifique strict, il s’agit d’un postulat qui doit pouvoir être remis en question. Dans une expérience de psychologie pratique, on a passé des centaines de photos de visages différents à des vo­ lontaires, en leur posant deux questions parallèles : quels étaient ceux qui leur semblaient les plus beaux, et ceux qui leur semblaient les plus intelligents. Souvent, c’était les mêmes vi­ sages qui étaient reconnus comme beaux et intelligents, et leur particularité commune était d’être plus symétriques. Dans le même ordre d’idées, on a mis côte à côte des séries de paires de photos qui était celles à chaque fois de vrais jumeaux ou ju­ melles, qui possédaient donc exactement le même patrimoine génétique. Pourtant leurs visages différaient un peu, c’est ce qu’on appelle la dissymétrie fluctuante qui est due aux diffé­ rences de conditions dans l’utérus et après la naissance, et qui explique des dissymétries minimes dans les zones qui sont en réalité génétiquement symétriques comme le visage ou les membres. C’est bien à cause de cela qu’on peut distinguer au quotidien deux vrais jumeaux, c’est-à-dire des jumeaux mono­ zygotes. Quand on reprenait les choix des volontaires à propos

de ces paires de visages, on s’apercevait que régulièrement, c’était le visage le plus symétrique qui avait été vécu comme le plus attirant. Dans l’immense majorité des cultures, la droite est le côté favorable. Dans la Bible, Benjamin, le dernier des 12 en­ fants de Jacob, est béni par son père grâce à ce nom même qui signifie « fils de ma droite ». L’Ecclésiaste dit d’ailleurs : « Le sage a son cœur à droite, l’idiot à gauche. » Pour les occiden­ taux modernes, cette phrase n’a guère de sens, si ce n’est dans une interprétation très symbolique et presque abstraite du terme « droit » comme représentant le bien et « gauche » le mal. Cependant, quand on connaît la tradition et méditation du yoga sur le cœur subtil à droite, cette citation de la Bible prend toute sa signification : en effet, il est stupide de se laisser piéger par l’anxiété du cœur qui bat à gauche, alors qu’il est sage de s’extraire de ce fond d’émotions perturbatrices basées sur des réflexes corporels. Cela se fait par une prise de conscience ré­ gulière de la manière dont le cœur physique à gauche nous donne un fond de mal-être. On décide alors de s absorber dans le cœur subtil à droite, et l’équilibre est rétabli, comme un car­ ton qui était trop déformé dans en sens et qu’on tord exagéré­ ment dans l’autre afin de le faire revenir à la verticale. En Inde, c’est un signe de respect d’offrir tout le temps quelque chose, argent ou don en nature, avec la main droite. À tel point que l’offrande qu’on donne aux brahmines ou à son gourou est ap­ pelé la dakshina, c’est-à-dire ce qui vient de la droite. Le gourou nous montre pour sa part la « voie droite » en nous donnant la diksha, l’initiation, ce dernier terme étant aussi de cette racine indoeuropéenne dek- désignant la droite, la « bonne direction ». Dans l’ensemble des langues indo-européennes, le mot pour droite est pratiquement toujours de la même racine, alors qu il y a un grand nombre de racines pour désigner la gauche. Le terme « droite » est original, on dit en linguistique « non-mar­

qué », alors que le terme de gauche est généralement marqué, c’est-à-dire qu’on le définit comme « non-droit ». L’explication à cela, c’est que probablement, le mot même de « gauche » était tabou, comme il était interdit dans le judaïsme de mentionner le mot même de Satan, de peur qu’il ne se sente appelé et qu’il ne vienne pour de bon. On en parlait donc par des périphrases ou des allusions indirectes. Il est intéressant de remarquer aussi qu’en Angleterre, dans les années 1950, des chercheurs sont allés interroger des retraités qui avaient donc appris leur anglais ou leur dialecte local de leurs parents au début du XXe siècle. Ils ont constitué un dictionnaire du résultat de leurs recherches. Ils n’avaient guère, dans leur vocabulaire, qu’un ou deux mots pour dire la droite, mais on y découvre 87 termes pour dire la gauche, qui en général ne sont pas élogieux. Nous trouverons par exemple pour « gaucher », kak-handed, qui est une expres­ sion plutôt forte, puisqu’elle signifie pour une personne « se nettoyer en allant aux toilettes » alors que la droite est utilisée pour s’alimenter. Cœur et anxiété

Le côté gauche abrite le cœur qui peut à tout moment partir dans le stress et battre la chamade - ce cœur qui de toute façon va nous lâcher traîtreusement un jour et nous entraîner dans le trou noir de la mort, et qui est une source régulière d’anxiété corporelle diffuse, même quand la plupart du temps elle est préconsciente. Il est pour nous le sujet d’une certaine inquié­ tude, il détourne notre attention, on pourrait presque dire qu’il la kidnappe. Ce phénomène a priori interne est projeté à l’ex­ térieur dans la manière dont on regarde les images : on com­ mencera régulièrement par examiner le côté gauche de l’image, et simplement ensuite le côté droit. La gauche est le domaine d’une attention prioritaire car il est connoté d’anxiété. Les psychologues ne manquent pas d’idées pour de

nouvelles études : par exemple, ils se sont postés à l’entrée d’une salle de réunion, symétrique, et ont observé si les gens allaient s’asseoir plutôt à gauche ou plutôt à droite. Ils ont donc distingué deux sous-groupes, dont ils ont étudié la personna­ lité, et ils se sont aperçus que les « tourneurs à droite » avaient tendance à externaliser les conflits, alors que les « tourneurs à gauche », avaient tendance à les inhiber, et ils étaient plus em­ mêlés dans leurs mécanismes de défense. On retrouve claire­ ment dans cette étude l’anxiété, la culpabilité, liées au fait de se laisser influencer, voire guider comme dans le cas de ces « tourneurs à gauche », par le côté du cœur.28 Shakespeare a fait dire dans Othello à Cassio qu’on soupçonnait d’être en état d’ébriété : « Ne pensez pas, Mes­ sieurs, que je sois ivre : voici ma main droite, et voici ma main gauche ! » On pourrait remarquer dans ce sens que l’inversion gauche/droite pendant la méditation que nous expliquerons et qui permet le rééquilibrage des narines, met en fait dans un état d’ivresse, d’intoxication, et temporairement efface la dif­ férence entre les deux latéralités. Cela rend capable d’aller audelà du mental habituel. Comme le disait Simone Weil : « le paradoxe est le levier de la transcendance. » À la manière de la plupart des méditations, cette mé­ thode de rééquilibrage des latéralités est basée sur la concen­ tration. Est-ce à dire que la sensation de rééquilibrage qu’elle nous procure correspond à un placebo, à une construction mentale qu’on se fabrique au fur et à mesure ? On pourrait ré­ pondre à cela par une autre question : Est-ce que cette objec­ tion ne revient pas, au fond, à dire aussi que croire que le cœur est à gauche est une hallucination ? Plus un travail psycholo­ gique est proche de la réalité des sensations dans le corps, moins 28. Mc Manus Chris Right Hand, Left Hand -T h e Origins of Asymmetry in Brains, Bodies and Cultures. Harvard University Press, 2004, p. 262.

il a de chances d’être déformé par des interprétations, voire des hallucinations, c’est une loi de base importante à bien compren­ dre. L’image qui me vient à l’esprit est celle d’une algue plutôt longue qui se balance dans le courant d’une rivière : la partie près de la racine bougera beaucoup moins que l’extrémité proche de la surface. Le côté « sensations » proche du corps sera moins sujet à des déformations et interprétations, que le côté qui est proche de « la surface » du mental et de toutes les asso­ ciations imagées que celui-ci induit constamment. Par ailleurs, on pourra reprocher à ce travail favorisant la symétrie parfaite de créer de l’ennui, en nous rendant froid et trop bien organisé comme un cristal : certes celui-ci est beau, mais il reste fixé-figé, inodore et plutôt glacial. Nous pouvons offrir deux réponses à cette objection. 1) Oui, certes, c’est volontairement qu’on induit un ennui dans le mental habituel. C’est cet ennui même qui libère la conscience de la dispersion vers les objets superficiels pour porter son attention-intérêt vers le niveau plus profond de l’être, celui de l’esprit immuable dont l’éveil permet les grandes expériences spirituelles. De même, la maman berce son bébé par un mouvement monotone, et ainsi « l’ennuie » non pas jusqu’à en mourir, mais au moins jusqu’à l’endormir, et après elle est libre pour autre chose que de gazouiller avec son petit chéri. Elle peut par exemple lire un livre intéressant, ou encore observer tranquillement son esprit pour mieux comprendre comment il fonctionne, où se consacrer à rendre service à d’au­ tres personnes qu’à son petit bébé « téteur » de temps encore plus que de lait... 2) La conscience vive de la symétrie est le but, mais régulière­ ment, on y arrive par une perception claire de la dissymétrie : les gens ordinaires ne sont conscients ni de la dissymétrie réelle dans laquelle ils sont enlisées, ni de la symétrie harmonieuse qu’ils pourraient atteindre en pratiquant. Ils souffrent de cette double ignorance, il s’agit des deux faces de la même pièce.

La cabale a eu tendance à associer le côté gauche du corps au Diable, et le côté droit à Dieu. C’est peut-être un peu simpliste et manichéen, mais cela a eu au moins le gros avantage de mettre fin discrètement à un mythe aussi tenace que pertur­ bant pour le progrès de l’humanité : celui de croire que Dieu et Diable seraient des entités extérieures à l’être humain, comme des seigneurs médiévaux qui se battraient indéfiniment dans des régions avoisinant la nôtre, et dont la mésentente retentirait sur nous presque par hasard. La résolution des conflits entre bien et mal, et entre les paires d’opposés en général est avant tout privée, voire intime. Trop personnaliser les concepts peut être une aide au départ car cela simplifie, mais le risque à long terme sera de fausser la réalité et sa complexité. Cette personnalisation a le danger de nous enliser dans un clivage psychotique, et fina­ lement dans une vision paranoïaque du monde. Celle-ci peut conférer certes, de grands avantages, par exemple politiques : agresser sans la moindre mauvaise conscience le voisin, puisque lui et son groupe sont le Diable et que nous sommes Dieu - ou encore, pour dire les mêmes choses de façon plus hypocrite, nous sommes les serviteurs de Dieu... Les lecteurs qui seraient intimidés par le fait de plonger directement dans des réflexions sur la méditation, mais par contre rassurés en continuant sur les bases scientifiques de la gauche et de la droite dans notre corps, peuvent commencer par lire les deux derniers chapitres du livre. Ils y trouveront toutes sortes d’observations et de réflexions qui développent l’aspect scientifique de ce livre. Pour les autres, nous allons maintenant commencer par des réflexions étayées d’images nombreuses qui seront beaucoup plus proches de l’expérience méditative. Bien que le rééquilibrage des latéralités soit une pra­ tique du yoga à long terme, avec un but de développement de la conscience et d’une joie intérieure stable, il peut être assez

utile déjà dans la vie courante comme une méthode pour se déstresser. J ’ai une amie médecin qui l’a appris. Elle est res­ ponsable d’une équipe de soins palliatifs et d’hospitalisation à domicile, il s’agit donc de lourdes responsabilités avec des pa­ tients par définition en mauvais état, certains au stade terminal. Pour mieux gérer la situation, elle ramène souvent son atten­ tion vers le cœur à droite, et cela lui permet de retrouver son équilibre quand la pression est trop grande. De mon côté, j’en­ seigne depuis 20 ans à toutes sortes de publics dans différents pays d’Europe lors de séminaires. Surtout depuis 10 ans, j’in­ siste sur le svara-yoga et le rééquilibrage des latéralités. Ces pra­ tiques sont en général bien reçues, malgré le fait qu’il y ait régulièrement une proportion de vrais débutants en méditation dans ces groupes. Ils comprennent quand même à leur niveau l’utilité de rééquilibrer les latéralités pour sortir d’un mal-être de base. Après, tout restera une question de pratique et d’ap­ profondissement, et d’intégration de la clarté méditative à la vie quotidienne. L’attraction automatique par les variations du cœur physique à gauche, entretient une anxiété de base, on peut donc la considérer comme un poison. Cependant, dans la tra­ dition tibétaine, on conseille de méditer pour transformer les poisons en remèdes. La prise de conscience qu’il y a un pro­ blème que nous avions négligé avec le cœur à gauche, nous amène à travailler sur le cœur subtil à droite pour le rééquili­ brage, et cela soigne une cause profonde de mal-être. C’est comme si notre énergie ne réussissait pas à monter, bien que nous ayons fait ce que nous pouvions pour en avoir. La raison en est qu’il y avait en réalité un « trou au fond du seau », c’està-dire un lieu non pris en conscience par lequel cette énergie s’échappait. Cela est une image, mais elle donne cependant une asse2 bonne idée de la ligne générale de ce travail.

On dit que l’habitude est une seconde nature, et donc le départ de cette pratique sera une concentration qui n’est pas forcément naturelle d’emblée. Nous pouvons reprendre l’image qu’on a déjà donnée : comme un carton tendu dans un sens et qu’on retord dans l’autre exagérément, pour que fina­ lement il redevienne bien droit. Après un certain temps cepen­ dant, ce qui était un effort devient beaucoup plus naturel et spontané. On cesse de « faire » l’exercice pour simplement l’observer se faire en nous, c’est ce que nous avons appelé pré­ cédemment le yogânta, la culmination du yoga.

Chapitre 2 Corps, émotions et méditation Entre Vipassana et Râjayoga À la demande de certaines personnes qui sont venues à des stages que j’ai animés lors de mes cycles de séminaires en France, je me suis décidé à mettre par écrit certaines pra­ tiques que jusqu’ici j’avais indiquées surtout oralement. Depuis vingt-cinq ans que je suis en Inde, dont de fréquents séjours dans un ermitage de l’Himalaya où d’ailleurs j’écris ces lignes, j’ai pu expérimenter de nombreuses manières de pratiquer l’in­ tériorisation : pour ceux qui veulent développer de bonnes bases en méditation, il est important d’avoir une idée très claire du rapport entre le corps, les émotions et le mental. À cette fin, des méthodes inspirées par vipassana, la claire vision inté­ rieure des bouddhistes, sont très utiles. De la même manière, le yoga peut être une grande aide pour expérimenter le corps subtil et les correspondances que celui-ci établit entre les dif­ férentes parties de l’organisme et du fonctionnement psy­ chique.

Claire vision intérieure et localisations émotionnelles

Dans le bouddhisme théravada, il y a deux grandes voies de méditation, vipassana, la claire vision intérieure, et samatta qui signifier égalité - et aussi en pratique la concentration. Il existe beaucoup de manières de pratiquer vipassana : Jack Kornfield, dans son livre Dharma vivant parle de différentes méthodes selon les maîtres qu’il a rencontrés en Thaïlande et en Birma­ nie. Cependant, il y a toujours une forte insistance sur l’obser­ vation de la respiration telle qu’elle est ainsi que des diverses sensations du corps également telles qu’elles sont. Une façon logique de procéder, expliquée par exemple par S.N. Goenka et une lignée birmane à laquelle il se rattache, est tout simple­ ment de balayer le corps partie par partie et d’y observer les sensations. On ne laisse pas l’attention être renvoyée comme une balle d’une partie du corps à l’autre et se dissiper comme cela se passe dans le fonctionnement mental habituel de re­ laxation sans contrôle ni conscience. En effet, ce sont ces en­ chaînements de sensations qui forment la base des réactions émotionnelles, qui elles-mêmes correspondent en fait à de vé­ ritables chaînes entravant la liberté de l’individu. Si on les maî­ trise dès le départ, le serpent des émotions perturbatrices qui se dressent est comme coupé en morceaux, il ne peut plus nuire, le nâga, cobra, peut certes continuer de siffler mais il ne mord plus. Supposons par exemple qu’on observe la plante du pied gauche et qu’une sensation de crispation remonte, asso­ ciée à un souvenir de colère. L’enchaînement habituel serait une propagation inconsciente de cette tension d’abord au pied droit, puis aux mains se refermant comme pour donner un coup de poing, puis aux mâchoires et à la nuque, tout cela sans s’en apercevoir car on a le mental projeté vers la cause exté­ rieure supposée de la colère. Par contre, si on observe la ten­ sion de la plante du pied gauche de façon objective, si on tient le coup et l’on ne fuit pas automatiquement cette sensation

quelque peut désagréable comme on le fait d’habitude, elle aura tendance, après être née, à augmenter, atteindre un sommet, diminuer puis se dissoudre. Après cette dissolution reste une sensation harmonieuse, unifiée de la zone : quand on s’habitue à percevoir cela derrière toutes les sensations de toutes les par­ ties du corps, on est proche de la conscience de nirvana, ou de cette toile de fond du Soi qui « éclaire de sa propre lumière » (svaprakâsha dans le védânta ). Du point de vue pratique, il suffit d’attendre face à une partie du corps pour qu’à un moment ou à un autre, la sensa­ tion finisse par s’y éveiller. C’est une attitude d’observation pure qui est de meilleure qualité quand le corps est très relaxé, comme un peu endormi, tel un chat qui fait semblant de som­ meiller en face du trou de la souris, pour l’attraper dès qu’elle tente une sortie. Cette attitude pourrait être comparée égale­ ment à celle de l’esquimau qui fait un trou dans la banquise et attend que le poisson vienne pour l’attraper. Cependant, il n’est pas interdit d’utiliser certains moyens pour éveiller la sensation d’une partie du corps, cela peut rendre la méthode moins sèche pour les débutants qui rencontrent souvent comme principal obstacle le fait de ne rien sentir. On peut par exemple imaginer que le souffle rentre et sort par la peau comme à travers un mouchoir très fin, que ce même souffle ravive une braise presque éteinte, que du feu sort de la partie qu’on observe, ou bien encore qu’on la masse, ou que quelqu’un la masse. On peut ainsi s’offrir une réelle autothérapie de do-in ou d’acupressure rien que par la conscience. Comprenons la loi de base : les premières zones à être ressenties sont celles reliées au stress car elle sont tendues de façon chronique et donc sen­ sibles, voir un peu douloureuses. Se concentrer sur les zones voisines non ressenties a priori permet un effet antistress, un rééquilibrage en profondeur.

Cette pratique est un entraînement direct à l’équanimité. Pour vérifier celle-ci, il est bon de se souvenir du visage et de la respiration. En effet, dès qu’une vraie sensation appa­ raît dans une partie du corps - cela n’est pas forcément immé­ diat - il y a une réaction déjà au niveau du visage, si subtile soit-elle. C’est comme si celui-ci disait par son expression après une évaluation très rapide : «J’aime » ou « je n’aime pas » ou encore « je suis indifférent ». Ce début de réaction émotion­ nelle se marque dans des localisations précises sur la face ; il y a en fait un lien direct entre celles-ci et les différentes parties du corps. Par exemple, le bassin correspond au menton et la bouche, la poitrine plutôt à l’étage du nez, le haut du sternum plutôt au front. Pour prendre un exemple supplémentaire, les genoux qui sont des protubérances osseuses à l’extérieur quand on est assis jambes croisées éveilleront par correspondance assez facilement la sensation des pommettes, car elles sont elles même des protubérances osseuses à l’extérieur, même si elles ont une taille bien différente. Pour chaque partie du tronc et des membres, il y a ainsi des lieux de projection préférentielle. Quand on a en quelque sorte un œil dirigé vers la partie du corps qu’on observe, et l’autre vers le visage, on peut les repé­ rer, les relaxer et tendre ainsi vers une équanimité parfaite. C’est comme si la remontée d’une vraie sensation dans une partie donnée du corps « éclaboussait » la vitre du visage. Le méditant expérimenté sera alors un bon laveur de vitre aussi profession­ nel que consciencieux ; il « nettoiera » à chaque fois avec son grand balais la vitre qui vient d’être éclaboussée, c’est-à-dire en clair qu’il effacera de son visage les tensions réactionnelles. On peut en dire de même à propos de la respiration, qui doit redevenir lisse comme un courant d’huile quelles que soient pour elle les réactions réflexes perturbatrices que peuvent pro­ voquer les perceptions d’une vraie sensation dans une partie donnée du corps.

Une autre variante de vipassana permet d’affiner l’ana­ lyse des émotions opposées. J ’aime bien l’enseigner en stage car je trouve que cela aide concrètement les débutants à mieux comprendre et maîtriser leurs émotions, ce qui est une de­ mande fréquente, non dépourvue d’urgence et bien compré­ hensible de leur part. On sait que les muscles fonctionnent dans chaque partie du corps de façon agoniste et antagoniste : c’est parce que le triceps se détend que le biceps en se contrac­ tant peut faire plier le bras. Sinon il y aurait tétanisation sans mouvement. De même, les sensations fonctionnent par pôles agoniste et antagoniste. Pour reprendre l’exemple de la contraction du pied gauche liée à la colère, si l’on se concentre sur la zone des antagonistes, c’est-à-dire le dos du pied et la sensation qu’elle provoque, on pourra percevoir que ce dos du pied est relié à un sentiment de détente, de paix et de pardon. 11 en va de même pour toutes les parties du corps, et l’on peut considérablement affiner de cette façon l’analyse émotionnelle grâce à une perception directe des sensations. Il faut compren­ dre que statistiquement, les sous-zones du corps correspon­ dant aux émotions perturbatrices, peur-colère-désir, sont les premières à se manifester sous forme de sensation, quand on décide d’observer une partie du corps donnée. Ce n’est que dans une seconde phase que sont ressenties les sous-zones complémentaires, correspondant aux émotions « restaura­ trices » d’apaisement, etc. Si par exemple une émotion perturbatrice est particu­ lièrement répétitive, on peut choisir de bien se la remémorer, d’abord dans tout le corps, et ensuite d’analyser chacune des parties. On s’apercevra que dans la plupart de ces parties, les émotions perturbatrices ne stimulent qu’une zone, aux dépens de la zone complémentaire qui reste insensible, comme aveu­ gle. Quand on détend la zone stimulée et qu’on fait glisser la sensation vers la zone aveugle, on s’aperçoit que les associa­ tions émotionnelles correspondront à l’émotion contraire. On

croit qu’une vague émotionnelle nous submerge complète­ ment, mais c’est une erreur, elle ne touche que certaines parties du corps, et si l’on pousse l’analyse plus loin, dans ces parues, elle ne touche que certaines sous-parties. L’idée derrière tout cela est de faire un diagnostic physico-émotionnel très précis dans chaque partie du corps, pour que la « thérapeutique » dans ces parties soit également très précise. Certes, une pensée po­ sitive globale garde sa valeur, il est toujours bon de se dire « je ne me mettrai plus en colère, à partir de maintenant je resterai paisible », mais cela n’a pas toujours l’efficacité recherchée. On est alors comme un chirurgien qui voudrait faire l’exérèse d’une tumeur sans savoir exactement où elle est. Faisons également remarquer que peut-être 80% des localisations cor­ porelles des émotions perturbatrices sont communes et cor­ respondent aux endroits tendus par le stress. Ceux qui débutent dans ces pratiques soulèvent parfois des objections car ils craignent d’augmenter les émotions né­ gatives en allant en chercher les racines. Il faut comprendre qu’il s’agit dans un premier temps de préciser la localisation des émotions perturbatrices. Dans un deuxième temps, il s’agit de compenser ce travail par le glissement vers les sous-zones complémentaires ; à ce niveau-là, c’est à chacun de doser son temps de travail, entre l’observation des émotions négatives pour repérer leurs localisations précises - le diagnostic en quelque sorte - et la concentration sur les sous-zones corres­ pondant à des émotions positives complémentaires, la théra­ peutique en d’autres termes. Le point de vue traditionnel, pour ceux qui pratiquent beaucoup, c’est de tout simplement atten­ dre que les émotions négatives remontent à la surface de la conscience pour les contempler, ce qu’elles ne manquent pas de faire quand on travaille avec suffisamment d’intensité. Les pratiques systématiques sont utiles pour les débutants car elles aident à comprendre un fonctionnement de base du complexe émotion-sensation, mais après, on laisse naturellement plus de

place soit pour la spontanéité pure, soit pour des méthodes qui se révèlent à nous spontanément et qu’on pratique systé­ matiquement pendant quelque temps. Notre être émotionnel fonctionne habituellement comme une partie de billard. Une sensation nouvelle, provo­ quée par un événement extérieur ou la remontée d’un souvenir, stimule une partie du corps. Ceci créé un déséquilibre qui se répercute ailleurs comme une boule de billard sur le tapis vert. Elle va cogner au hasard d’autres boules, lesquelles vont en co­ gner elles-mêmes encore de nombreuses autres : le corps est ainsi pris dans ces sensations comme par un filet, c’est ce qu’on appelle l’émotion. L’art du méditant, c’est de savoir ne pas même commencer la partie : ceci n’est pas un refoulement, puisqu’on balaie quand même chaque partie du corps. Au contraire, on porte son attention sur des zones « aveugles », pratiquement jamais ressenties du corps qui correspondent à des zones refoulées de l’inconscient qui pourront alors se ma­ nifester. On pourrait comparer ce processus au fait d’éclairer une cave obscure avec une lampe de poche : là où se projette le faisceau, on y voit clairement alors que ce n’est pas le cas dans le reste de la cave qui demeure dans l’obscurité. Si l’on a du mal au début à sentir les polarités sensitives reliées aux émotions opposées, on peut penser au geste ins­ tinctif causé par une émotion dans une partie donnée du corps. Prenons par exemple l’épaule : dans la peur, elle est relevée et va un peu vers le dedans, dans le courage, on se redresse et on bombe le torse, les épaules vont donc plutôt vers l’arrière et vers l’extérieur. Dans l’affection, on fait le mouvement d’em­ brasser, les épaules iront donc plutôt vers l’intérieur et un peu vers le bas ; par contre, dans la colère et l’indignation, elles par­ tiront vers l’arrière, l’extérieur et le haut. A chacun de ces mou­ vements opposés reliés à des émotions complémentaires correspondent aussi des sensations dans des localisations op­

posées au niveau de la peau qui recouvre les muscles stimulés. De même qu’il y a des muscles agonistes et antagonistes fonc­ tionnant en alternance, de même il y a des zones de peau ago­ nistes et antagonistes étant ressenties en alternance aussi. À chaque fois qu’une vraie sensation remonte dans une partie du corps, il y a un effet de surprise, même si elle est très brève. Cela crée une petite distorsion, une irrégularité, une sorte d’encoche sur une respiration qu’on voudrait lisse par ailleurs, un hiatus du rythme respiratoire qui, idéalement, de­ vrait être tranquille et constant. C’est pour cela que l’observa­ tion des sensations est associée traditionnellement à un entraînement de l’attention centré sur le va-et-vient respira­ toire, anapanasati. En revenant sans cesse à une respiration complètement naturelle, on se libère de l’effet des sensations quelles qu’elles soient sur le mental. On a ainsi un espoir d’at­ teindre une véritable sérénité. Nous retrouvons ici une analogie avec un nom même du Bouddha, le Tathâgaîa, celui, qui est venu, âgata, tel quel, tathâ ou dans une seconde interprétation, celui qui est allé, gata, tel quel, tathâ. Quand le souffle est ob­ servé sans interférence, il va et vient « tel quel ». C’est donc ce souffle même qui mérite le nom de tathâgata, et sa perception est inséparable de la conscience de bouddha. En plus, ce souf­ fle « tend à la perfection » du naturel, c’est le sens même de siddhârtha, et il est pleinement conscient, bouddha. Il mérite ainsi également ces deux autres noms de Gautama. L’attention doit être posée sur les vagues du souffle de façon aussi légère qu’un bateau en papier qui est emporté par le courant d’un ruisseau. Et en même temps, cette même at­ tention peut produire autant d’énergie qu’une usine marémo­ trice qui extrait une quantité de puissance électrique du simple mouvement naturel du flux et du reflux. En empêchant que les émotions se propagent à une autre partie du corps, on arrive à se libérer et éliminer toutes sortes de liens, de chaînes intérieurs qui parasitent l’organisme,

et qui risquent parfois de devenir pathologiques. Les « chaînes » empêchent entre autres de maintenir une bonne posture de méditation malgré les efforts répétés. Il y a cependant des liens, auquel nous reviendrons dans la deuxième partie, qui servent à renforcer cette bonne posture et qu’il convient donc d’en­ courager. Dans la méthode de vipassana de base, on remplace des chaînes de blocages par des ouvertures en chaîne, il y a donc un processus de libération par des dissociations en série. Cela n’est pas si différent de la pratique du yoga dans une dé­ finition qu’en donne la Bhagavad-Gîtâ en jouant sur le mot même yoga :yoga dukha-samyoga viyoga : « le yoga, c’est la dis­ sociation de l’association à la douleur. » Par ailleurs, si l’on ba­ laie le corps de façon ascendante, on obtient un effet plutôt dynamisant, si on le fait de façon descendante, c’est un effet plutôt calmant. Ceci est surtout valable quand le rythme de ba­ layage est assez rapide, s’il est lent par contre, en faisant un tra­ vail détaillé dans chaque partie, cette opposition de sens est moins ressentie. Chaque zone du corps est associée à une partie don­ née de notre inconscient ; aller en profondeur dans les sen­ sations d’une zone revient à y faire une sorte de forage vertical, au travers de couches de plus en plus profondes afin de faire remonter les sédiments enfouis dans la mémoire. C’est comme si l’on descendait en bathyscaphe à la verticale dans notre océan intérieur : on verra des poissons divers et variés, parfois inconnus, qui se présentent en face de notre hublot. De cette façon, on aura la capacité d’interpréter par nous-mêmes le sens de certains symptômes ou maladies dont éventuellement nous souffrons dans une partie donnée du corps. Michel Odoul, auteur du livre bien connu Dis-moi où tu as mal (éd. A. Michel), reconnaît que c’est le sujet lui-même qui de toute façon est le mieux à même pour interpréter la signification profonde de la localisation corporelle de ses

symptômes, de même que c’est le rêveur lui-même qui est le meilleur interprète de ses propres songes, selon les particula­ rités de son inconscient personnel. Il existe un tissu de liens dans le corps : un des noms de celui-ci en sanskrit est tanu, de la racine de tan- qui a le même sens de base qu’en français tendre. Comme sens déri­ vés, on trouve les significations de tisser, créer, se manifester, tanu pouvant aussi signifier manifestation. Ces deux manifes­ tations fondamentales que sont le corps et le monde sont for­ mées d’un tissu. De tous les fils, les liens qui constituent la texture du corps par exemple, certains représentent une aide, d’autres un parasitage à une bonne observation du mental. En bref, on pourrait dire que les associations de sensations qui entraînent une perturbation de la posture juste de médi­ tation forment les parasitages, et que les liens qui améliorent cette posture constituent des aides. Par exemple, en position du lotus, si les genoux sont fermement poussés dans le sol, cela crée un réflexe de redressement de toute la colonne, c’est ce que nous pourrions appeler « un bon lien ». E.L. Rossi est un des psychothérapeutes américains les plus connus, ainsi que disciple et successeur de Milton Erickson. Il explique clairement, dans son livre Psychobiologie de la guérison 29que les troubles et maladies psychosomatiques pro­ viennent d’un excès de compartimentation, de fragmentation à l’intérieur du corps, et entre celui-ci et les fonctions mentales supérieures (émotions, imagination, etc.). En donnant à chaque partie du corps un temps d’écoute, on remédie directement à cette fragmentation. On peut voir chez les tibétains une allusion à ces liens multiples dont nous parlions au niveau du corps subtil quand ils parlent de « corps de diamant » : en effet, ce qui fait la beauté d’un diamant, ce sont tous ces éclats, ces réflexions secondaires 29. Rossi E.L.,

Psychobiologie de la guérison, éd.Epi, 1993.

entre ses facettes ciselées. Dans la cabbale, on parle plutôt de miroirs qui font que les différentes parties du corps subtil se reflètent entre elles: il s’agit au fond de la même idée. Dans la méthode d’analyse émotionnelle du corps par­ tie par partie, on commence à chaque fois par vipassana, qui est en quelque sorte le diagnostic pour aller jusqu’à samatta, lié à la thérapeutique. En effet, en amenant le soleil d’une conscience intense dans les sous-zones opposées à celles sti­ mulées par une émotion perturbatrice, on favorise l’émotion contraire positive qu’on pourrait appeler « restauratrice ». On peut même choisir de se concentrer directement sur les émo­ tions positives, en se focalisant sur chaque sous-partie du corps qui lui correspond exactement ; à ce moment-là, les zones cor­ respondant aux émotions perturbatrices complémentaires se­ ront illuminées comme l’obscurité par le soleil, et leurs tensions se dissiperont comme la brume dans l’éclat de l’aurore. Zones primaires et secondaires

On peut régulièrement distinguer deux phases dans la prise de conscience d’une zone du corps, une fois qu’on a dépassé le conditionnement qui amène à relaxer une zone dès qu’on y pense, et qu’on observe la remontée véritablement spontanée des sensations. Dans la première phase, ce sont en général des zones reliées à des émotions perturbatrices ou de stress qui se­ ront stimulées, et c’est simplement dans la seconde phase que ce qu’on pourrait appeler les zones secondaires sont perçues grâce à un effort dirigé de conscience vers elles. Elles corres­ pondent aux émotions pacificatrices. Cette loi générale est compréhensible, car les émotions perturbatrices comme la co­ lère et la peur ont un rôle de protection du corps, elles sont liées directement à l’instinct de conservation et il est donc nor­ mal que ce soit elles qui surviennent en premier de façon quasi réflexe. Le travail de pacification, de mise à distance de ses

émotions primaires vient dans un second temps, d’où cette dis­ tinction entre zones primaires et secondaires. Quand on fait ce genre de travail, il faut être attentif à la précision dans les prises de conscience des zones secon­ daires. En effet, si sans y faire attention on couvre dans la même prise de conscience la zone primaire et secondaire, on ne créera pas cette différence de potentiel qui fait glisser les sensations d’une zone à l’autre, et l’effet de rééquilibrage émo­ tionnel sera émoussé, voire perdu. C’est probablement pour cela que beaucoup de tentatives non systématiques d’intério­ risation ne sont pas efficaces. Concrètement, ces zones secon­ daires correspondent à quelques centimètres carrés, on peut même leur trouver un centre ou un point principal et imaginer qu’il est piqué par une aiguille d’acupuncture, ce qui fait réagir toute la petite zone autour. On peut aussi imaginer nos deux pouces de lumière qui se touchent juste sur ce point. La concentration sélective sur une zone secondaire représente une écriture claire, permettant de rédiger une lettre à l’inconscient corporel qui ait un sens. Si la concentration est trop large et diffuse, c’est comme écrire un texte avec plein de pâtés, le mes­ sage deviendra incompréhensible. On pourrait comparer aussi cela au fait de vouloir écrire sur un clavier d’ordinateur ou d’en­ voyer des ordres à la machine en appuyant malencontreuse­ ment sur plusieurs touches à la fois : le message ne passera pas. C’est ce que font en général les gens qui n’ont guère l’habitude de la méditation en général, et en particulier guère conscience de leur corps pendant la méditation ou la prière. Quand la pra­ tique selon la voie de la dévotion ou de la connaissance, selon la bhakti ou le védânta se développe, la conscience du corps s’affine aussi d’une façon ou d’une autre, même si ce fait n’est pas mis en avant ou explicité officiellement dans la méthode suivie à long terme.

Méditation selon le Yoga et équilibre des latéralités dans le corps

La méthode générale de méditation du Râjayoga consiste à faire converger les sensations du corps vécu dans le canal cen­ tral, un peu en avant de la colonne vertébrale, et de les faire monter jusqu’au troisième œil, voire jusqu’au sommet de la tête quand la conscience du corps n’est plus ni à droite ni à gauche, mais au centre : c’est à ce moment-là que l’énergie vi­ tale fondamentale peut monter. De même, c’est quand le ba­ lancier du funambule est bien équilibré que celui-ci peut progresser sur la corde. Il y a déjà un déséquilibre du corps du à l’anatomie, cœur à gauche et foie à droite par exemple, celui-ci est renforcé par la différence de sensations entre l’hémicorps du côté de la narine fermée et celui du côté de la narine ouverte, le premier étant plus fermé, rigide, recroquevillé, dense, un peu comme chiffonné, humide, avec plus de mucus dans la narine et de transpiration dans le demi-corps, le second étant plus lâche, souple, ouvert léger et sec. Toutes les deux heures environ, le côté de l’ouverture change. En observant précisément, on re­ marquera par exemple que les paupières du côté de la narine fermée sont obturées d’une façon plus forte, plus tassées l’une sur l’autre que du côté de la narine ouverte, où le contact est plus léger. Il en va de même pour les espaces intervertébraux, qui sont plus pincés du côté de la narine fermée à cause de la contraction des muscles paravertébraux, ce qui entraîne une déviation de la colonne du côté de cette narine fermée et une rotation de la tête dans le même sens. J ’ai développé tout cela en détail dans mon livre Le ma­ riage intérieur et si j’en reparle ici, c’est pour introduire une autre variante du balayage du corps partie par partie : on cherche à se focaliser successivement sur les parties bilatérales et symétriques, par exemple pied gauche et pied droit, on ob­

serve d’abord la différence de sensations qu’il y a entre les deux, qui dépend elle-même de quelle narine est ouverte par rapport à l’autre qui est fermée. Ensuite, on croise simplement les sensations, on essaie de sentir le pied droit exactement comme le pied gauche et vice-versa, puis on continue ainsi avec les jambes, les moitiés droite et gauche du dos, de l’abdo­ men, de la poitrine, les bras, etc. jusqu’au visage et au sommet de la tête. Quand on réussit à ressentir deux parties bilatérales de façon complètement symétrique, comme si elles n’étaient plus qu’une, comme si elles se superposaient complètement, alors l’énergie de conscience s’engage spontanément dans l’axe central. On peut renforcer ce ressenti si on visualise au préa­ lable ces parties symétriques comme superposées sur l’axe cen­ tral, au niveau du front par exemple, ou encore du cœur. On expérimente alors ce que les bouddhistes appellent samatta et les yoguis samatvam, l’égalité, l’équanimité. On peut remarquer d’ailleurs que lorsque notre état émotionnel est tendu, qu’on « va de travers », on sent une des latéralités plus tendue par rapport à l’autre. En équilibrant complètement les deux côtés, on « revient dans le droit chemin », celui du milieu. N ’y a-t-il pas un proverbe latin qui dit In medio stat virtus : « dans le mi­ lieu il y a la force » ? Une manière complémentaire de travailler, c’est de « prendre l’énergie » dans une partie de l’hémicorps du côté de la narine fermée, et de la « mettre » dans la partie symé­ trique. C’est comme si on puisait des seaux d’eau dans un bas­ sin trop plein pour en remplir un autre qui serait plutôt vide. Une autre manière encore de faire est de vérifier constamment l’équilibre de la colonne vertébrale qui a tendance à dévier du côté de la narine fermée, et l’orientation de la tête elle-même qui tend à se tourner aussi de ce côté. Cet effet s’ajoute ou contredit une légère déviation venant de la dissymétrie des jambes dans les positions jambes croisées. Corriger ces petites déviations qui semblent mineures peut être une pratique de

méditation en soi, quand on a bien sûr une idée suffisamment claire du fondement de ces pratiques. Les anciens Chinois parlent de l’inversion des polarités au moment de la naissance, quand on passe du « ciel antérieur » au « ciel postérieur », c’est-à-dire de la vie in utero à la vie sur terre : dans ce cas, après la naissance, et contrairement à ce qu’on dit en Occident, le côté masculin correspond à la gauche et le féminin à la droite. Inverser les sensations de gauche et de droite dans chaque partie du corps en vue d’un rééquilibre fait donc passer symboliquement au travers du mur de la nais­ sance pour revenir au « ciel antérieur ». Dans la cabbale, on parle aussi de « l’inversion des lumières », il serait intéressant d’interroger l’avis des experts de cette science ésotérique sur le rapport avec les méditations dont nous parlons ici. Quand on rassemble les sensations latérales dans l’axe central, on ne distingue plus entre gauche et droite, littérale­ ment on ne sait plus « sur quel pied danser », donc on est im­ mobile, et c’est bien là le but de l’opération. Une façon traditionnelle de faire converger les sensa­ tions qui viennent de la gauche et de la droite du corps, c’est de se concentrer sur le troisième œil au milieu du front grâce à une convergence oculaire. C’est comme si l’on intensifiait de façon subtile les effets entre les deux hémisphères du cerveau du corps calleux et des fibres qui relient les lobes frontaux. On sait que dans la lobotomie, ceux-ci sont séparés chirurgicale­ ment chez des patients gravement épileptiques pour les soula­ ger de leurs crises; mais cela a l’inconvénient de les rendre pareils à des zombies, n’ayant plus de volonté personnelle et étant soumis complètement aux décisions des autres. Il semble donc que la communication et différenciation régulière entre les hémisphères droit et gauche soient importantes pour faire une distinction claire entre moi et les autres. En état de médi­ tation profonde, on recherche une atténuation de cette distinc­ tion. Pour en revenir à notre sujet, en se concentrant sur cette

sorte de globe, de sphère qu’est le troisième œil, on crée au contraire une masse insécable, ce qui est le sens étymologique de atome ; à l’inverse d’une lobotomie, on effectue ce qu’on pourrait appeler une lob-atomie, une réunion inséparable des lobes, et cela renforce notre capacité à effectuer des choix per­ sonnels indépendamment de ce que pense la masse ou l’en­ tourage. Ceux qui sont instables émotionnellement ne doivent pas pratiquer la concentration sur l’axe central et la montée de l’énergie dans celui-ci, ils ne pourraient pas supporter l’intensité qui en provient. De plus, ceux qui veulent pratiquer intensive­ ment, même s’ils sont équilibrés au départ, doivent de préfé­ rence le faire en solitude, à l’occasion de retraites. Ce sera alors bien plus facile pour eux de gérer l’énergie qui s’éveille. Durant les tournées de séminaires et de retraites que j’ai tenus en France, plusieurs personnes sont venues me voir pour ce qu’elles croyaient être des « montées de koundalinî ». Aucune n’était authentique à mon sens. Des sujets qui ont des problèmes psychologiques ont tout à fait le droit d’essayer de les vivre et de les résoudre avec l’aide d’un éclairage spirituel, mais cela ne suffit pas à faire de toutes leurs expériences intérieures difficiles des « éveils de koundalinî » anormaux et perturbateurs. Tradi­ tionnellement, ceux-ci se produisent quand on observe une chasteté complète, ce qui n’est guère facile ni fréquent dans le milieu occidental actuel, il faut le reconnaître honnêtement. Souvent dans les cas que j’ai vus, il s’agissait de crises hystériques —ces personnes présentaient un terrain propice à cela — d’autre fois d’états-limites, donc entre hystérie et psy­ chose. L’hystérie est aussi une montée d’énergie, mais qui se passe plutôt à l’avant du corps, de l’utérus jusqu’au visage, d’où le nom que lui ont donné les Grecs. Les signes de base sont restés les mêmes au cours de l’histoire, mais les hystériques sont toujours avides de se déguiser derrière de nouveaux trou­ bles, un peu mystérieux, dont on ne sait pas très bien s’ils sont

pathologiques ou non : à l’époque de Charcot et de Freud, c’était les convulsions, car on ne faisait pas bien la différence entre épilepsie d’origine physique et hystérie d’origine psy­ chique. Ensuite cela a été la neurasthénie, puis il y a eu dans les années 90 toute le phénomène de la spasmophilie, où l’on ne savait pas très bien s’il s’agissait d’un trouble organique du calcium ou fonctionnel de type hystérique. En notre début de troisième millénaire, avec la mondialisation, c’est l’éveil acci­ dentel de la koundalinî qui est à la mode. Quand les psycho­ thérapeutes et le grand public connaîtront mieux ces sujets, (par exemple grâce à des livres comme celui de Marc-Alain Descamps, L'éveil de la Kundalini30), les hystériques n’en conti­ nueront pas moins de faire leurs crises mais ils trouveront d’au­ tres façons de les déguiser sous des étiquettes de troubles « honorables ». Dans les états-limites et les psychoses débu­ tantes, il peut y avoir une montée des sensations vers la tête avec une impression de se vider par le haut du corps, bien que ce ne soit pas une localisation exclusive pour ce type de déper­ dition d’énergie. Cela peut se passer aussi à l’endroit où il y a une injection, aussi étrange que ça puisse paraître... Il est inté­ ressant de voir que traditionnellement, il y a une sorte de pré­ vention de ce processus quand on demande au méditant de visualiser une forte présence lumineuse au sommet de la tête : il peut se représenter par exemple, assis en lotus à cet endroitlà, son guru, sa divinité d’élection, ou bien Shiva ou Shakti. Les Tibétains préviennent aussi que les méditations de transfert de conscience, le phwa, qui concentrent l’énergie sur le sommet de la tête, peuvent entraîner un vide d’énergie chronique, et même la mort. Je pense qu’en termes modernes, on parlerait d’entrée dans la psychose. Il y a deux qualités fondamentales pour les pratiquants spirituels, le discernement, viveka, et le dé­ tachement, vairagya. Leur absence ou leur faiblesse peut tout 30. Descamps Marc-Alain, L'éveil de la Kundalini, Éditions Alphée, Monaco, 2007.

à fait leur créer des problèmes, même s’ils ne relèvent pas di­ rectement des pathologies dont nous venons de parler. Nous avons vu qu’un terme pour « corps » en sanskrit était tanu. Ce mot est très proche de dhanu qui signifie « arc », et les auteurs classiques de l’Inde ne se sont pas privés de rap­ procher les deux notions. Le corps est un arc qui, s’il est conve­ nablement tendu dans la bonne direction, permet d’envoyer la flèche de l’énergie dans la cible du Soi, le trait de Shaktî dans le cœur de Shiva. Pour cela, il faut savoir rassembler les sensa­ tions dans le « plan de la flèche », c’est-à-dire le plan sagittal, antéro-postérieur, qui inclut l’axe central, la série des chakras, le troisième œil et d’autres points encore au-delà, au-dessus et en avant, sur lesquels on peut se concentrer. Prenons une image : lorsqu’on s’assoit en méditation après le sommeil de la nuit, on peut aller « dire bonjour » à cha­ cune des parties de son corps, et prendre le temps d’écouter ce qu’elles veulent nous communiquer. Une partie donnée du corps est comme un employé dans une petite entreprise, dont nous serions le patron. Si celui-ci en arrivant au travail se pré­ cipite dans son bureau et n’appelle ses ouvriers que pour leur faire des remontrances, il ne sera pas très aimé. Par contre, s’il prend le temps d’aller leur serrer la main et d’écouter même brièvement ce qu’ils ont à lui dire, il verra sa popularité aug­ menter. Mieux vaut être vis-à-vis de notre corps comme un patron aimé plutôt que détesté. Il s’agit au fond d’être « bien élevé » avec soi-même. Cette expression a en fait un sens yoguique profond : la conscience supérieure qui observe les par­ ties du corps est associée au troisième œil, situé donc dans une position qui est « bien élevée » par rapport au reste du corps... Quand on relie les diverses parties de l’organisme à la conscience du troisième œil, on les rattache à l’Ami divin, celui qu’on appelle en sanskrit bandhu, l’ami, de la racine -bandh qui signifie « lien ». De cette manière, on fabrique jour après jour le tissu d’un corps subtil divinisé, et même si le travail semble

à chaque fois se défaire automatiquement, et qu’il faut le re­ commencer régulièrement, l’époux divin finira bien par revenir nous rencontrer, de même qu’Ulysse est retourné à Ithaque re­ trouver son épouse Pénélope qui ne cessait de tisser. C’est comme si le tissu, la tenture du corps était suspendue au bâton de la rectitude juste. En devenant clairement conscient des liens qu’il y a à l’intérieur de notre corps, et en distinguant entre ceux qui nous aident en nous reliant au divin et en facilitant une bonne pos­ ture, et ceux qui nous nuisent en nous prenant dans les filets d’une activité mentale inférieure et en induisant une posture incorrecte, on devient « maître des liens », pahsu-pati en sans­ krit, terme qui signifie littéralement maître, pati, de ceux qui sont liés, pashu, c’est-à-dire les animaux. Cela évoque la conscience individuelle, qui est elle-même servante de Shiva. Un des noms connus de celui-ci, sous lequel il est honoré par exemple dans le temple principal de Katmandou, est Pashupatinath, le Seigneur de Pashupati, c’est-à-dire de la conscience individuelle. Au contraire, dans l’activité mentale ordinaire comme dans le rêve, nous ne nous ne préoccupons pas de centration, notre regard intérieur va simplement de gauche et de droite en courant après les objets mentaux qui attirent notre attention ; dans le rêve, ces mouvements mentaux s’accompagnent même physiquement de mouvements oculaires rapides, à tel point qu’on a nommé la phase du sommeil avec rêves « phase à mou­ vements oculaires rapides ». Certes, cette notion de Jouvet et Kleinman a depuis été analysée plus finement, et on a montré que certains rêves pouvaient survenir même en dehors de cette phase, par bouffées de quelques dizaines de secondes ou mi­ nutes, même si la représentation qu’on en a dans le temps ap­ paraît parfois beaucoup plus longue. Notre esprit est comme un balancier d’horloge qui oscille indéfiniment entre gauche et droite ; cependant, s’il peut se stabiliser au centre, le temps s’ar­

rête, et la bulle de l’énergie réprimée peut monter librement pour se dissoudre dans le Soi, le Son du silence, le Divin, l’in­ temporel. Les isomorphies, ou les différentes facettes de ce diamant qu’est le corps conscient

Nous avons déjà évoqué le fait que certaines parties du corps se correspondaient préférentiellement dans l’expérience de mé­ ditation. Ce fait est dû en général à une analogie de forme ou de position, souvent des deux, ce qui a pour résultat que quelque part dans le cerveau, ces deux structures sont traitées en même temps. Nous appelons ce genre de correspondances vécues entre les parties du corps isomorphies. C’est une notion qui n’est pas sans rapport avec les homologies du Dr Francis Lefébure (cf. une de ses œuvres maîtresses Les homologies). On peut y voir aussi une résonance morphique interne, pour re­ prendre la notion de Rupert Sheldrake. Ces correspondances, ces résonances en réseau à l’intérieur du corps - on pourrait parler de « résomorphies » - constituent la base physique et subtile de l’émergence des émotions. Nous avons déjà men­ tionné que ces réseaux peuvent soit aider soit gêner la pratique selon qu’ils contribuent au non à une posture juste. Pour être concret, prenons l’exemple du nez : on peut dire qu’il corres­ pond au tronc et à ce moment-là, le septum nasal évoquera le périnée, les ailes des narines les hanches et les flancs, l’arête du nez la colonne vertébrale (il y a inversion entre l’avant et l’ar­ rière, mais cela ne gêne par le processus d’isomorphie, pas plus que les différences de taille). L’ensellure turcique correspondra au cou, et la partie au-dessus de la racine du nez à la zone des yeux qui est d’ailleurs la localisation du troisième œil. Si l’on prend la poitrine par exemple, la partie en des­ sous des seins sera reliée au bassin, et le haut du sternum plutôt au front. Le sacrum, quant à lui, avec sa forme de triangle à

pointe inférieure, se projette facilement au niveau des omo­ plates, et à l’occiput, en tant qu’os plat à l’extrémité de la co­ lonne vertébrale. On pourra le visualiser également au milieu du front. Sa pointe inférieure se confondra alors avec la racine du nez. La prise de conscience de ce genre de correspondances permet de faire circuler l’énergie bien plus aisément, par exem­ ple de la faire monter du sacrum au front via les omoplates. L’énergie du sacrum n’est pas automatiquement sacrée, mais avec ce processus, on la rend telle. Cela représente toute une part du travail de montée de la koundalinî. On utilise aussi un autre groupe de correspondances dans la pratique de la posture de siddhâsana. Le talon d’un des pieds est contre le périnée, celui de l’autre à la racine de l’or­ gane sexuel, avec la pratique simultanée de la khechârî moûdrâ avec la pointe de la langue retournée vers la luette près de la racine du palais, et les deux yeux fixant le centre au-dessus de la racine du nez. On appelle d’ailleurs celle-ci en sanskrit talumulam, ce qui a ce sens de « racine du palais » ; le talon quant à lui est nommé pada-mulam, la « racine du pied », et dans la posture de siddhâsana, on mène celle-ci vers mûlâdhâra, litté­ ralement la base de la racine, au niveau du périnée. Ainsi, dans cette posture, on a aligné dans une même méditation verticale six « racines » : les deux talons, la racine du corps, la racine de l’organe sexuel, celle du palais et celle du nez. Ces formes de structures analogues servent de pôles d’attraction à distance, entrant en résonance les unes avec les autres et favorisant l’ou­ verture des canaux d’énergies, c’est-à-dire des courants de sen­ sations qui relient entre elles les polarités. Dans un autre contexte, les isomorphies jouent égale­ ment un rôle important, à mon sens, pour donner un début de compréhension des réflexes dont on se sert pour les traite­ ments d’acupuncture ou de shia-tsu. Par exemple, le point rokou, nom qui signifie « le fond de la vallée », se trouve à

l’extrémité de cette vallée que forment le premier et le second métacarpien. Il est utilisé pour soigner les douleurs des mo­ laires et dents de sagesse. Quand on y réfléchit, il y a corres­ pondance de forme, isomorphie, entre la pince que forment le pouce et l’index et celle que forment mâchoire supérieure et mâchoire inférieure. Il n’est pas étonnant alors que le « fond de la vallée » soit relié au fond de la pince mandibulaire, c’està-dire les dents de sagesse et les molaires. Au niveau de la main toujours, le troisième doigt, par sa position médiane, sera relié à la colonne vertébrale. Si en particulier la main est levée, la dernière articulation inter-phalangienne correspondra à la nuque, l’ongle à l’occiput et le bout du doigt au sommet de la tête. Il faut bien comprendre que ces isomorphies ne sont pas univoques, elles peuvent varier selon la position des parties mobiles, mains ou pieds par exemple. Il existe une isomorphie qui est bien connue maintenant en réflexologie, c’est la projection de tout le corps dans une partie donnée, par exemple l’homonculus inversé au niveau du pa­ villon de l’oreille qui rend possible l’auriculothérapie, et la pro­ jection du corps au niveau de la plante du pied qui rend possible la réflexologie plantaire. Ceci est relié d’une certaine façon à l’homonculus de Roger Penrose, la projection corticale sensitive du schéma corporel. Il y a un autre homonculus dont on se sert en yoga, en particulier dans les pratiques de Kriya-Yoga : Lahari Mahashay, le fondateur de la forme moderne du Kriya-Yoga, l’appelle angushta purusha, l’homme (purusha) pouce (angushta). En pratique, on se représente dans la zone médiane du front son propre corps vu de dos et ayant la dimension d’un pouce. Cette visualisation favorise la transmutation de l’énergie, que ce soit celle des sensations venant du corps ou de l’énergie sonore qui vient du bassin grâce au travail du Om. Rien n’empêche de poursuivre cette ascension de l’énergie en se représentant dans le front de « l’homme-pouce » un autre « homme-pouce » plus petit et ainsi de suite.

Une base d’associations, d’isomorphies, importante dans la posture de méditation la plus classique est tout simple­ ment la rencontre des deux pouces quand les deux mains sont posées l’une sur l’autre. Elle sert de structure de cristallisadon aux expériences de rencontre dans l’axe central de courants de sensations venant de la gauche et de la droite. Quels que soient les points du plan sagittal [le plan qui coupe le corps en deux moitiés droite et gauche] où l’on veuille faire se rencontrer les courants de sensations droite et gauche, visualiser ces points comme tenus entre les deux pouces permet de favoriser le pro­ cessus de confluence. Les dernières phalanges des pouces sont comme deux gouttes d’eau ; quand elles se touchent, elles ont une tendance naturelle à rentrer en coalescence. Les pouces qui se rencontrent au-dessus des mains dessinent une sorte de sphère qui évoque l’unité de l’être originel : on se souviendra par exemple que pour Platon, l’être originel était sphérique. Il n’est pas si étonnant que les états intérieurs, par exemple ici l’expérience d’unité, de transcendance des paires d’opposés, puissent se manifester dans les mains. Le mot même mani-fester ne comprend-il pas le mot main ? En fait, tout mon livre Le mariage intérieur 31pourrait être considéré comme une mé­ ditation sur cette rencontre des pouces pendant la pratique. L’expression des enfants qui ne veulent plus jouer est intéressante. Ils disent : « Pouce, j’arrête ! » Quand on réunit les deux pouces dans une même horizontale, c’est comme si tous les couples d’enfants qui se disputent en nous, les polarités qui semblent parfois irréconciliables, disaient tout d’un coup : « Pouce, je ne joue plus ! » En acupuncture, les pouces sont re­ liés au méridien du poumon. Garder les pouces dans une po­ sition médiane peut être ainsi assimilé à un désir de respiration équilibrée, entre le haut et le bas des poumons, et entre l’avant et l’arrière dans la dilatation thoracique. Les chinois associent 31. op.cit., édition italienne également disponible, Il Matrtimonio Lcpre, Rome, 2008.

interiore, La

la tristesse, émotion perturbatrice, aux poumons ; elle est en général liée à un sentiment de solitude. Si les deux pouces « so­ litaires » se retrouvent, la solitude disparaît, et la tristesse s’en va, le mal des poumons est comme guéri. Etonnant mais vrai, cela fonctionne : quand on a l’habitude de cette pratique, elle donne immédiatement une joie qui est celle de l’union. Celleci se dit en sanskrit yoga. L’enfant a tendance à sucer son pouce pour se calmer, se rassurer, et évidemment se rappeler la présence du sein et de la maman qui l’a nourri. La réunion des deux pouces évoque aussi la fusion enfant-mère - il suffit d’associer un côté à l’en­ fant et l’autre à la mère - mais en se dégageant de la phase de dépendance orale. La sécurité provient alors non plus de cette dépendance, mais d’un équilibre intérieur entre gauche et droite, c’est-à-dire entre toutes les polarités de l’individu. Quand on approfondit la pratique, on peut en plus établir un lien entre le contact des pouces et la récitation du mantra : dans les deux cas, une association de départ à la satisfaction orale (langue dans le cas de la récitation, ou pouce dans la bouche) est transformée en expérience spirituelle. Le petit doigt est as­ socié à une certaine superficialité - on caricature par exemple quelqu’un de snob en se le représentant en train de prendre sa tasse de thé avec le petit doigt levé. Peut-être est-ce dû à la morphologie fragile de l’auriculaire —on l’appelle en italien le mignolo— ou à sa situation externe quand la main est en posi­ tion de pronation. En tous les cas, par opposition, le pouce est plus facilement associé à une notion de profondeur et de force. Dans la tradition de l’Inde, il y a un chakra secondaire au centre de la paume, comme une fleur qui s’ouvre vers le ciel quand les mains sont en position de méditation. Cette fleur cherche naturellement le Soi à la manière du tournesol qui cherche le soleil. L’axe central du corps est également une tige, dont la fleur serait le cerveau. Celui-ci s’ouvre également comme un tournesol qui rechercherait le soleil du Soi.

Si l’on s’intéresse maintenant aux isomorphies, aux ho­ mologies qui vont au-delà du corps, on peut poursuivre la comparaison de la fleur. Francis Lefébure fait remarquer à juste titre que la forme de la colonne vertébrale elle-même corres­ pond à la disposition des feuilles dans une plante habituelle : d’abord petites, elles deviennent assez rapidement très grandes et diminuent de nouveau jusqu’au sommet, pour devenir d’une taille minimale au niveau des sépales juste sous les pétales, des­ sinant ainsi à peu près une pointe de lance. Cela évoque l’aug­ mentation de taille des vertèbres sacrées jusqu’à la cinquième lombaire, la diminution progressive des corps vertébraux jusqu’à l’atlas et l’épanouissement de cette fleur qu’est le cer­ veau. Il y a des correspondances inversées entre la plante et le corps humain qu’il vaut la peine de relever : la plante se nourrit par les racines, en particulier par d’innombrables radicelles di­ rectement en contact avec la terre, et respire par les feuilles. Ces organes de respiration et de nutrition sont donc à l’exté­ rieur, alors que chez l’homme, les poumons et les villosités in­ testinales qui évoquent les radicelles sont ce qui il y a de plus à l’intérieur. L’évolution de la nature semble vouloir nous dire que pour en venir à l’être humain, un processus d’intériorisa­ tion est nécessaire. De même, dans la plante, la nutrition est en bas alors que la reproduction est en haut, au niveau de la fleur, avec le pistil, les étamines et le pollen. À l’inverse, chez l’homme, la fonction de nutrition est en haut avec la bouche, alors que celle de reproduction est en bas. Nombreuses sont les traditions ésotériques qui ont remarqué que l’être humain était une plante inversée qui a ses racines dans le ciel d’où il retire une sève de lumière. Pour continuer avec des images « éclairantes », on pourrait dire que les sensations qui montent du corps en mé­ ditation sont comme les rayons des différentes couleurs de l’arc-en-ciel qui convergent vers le troisième œil. Il y a là un prisme qui transforme ces courants divers et variés en un fais­

ceau de lumière blanche et unique, qui se dirige directement vers le soleil du Soi, auquel il a au fond toujours appartenu. La tête comme référence de travail sur les autres parties du corps

Le mouvement de l’énergie dans la tête est assez simple et fa­ cile à saisir : les émotions perturbatrices comme la colère, la frustration, l’avidité, et le stress en général ont tendance à créer une tension dans la mâchoire, qui s’accumule en particulier en dessous du menton, là où les tendons s’attachent à l’os. Par contre, le sommet de la tête et le cuir chevelu, ainsi que le troi­ sième œil au milieu du front, ne sont pas sensibilisés dans ces circonstances. Il faut cependant noter que l’espace directement entre les sourcils est en général tendu. Un travail important de méditation consiste à faire monter l’énergie de la base du men­ ton vers le troisième œil au niveau du front et encore au-dessus vers le cuir chevelu ou le chakra de la couronne. Il y a aussi un texte de yoga qui établit une distinction entre deux pôles dans Yâjha chakra, celui inférieur juste entre les sourcils et le supé­ rieur plutôt vers le milieu du front. Le premier est relié à l’irri­ tation, et donc à l’ego, alors que le second est ouvert vers le ciel, la lumière et le Suprême. Il y a donc là encore une ascen­ sion à effectuer du premier vers le second. On peut transposer aux différentes parties du corps cette structure de base de la montée de l’énergie à l’intérieur de la tête : il suffit pour cela de sentir pendant quelque temps en alternance la tête et la partie du corps que l’on étudie, comme par exemple le thorax, et de se rendre compte progressivement comment transposer le mouvement de l’éner­ gie du premier au second. La base de la bouche correspondra alors au diaphragme, le dessous du menton au plexus solaire — où l’on retrouve une structure avec une arcade osseuse et de nombreux tendons qui s’y attachent —; le troisième œil sera

alors quelque part sur le sternum dans le tiers supérieur, le cuir chevelu et le sommet de la tête se trouvant dans la même ré­ gion un peu en arrière et à l’intérieur. Pour l’abdomen, la base de la bouche correspondra au périnée, le dessous du menton à la zone génitale, et on retrouvera un analogue au troisième œil au niveau du hara à deux ou trois travers de doigts en des­ sous du nombril, ou éventuellement entre le nombril et le plexus. L’équivalent du chakra de la couronne sera alors plutôt vers le milieu de la zone lombaire. Ce mouvement énergétique à l’intérieur de la tête peut se retrouver aussi dans chacun des segments de membres, par exemple main, avant-bras et bras au-dessus du coude. A ce moment-là, la pulpe des doigts ou l’articulation inférieure du segment correspondra à la base de la bouche, il faudra aller chercher dans le tiers supérieur du segment de membres, en général plutôt à l’arrière ou à l’exté­ rieur (par exemple dans le dos de la main), ce qui correspondra au chakra du front ou de la couronne. Si l’on part des pieds, et ensuite des mains, le travail d’ascension s’accompagnera d’un travail de rapprochement de l’axe central du corps, ce qui ira bien dans le sens du double mouvement général du Rajayoga. Celui-ci ne consiste pas seulement en un suivi de n’importe quel trajet d’énergie dans le corps, il est polarisé et dirigé prin­ cipalement vers Yâjna chakra ou éventuellement vers le cœur, en suivant le cours des trois canaux principaux. Un autre voyage dans le corps qui est plus du domaine de la concentration que de l’observation est le suivant : on se représente le hindou comme le point de concentration habi­ tuelle du yoga à la fois lumineuse et sonore, c’est-à-dire qu’on le visualise comme une source de lumière et qu’en plus on l’en­ tend comme l’origine du son intérieur qui est en fait omnipré­ sent. Avec ce travail, on a le sentiment que tout le corps se met à vibrer sur une même longueur d’onde. Cela favorise l’expé­ rience d’unité.

De manière générale, les méditations de concentration dans le bouddhisme sont regroupées sous le terme de shamatha, l’égalité, et les méditations d’observation sous celui de vipassana, la claire vision intérieure. Il y a une combinaison de deux approches dans les pratiques que je décris dans ce texte. Les voies du juste milieu

En Yoga classique, on revient régulièrement à la sushumna, l’axe central du corps qu’on atteint en stabilisant d’abord la conscience des canaux latéraux. On peut y voir une voie du juste milieu entre les extrêmes de la gauche et de la droite. Ce système de trois canaux n’est pas localisé au niveau cutané, mais dans le tronc lui-même. A ce moment-là, cela représente aussi une voie du juste milieu entre l’avant et l’arrière. La face antérieure du tronc est reliée au mouvement d’embrasser, donc à l’affectif et à l’attachement. On a tendance à se voûter quand le mental est teinté de cette coloration émotionnelle. La face postérieure cor­ respond au mouvement inverse, aux efforts qu’on fait pour se détacher d’une situation dans laquelle on a été trop impliqué, à la réaction, et dans son aspect négatif au rejet, à l’arrogance ou à l’irritation (cf. l’expression « en avoir plein le dos »). Dans ces cas de figure, on a tendance à se redresser excessivement, à se cambrer. Entre les deux, on doit trouver le juste milieu. C’est comme si les faces antérieures et postérieures de tronc, attirant régulièrement la conscience lors des oscillations perpétuelles du couple attachement -aversion, devenaient plus lumineuse, et qu’entre les deux il y avait des sortes de colonnes obscures, aveu­ gles, des « puits gris ». Le travail consistera alors à les remplir, les combler de lumière-énergie pour que l’âme soit comblée à son tour de joie. En pratique, il s’agit des deux « puits » latéraux et de celui central correspondant aux trois canaux du yoga. La grande pluie de l’expérience intérieure permet de remplir de lu­ mière à ras bord les « puits gris ».

On peut trouver un autre type de voie du juste milieu lors du travail sur la conscience de la mâchoire. L’état de désircolère qui est à la base du mental réactif habituel intensifie la tension dans les attaches des muscles à leur soutien osseux : il s’agit à l’avant du paquet tendineux qui s’insère à la base du men­ ton, et à l’arrière à l’angle des mâchoires. Entre ces deux « pleins » de tension, c’est-à-dire d’énergie, il y a en fait un vide, qui cor­ respond au milieu des os maxillaires de chaque côté. Souvent, on ne le repère pas, on en reste à l’expérience globale de ’« j’ai les mâchoires tendues ». Pour obtenir une relaxation plus efficace de la zone, il ne suffit pas de détendre la base du menton et les angles maxillaires postérieurs, mais on peut aussi intensifier la sensation au milieu même des maxillaires, rendre brillante la zone aveugle en quelque sorte. Nous reviendrons sur cette voie du juste milieu dans les parties suivantes de cet ouvrage. Il est possible d’effectuer le même type de travail au niveau des membres. Les tensions ont tendance à s’accumuler dans et autour des articulations, qui sont ainsi vécues comme plus lumineuses alors que le milieu des segments de membres sont eux vécus comme gris et « aveugles ». La conscience ha­ bituelle d’un segment de membre pourrait être comparée à un haltère, avec deux sphères pesantes et denses rattachées par un axe plus fin. Quand on fait le rééquilibrage, les deux boules distales d’énergie accumulée se rapprochent et ne forment plus qu’une boule lumineuse médiane. Cela soulage l’excès de sen­ sations-tensions dans les articulations, et soulage ce qu’on pourrait appeler « l’arthrite énergétique chronique ». En fait, en médecine courante, on voit régulièrement des plaintes d’ar­ thrite ou d’arthrose, mais rarement des douleurs au milieu de segments de membres, sauf bien sûr en cas de traumatisme direct. Ceci est relié au fait que l’énergie, ce mélange d’attention au long cours et de sensations, s’accumule préférentiellement dans les articulations que dans les milieux de segments de membres. Ce type de concentration donne l’impression qu’une

nouvelle articulation est formée au milieu même du segment de membre. On peut discerner une double fonction à ce tra­ vail. Positive, en augmentant le vécu de souplesse du corps, elle est une sorte d’archétype imaginaire de souplesse absolue d’être capable de plier même les fémurs ou les humérus en leur milieu. La fonction « négative », au sens technique du terme, permet de faire ressortir la peur fondamentale de fracture des membres, représentant une partie de l’instinct de conservation, et de la contempler avec un sourire relaxé. Il est toujours bon d’être capable de méditer sur ses peurs fondamentales quand elles remontent dans un état d’attention souriante. Cela cor­ respond à ce qu’on pourrait désigner sous le terme de « mé­ nage en profondeur ». On pourrait également appeler le « principe du cheval de Troie » l’esprit de ce type de travail sur les « justes milieux » qu’on peut reproduire dans diverses par­ ties du corps. Le principe du cheval de Troie

De même que celui-ci a été introduit à l’intérieur même de la forteresse des Troyens pour pouvoir mieux la conquérir, de même, quand on introduit la conscience dans une zone de « vide » située juste entre deux zones de « plein » énergétiques, on arrive à triompher de tensions qui étaient aussi solides et dures que des remparts. De façon moins poétique mais malgré tout parlante, nous pourrions prendre également l’image du lavabo. L’eau s’écoule naturellement par l’orifice central. De même, quand on « ouvre » par la conscience une zone aveugle entre deux zones lumineuses, c’est-à-dire de tensions, on per­ met « l’écoulement » et l’évacuation de celles-ci. Ce prototype de travail au niveau de la mâchoire peut être reproduit en d’autres lieux. On pourrait définir par exem­ ple une « ceinture maxillaire » comprenant les deux maxillaires, la symphyse du menton et à l’arrière l’occiput, les deux der­

nières vertèbres atlas et axis et le réseau de muscles et de ten­ dons qui relient tous ces éléments. Cette « ceinture maxillaire » correspond par isomorphie à la ceinture scapulaire, ainsi qu’à celle pelvienne, la symphyse pubienne correspondant au men­ ton, et le sacrum étant en symétrie de l’occiput. On pourrait aussi définir en quatrième lieu une « ceinture diaphragmatique » correspondant au pourtour des attaches du diaphragme, aux dernières côtes et à la charnière dorsolombaire. À ce momentlà, l’accumulation d’énergie à la base du menton correspondra à celle dans le plexus, et les médecins et psychiatres savent combien fréquente elle est chez les gens stressés et angoissés. Le correspondant du menton-plexus sera la gorge au niveau de la ceinture scapulaire, elle aussi impliquée à l’évidence dans les phénomènes d’anxiété, et au niveau de la ceinture pelvienne au pubis, centre de désirs, ce qui revient quasiment au même : en effet, s’il n’y avait pas la peur de désirs frustrés et contredits, ou serait l’anxiété et l’angoisse ? En résumé, on peut faire sur ces quatre ceintures un travail équivalent de « cheval de Troie », c’est-à-dire trouver une voie du juste milieu entre les tensions antérieures et postérieures. Du point de vue des attitudes des mains, la voie du juste milieu entre l’avant et l’arrière est bien indiquée par Yabhaya mûdrâ, l’attitude de la non-peur avec la main en général droite redressée un peu au-dessus du niveau de l’épaule, paume vers l’avant, à mi-chemin donc entre l’avant et l’arrière. On peut retrouver entre le haut et le bas du tronc la « structure d’haltère » dont nous parlions pour les membres. La tête, qu’on ressent naturellement comme une partie « capitale » du corps, et le bassin qui est lui aussi fortement investi d’énergie vitale, forment les deux sphères de l’haltère, et le travail de ré­ équilibrage consistera donc à « aspirer » et rediriger l’énergie vers le milieu du dos, éventuellement plutôt du côté droit pour ré­ équilibrer le pôle cardiaque à gauche, qui lui aussi attire réguliè­ rement la conscience-énergie. Ceci crée un déséquilibre avec le

symétrique à droite, c’est-à-dire la zone du foie. Travailler à contrebalancer ce déséquilibre au niveau énergétique peut de façon surprenante amener à harmoniser toutes sortes de paires de contraires au niveau du psychisme, masculin-féminin, intérieur-extérieur, humain-divin, relatif-absolu, etc... La méditation des huit a-s, plus le neuvième

Pour reprendre ce que nous avons dit précédemment, et le ré­ sumer dans la description d’une pratique, nous pourrions dire que l’avant du tronc correspond à l’attachement et à l’asthénie, ce qui nous amène à nous voûter; c’est ce qu’on pourrait appeler les deux premiers a-s. L’arrière du tronc évoque l’aversion et à l’arrogance, ce qui nous amène à nous cambrer, les colonnes à l’intérieur du tronc entre ces deux plans sont soit pas du tout ressenties, ou alors comme vides ou grises : elles correspondent quand elles s’éveillent et se remplissent à l’aspiration et à l’as­ cension, encore deux a-s, elles mènent à l’intérieur de la tête où on ressent l’allégresse et l’ânanda, la félicité, les septième et hui­ tième a-s et où l’on peut écouter le son intérieur qui est en fait omniprésent, le neuvième a qui n’est pas prononcé... Les pratiques de méditation décrites dans ce texte s’adressent à des chercheurs spirituels qui sont prêts, comme l’indique cette notion si importante d’adhikari dans la tradition de l’Inde. Les méditations centrées sur les sensations corpo­ relles ne sont par exemple pas recommandées pour des pa­ tients hypocondriaques, qui n’ont que trop tendance à prendre celles-ci comme une base de maladies imaginaires. De façon générale, il est vrai que des gens perturbés psychologiquement peuvent éventuellement bénéficier de pratiques simples de méditation, mais ceci à deux conditions : déjà, qu’ils aient de l’intérêt à pratiquer, et deuxièmement, qu’ils soient suivis di­ rectement par un psychothérapeute qui ait lui-même l’expé­ rience de ces pratiques de méditation. Pour les chercheurs

spirituels normalement équilibrés, ces méditations où l’on étu­ die très précisément le rapport entre sensations corporelles, émotions et images mentales forment une base : elles sont aux autres pratiques d’intériorisation ce que sont les mathéma­ tiques aux autres sciences, elles permettent d’aller plus loin avec une fondation plus solide. Il existe une critique de fond du balayage des sensa­ tions du corps et elle mérite d’être mentionnée : dans les textes, par exemple l ’Anapanasati sutra, le Bouddha parle de vedâna, qu’on traduit souvent trop hâtivement par « sensation ». En fait, il s’agit plutôt d’un sentiment global du corps. Quand on l’accepte moment après moment, on glisse naturellement dans un état de relaxation passadi, qui mène tout aussi naturellement à la joie, l’absorption et finalement la libération. La concentra­ tion sur les sensations corporelles en tant que telles risque en fait d’en fabriquer indéfiniment, de nous piéger en nous faisant sans arrêt revenir à la « case départ », et c’est justement la libé­ ration de toute fabrication qu’on recherche dans la méditation d’observation. Relativiser la notion de kriya-s (exercices de méditation)

Certains sâdhakas (pratiquants spirituels) pensent que le maître spirituel est un professeur de technique qui enseigne des pra­ tiques de méditation très précises et aux effets automatiques et quasi miraculeux. Bien que cela puisse exister grâce aux ré­ sultats aussi de la dévotion du disciple, il faut cependant en venir à comprendre que le maître transmet surtout une énergie intérieure, shakti-pat, pour accomplir les pratiques et les réussir. Les exercices de méditation sont certainement utiles pour les débutants comme des gammes pour les enfants qui appren­ nent le piano. Mais le répétiteur qui les enseigne n’est pas for­ cément un artiste de génie. Les gammes préparent à la vraie musique —mais ne la sont pas. De même, les exercices de mé­

ditation préparent à la méditation véritable qui elle est sponta­ née. Swâmi Vijayânanda est un Français qui a passé plus de 30 ans avec la grande sage Mâ Anandamayî. Au début, il pensait que celle-ci, en tant que gourou, devait lui enseigner des exer­ cices très précis de méditation et elle a répondu à cette de­ mande en lui en indiquant effectivement certains tellement complexes qu’il avait même parfois du mal à les effectuer. Un beau jour, il s’est aperçu que les kriyas qu’il trouvait par luimême fonctionnaient mieux que ceux que lui donnaient Mâ. Il lui a dit, et celle-ci s’est mise à rire en lui répondant : « Sur­ tout, suis les kriyas que tu as trouvés ! » Après, il s’est surtout concentré sur l’énergie que Mâ lui transmettait directement. Il faut garder régulièrement présent à l’esprit ce passage du yoga au védânta où les canaux d’énergie sont en quelque sorte noyés et effacés dans l’inondation de lumière qu’est l’expérience du Soi. A ce moment-là, les exercices de yoga s’effectueront quasispontanément, le pratiquant devenant à la fois la pratique et l’objet de la pratique, on discerne là de nouveau cette union des trois pôles qu’on appelle triputi, ce phénomène est ana­ logue à la maturation de la bhakti en non-dualité et védânta quand l’adorateur, l’adoration et l’Adoré ne font plus qu’un. Cette manière de pratiquer est en quelque sorte une culmina­ tion, une fin du yoga, on pourrait donc utiliser ce terme que nous avons déjà évoqué, le « yogânta ».

D euxième partie

En cheminant avec Nâgârjuna

Méditations d'un psychiatre et yogui français dans l ’Himalaya en lisant le Mâdhyamika « La mort du fait de s ’agripper, c ’est le nirvâna lui-même. »32

32. Mahâ Prajnâparamita Shastra, traduit du chinois et présenté par K. Venkata Ramanan dans Nâgârjuna s Philosophy, 1966, Motilal Banarsidas, Delhi, 1987, p.135.

Cette étude sur Nâgârjuna s'intéresseparticulièrement aux rapports du bouddhisme avec l'hindouisme, déjà avec cette voie de connaissance hindoue qu 'est le védânta, et, ce qui est moins connu, avec le Râjayoga. Le point de départ de cette réflexion a été le phé­ nomène récent de la petite Shambhavî, originaire d ’un village de l'Andhra Pradesh. Elle a maintenant dix ans, et elle avait six ans quand elle a déclaré qu 'elle se sentait liée, peut-être par des nais­ sances antérieures à Nâgârjuna, et aussi au Dalaï-lama actuel. Ce dernier a confirmé ce lien, l ’a gardée pendant cinq mois avec sa mère dans une chambre de sa propre résidence, et à partir de ce point de départ, un mouvement plus large se dessine avec une vo­ lonté de rapprocher l'hindouisme et le bouddhisme, en particulier dans l'état de naissance de la petite Shambhavi, l'Andhra-Pradesh où elle est très connue. Le Dalaï-lama lui-même travaille dans ce sens depuis longtemps. Nâgârjuna était abbé d ’un grand monastère. Il était pro­ bablement déçu de voir que ces moines gaspillaient leur temps et leur énergie dans des disputes intellectuelles et sectaires n 'ayant pas grand-chose à voir avec la véritable expérience spirituelle ; il a donc beaucoup insisté sur lefait de dépasser les concepts rigides. Quand on comprend bien la portée de sa pensée, on peut y voir une réelle métaphysique de la non-violence, d ’autant plus importante que la violence religieuse est malheureusement toujours d ’actua­ lité. Pour beaucoup, les formules paradoxales du sage boud­ dhiste de l ’Andhra Pradesh paraissent trop abstraites. Le troisième et dernier chapitre de cette étude cherche à remédier à cette diffi­ culté, en présentant 34 propositions de méditations permettant de se familiariser et de mieux sentir dans son corps les idées-forces de l ’école de Nâgârjuna, le mâdhyamika.

Chapitre 3 La pensée de Nâgârjuna en rapport avec l’hindouisme et la modernité

Ce que veut vous nous dire Shambhavî

Shambhavî, au moment où j’écris ces lignes en mai 2012, est une petite fille qui fête l’anniversaire de ses dix ans. Depuis trois ou quatre ans, elle s’est mise spontanément à parler de sujets spirituels, disant qu’elle était reliée à Nâgârjuna (qui a enseigné en Inde, en Andhra-Pradesh où habite aussi Shambhavî, vers l’an 100 ou 150 après l’e.c.) et qu’elle devait rencontrer le Dalaïlama. Elle affirmait que son travail était de rapprocher l’hin­ douisme et le bouddhisme ainsi que de promouvoir aussi la connaissance du kriya-yoga. Cette tradition a été enseignée à Bénarès par Lahari Mahashay dans les années 1860. Shambhavî descend directement de Lahari Mahashay par son père Saumya Acharya, qui s’occupe d’une fondation pour préserver l’héritage et les nombreux manuscrits de son arrière-grand-père Lahiri33. Elle se continue jusqu’à nos jours à travers différentes lignées. 33. On peut visiter le site de cette fondation installée près de Bénarès à http ://www. shy amacharanlahirifoundation.org

La mère de la petite a essayé de la faire taire, mais elle a insisté pour aller voir le chef des tibétains en exil. Comme les parents n’obtempéraient toujours pas, elle s’est arrêtée de manger. Assez déconcertée, la mère a bien été obligée de quitter leur village de l’Andhra-Pradesh et de se rendre avec son enfant à Dharamsala. Plutôt gênée, elle a expliqué l’histoire au secrétaire du Dalaïlama : elle n’a pas été repoussée, mais au contraire elle a été reçue tout de suite avec sa fille par Sa Sainteté. Après avoir écouté ce récit peu banal, le Dalaï-lama a parlé d’elle comme une sainte du sud de l’Inde. À la suite de cet entretien, Shambhavî a demandé de faire des poûjâs pour la santé du Dalaï-lama, celui-ci y est venu en personne et a re­ connu que ces rituels l’ont aidé. Sa Sainteté a accueilli la mère et la fille pendant cinq mois dans sa résidence à Dharamshala, et finalement la petite fille a décidé d’étudier le sanskrit et le tibétain en parallèle, et a choisi son tuteur de sanskrit sur place. Le Dalaï-lama lui a aussi lui-même donné une liste de textes philosophiques bouddhistes à étudier. Il lui a demandé en plus de venir à l’initiation du Kalachakra à Bodhgaya, le lieu de l’il­ lumination du Bouddha, ce qu’elle a fait les dix premiers jours de 2012. J’ai pu l’accompagner à cette occasion, et nous avons, par les facilités de la réception des enseignements de Sa Sain­ teté grâce à un casque d’écoute, eu la chance de suivre avec la petite, sa mère et quelques amis les discours du Dalaï-lama tout en étant assis au lieu de l’arbre de l’illumination de Shakyamuni, dans l’enceinte du grand temple de Bodhgaya. On pouvait voir que Shambhavi suivait bien les grandes lignes de l’enseigne­ ment et les intégrait dans son inconscient. Cela ressortait en particulier dans la grande qualité archétypale des rêves qu’elle nous racontait à cette période. Au moment où j’ai écrit la première version de ce texte, en février 2010, il y avait déjà eu autour de la toute jeune fille un premier grand rassemblement en Andhra-Pradesh d’envi­ ron 5000 personnes, des bouddhistes et hindous mêlés. Elle

leur a parlé en leur disant ce qu’elle sentait de leur dire. Il est étonnant de voir tant de personnes se réunir pour écouter la parole d’une si petite fille. Probablement il n’y a qu’en Inde qu’on peut voir cela. Shambhavi avait à cette époque tout un programme d’enseignement à travers l’Andhra-Pradesh, de­ vant les foules venues pour la voir. Il faut comprendre que la déesse principale de l’Andhra-Pradesh est à Tirupati et s’ap­ pelle Balaji, bala signifiant « petite fille ». C’est donc la déesse sous forme d’une enfant, et les fidèles viennent la vénérer de toute l’Inde, il s’agit du pèlerinage le plus fréquenté de tout le pays. Depuis, comme nous l’avons vu, le Dalaï-lama a demandé à la fille et sa mère d’être moins dans les programmes publics et plus dans l’étude. Il y a des liens entre le kriya-yoga et le bouddhisme ti­ bétain, qui sont même ressentis jusqu’en France. Il y a quelques années, Lama Denys Teundroup a organisé au monastère de Karmaüng dans les Alpes une rencontre entre le bouddhisme tibétain et le kriya-yoga de Lahiri Mahashay. Dans les deux tra­ ditions, il y a des exercices de méditation précis fondés en par­ ticulier sur les canaux d’énergie. Il n’est pas impossible que ces liens remontent à l’origine du kriya-yoga. En effet, Lahiri Ma­ hashay qui travaillait à Bénarès a été en poste pendant quelques mois dans l’Himalaya à Ranikhet, qui se trouve à 300 km au nord-est de Delhi et à 150 km environ au sud de la frontière du Tibet. Là-bas, il a rencontré un vieux yoguî qui est devenu son gourou. À l’époque, c’est-à-dire dans les années 1860, les sadhous et renonçants hindous passaient assez facilement du côté du Tibet, les frontières étaient ouvertes pour eux comme pour les marchands. Certains de ces sadhous n’hésitaient pas à aller recevoir, de l’autre côté de la barrière du grand Hima­ laya, des enseignements de yoga tibétain, comme cela a été le cas par exemple pour le Babaji de Harikant, près de Haldwani, qui est mort dans les années 1930. De façon plus profonde,

l’enseignement de Nâgârjuna est basé sur la shunyatâ, la va­ cuité, donc l’immobilité, et le kriya-yoga sur les courants d’énergie qui traversent comme des rivières notre corps, donc sur le mouvement. Il semble y avoir une contradiction. Cepen­ dant, il y a un lien entre les deux : le mental s’absorbe et stabi­ lise plus facilement au fond dans un mouvement que dans une immobilité. A témoin cet aphorisme joliment paradoxal du chi­ nois Sengchao (disciple de Kumarajîva qui était lui-même de la lignée de Nâgârjuna et a rédigé sa première biographie) : « La rivière qui se précipite ne coule pas. » Shambhavî insiste sur le lien à effectuer entre Nâgâr­ juna et le kriya-yoga. C’est dans ce sens aussi qu’il y a une série de kriyas, d’exercices de méditation, qui sont donnés en der­ nière partie de ce texte. Certainement, je sais qu’il faut aussi savoir prendre les choses avec un grain de sel. Parfois, des mouvements religieux se développent sur une vague d’enthou­ siasme, et puis retombent car il y a des problèmes. Cependant, le fait que le cas de Shambhavî ait été confirmé directement par le Dalaï-lama donne envie de continuer de suivre ce phé­ nomène. Les développements en 2011 sont les suivants : le Dalaï-lama a conseillé que Shambhavî soit formée selon la tra­ dition tibétaine mais en lien aussi avec la tradition vishnouïste, qui, rappelons-le, reconnaît a priori le Bouddha comme Avatar. Il lui a attribué un tuteur dans la région de Dharamshala pour qu’elle y étudie de façon régulière, et donc la petite Shambhavî sera sans doute moins en vue qu’elle ne l’a été pendant ces der­ nières années, où elle parlait régulièrement devant des au­ diences de plusieurs milliers de personnes en Andhra-Pradesh. Le grand tibétologue de Harvard Robert Thurman, qui fré­ quente depuis plus de 45 ans le Dalaï-lama et a été le premier occidental à recevoir l’ordination monastique de celui-ci, suit avec intérêt ces développements. Quoi qu’il en soit de Shambhavî et des particularités de son histoire, il est fort utile de travailler en ravivant-revivant

de nos jours la présence de Nâgârjuna. Certes, le rapproche­ ment entre bouddhisme et hindouisme, et en particulier entre Nâgârjuna et le yoga, représente bien sûr un mouvement beau­ coup plus profond que simplement le phénomène de la petite Shambhavî. De toute façon, en étudiant et « revivant » Nâgâr­ juna, on fait aussi justice, en court-circuitant le temps, à ce phi­ losophe et sage qui est un de ceux qui a montré le plus clairement que l’espace et le temps étaient des constructions du mental, et ne pouvaient donc en aucun cas être un sérieux obstacle à la présence en soi. Citons parmi les études sur Nâgârjuna The Philosophy of Nâgârjuna de Vicente Fatone, un professeur de philosophie à l’Université de Buenos-Aires34. Nous avons également de M. Tachikawa, An Introduction to the Philosophy of Nâgârjuna3S. L’auteur est professeur dans la grande cité bouddhiste japo­ naise d’Osaka. Enfin, on trouvera de nombreuses références à Nâgârjuna dans le classique The Central Idea of Buddhism par TRV Murti36, et A comprehensive Survey oflndian Philosophy par Chandradhar Sharma37. Ecrivant moi-même en Inde, j’ai plus lu les ouvrages anglais que français sur Nâgârjuna, cependant, ceux-ci ne manquent pas. Citons dans Points-Sagesse avec Georges Driessens le Livre du Milieu, le Traité de la chance et la Lettre au roi et dans Spiritualités vivantes Nâgârjuna et la doc­ trine de la Vacuité de Jean-Marc Vivenza. Il y a aussi une édition des Stances du Milieu par excellence de Guy Bugault, et des Ver­ setsjaillis du centre de Stephen Batchelor, un anglais étant passé par le bouddhisme tibétain et ensuite le zen coréen. Les édi­ tions Padmakara animées par une équipe de traducteurs en lien avec Mathieu Ricard ont aussi traduit les stances du milieu d’Arya Nâgarjuna, comme disent les tibétains en conservant le titre sanskrit du sage, c’est-à-dire le « Noble Nâgarjuna ». 34. Motilal Banarsidass, Delhi, 1981 35. Motilal Banarsidass, Delhi, 1997. 36 - 37. idem

Sous la protection de Shiva et du Bouddha

Au moment où j’écris la première version de ces lignes, cela fait cinq jours, le jeudi 11 février 2010, qu’il y a eu une grande réu­ nion dans le centre de l’Andhra-Pradesh, près de Nagarjunakonda. Je n’y étais pas présent personnellement, mais j’avais les nouvelles par téléphone. Environ 10 000 personnes étaient réu­ nies, avec beaucoup de bouddhistes ; lorsqu’il y a des grandes foules le nombre exact est toujours un peu difficile à évaluer. Shambhavî a parlé. Elle était protégée par deux grandes repré­ sentations, celle de Shiva et celle du Bouddha. La date elle-même avait été choisie à dessein, c’était la veille de Shivaratri, la plus grande fête de l’année en l’honneur de ce dieu. Là où j’habite, Hardwar, il y avait en même temps un bain royal, shahi snan, pour la célébration de cette fête de Shivaratrî qui est un élément important du programme général sur trois mois de la grande Kumbha-Mela. Celle-ci revient à Hardwar une fois tous les 12 ans, et représente le plus grand pèlerinage du monde, réunissant environ 30 millions de personnes sur trois mois. Le nom même Hardwar peut être relié à Shiva, dwar signifiant la porte, et hara voulant dire Shiva. Il s’agit donc de la « porte de Shiva ». Nous détaillerons ci-dessous les liens entre Nâgârjuna, Shiva et le Bouddha. Que ce soit dans son discours ou dans la méditation qu’elle a conduite pour les gens, l’orientation bouddhiste était nette. Je n’ai jamais entendu parler ailleurs qu’en Inde d’une pe­ tite fille de 7 ans qui prêche, puis guide une méditation pour 10 000 personnes. Incredible India, c’est le cas de le dire. Puis il y a eu 108 feux, les gens se sont regroupés près d’eux, et Shamb­ havî a fait le tour de quelques-uns. Tout ceci est en lien aussi avec le nom même de Shamb­ havî, qui désignait au départ la femme de Shambhû, c’est-à-dire Shiva, celle qui a la nature, bhav, paisible, shan-. Cette racine si­ gnifie la paix, comme dans shântî ou dans Shankara. Dans le shivaïsme du Cachemire qui a été influencé par le bouddhisme, on

décrit le shambhavî mûdrâ, qui consiste tout simplement à être dans un état méditatif profond en gardant les yeux ouverts. Cela va bien dans la lignée de Nâgârjuna et du Mahâyâna, où l’on ar­ ticule la voie spirituelle autour de l’union du nirvâna et du sam­ sara. Quand les yeux sont ouverts, les mondes intérieur et extérieur s’unissent et c’est ce qui est recherché. Shambhavî et sa mère ont été sur l’île même au centre du lac de Nagarjuna-sagar qui a recouvert Nâgârjuna-konda. Il y a un musée qui rassemble les restes archéologiques des mo­ nastères où avait enseigné Nâgârjuna, et on pense qu’il prêchait aussi sur le mont lui-même qui est maintenant au milieu du lac. Celui-ci est très tranquille et immense. Shambhavî, a voulu tou­ cher de ses propres mains ces pierres qui avaient certainement vu Nâgârjuna en personne, elle a senti qu’il y était présent et s’approchait d’elle. Elle ne voulait plus quitter l’île. De ce fait, la mère a pensé acheter une terre au bord du lac. Certes, les cri­ tiques pourront dire que Shambhavî est trop influencée par sa mère, qui lui souffle certaines réponses, mais on peut aussi considérer que cela fait partie d’une éducation spirituelle globale. Dans la tradition indienne, même les avatars de Vishnu, Râma et Krishna ont eu des gourous. Pour que la nature divine se ré­ vèle sur terre, elle a quand même besoin d’un minimum d’édu­ cation. De plus, une âme avancée dans le yoga, mais qui a dû se séparer du corps par décès avant d’être arrivée au but de la Li­ bération (yogabrashta), choisit a priori de se réincarner dans le sein d’une mère déjà spirituelle. Ne serait-ce pas le cas de Shambhavî ? On peut aussi faire des critiques psychologiques, en faisant remarquer que le père de la petite est parti, et que donc le couple mère-fille resté seul a converti la souffrance en se plongeant à corps perdu dans la vie spirituelle. Mais pourquoi pas ? Quand on regarde ceux qui se sont vraiment engagés dans le chemin spirituel, on trouve souvent un choc déclenchant au départ. Ceux qui sont dans le confort complet n’ont pas trop de raison de plonger à l’intérieur d’eux-mêmes. Nâgârjuna et

Shankarâchârya ont eu leur choc déclenchant sous forme d’une prédiction astrologique les condamnant à mort à l’âge de 7 ans pour le premier, et à l’âge de 16 pour le second. À l’époque, on croyait fortement à l’astrologie. Les deux ont échappé à ce des­ tin, nous dit la tradition, en embrassant la vie monastique. À ce moment-là, le traumatisme, ou même la simple annonce de celui-ci, devient très précieux, car il vous plonge directement, la tête la première, dans un courant qui va vers la libération. De plus, l’enseignement central de Nâgârjuna est anupalambha, le détachement. Il a prôné l’accès à l’absolu à travers la vacuité. Rien de tel qu’une séparation affective non souhaitée pour vous plonger vigoureusement dans un bain de vacuité. Ceux qui réus­ sissent à remonter la tête hors de l’eau sans se noyer en devien­ nent souvent profondément spiritualisés. Se retrouver délaissée par un père est une bonne éducation, si l’on considère que celleci consiste aussi dans le développement du lâcher-prise. Pour finir, nous pourrions ajouter une réflexion sur le lien entre hindouisme et bouddhisme. La relation du Dalaï-lama avec Shambhavî pourrait rappeler le lien qu’il y a eu entre Gan­ dhi et la petite Shanti qui avait 8 ou 10 ans, et qui se souvenait de sa vie antérieure. Elle a été très connue en Inde à l’époque du Mahâtma, et celui-ci a pris un intérêt personnel à aller la voir et à examiner par lui-même les allégations troublantes d’une vie antérieure, troublantes justement parce qu’elles ont pu être vé­ rifiées dans le détail. Le professeur de psychiatrie Ian Stevenson a analysé ce cas dans sa célèbre série de livres sur les allégations de naissances précédentes, dont est paru une version française abrégée. Il semble qu’on retrouve quelque chose d’analogue dans la relation entre le Dalaï-lama et Shambhavî. Pour une ap­ préciation synthétique et claire de la question des vies anté­ rieures en français, on pourra lire l’ouvrage de mon collègue le psychiatre Jean-Pierre Schnetzler De la mort à la vie38. 38. Schnetzler Jean-Pierre, De

la mort à la vie, éd. Dervy.

Un fil conducteur

En décembre 1999 à Sarnath, l’endroit près de Bénarès où le Bouddha a donné sa première prédication, s’est déroulé un sé­ minaire interreligieux organisé par Ramon Panikkar. Je l’ai suivi. La dernière séance en a été présidée par le Dalaï-lama. Le président de l’Institut tibétain de Sarnath pour les Etudes avancées participait régulièrement aux sessions. Il s’agissait de Samthong Rimpoché, qui est devenu depuis le premier à être élu comme Premier ministre du peuple dbétain en exil. Je lui ai demandé si la Voie du milieu de Nâgârjuna et du mâdyamika pouvait être mise en rapport avec le travail de rassemblement des énergies dans la sushumna, la voie du milieu du corps subtil dans le yoga. Il m’a fixé avec un regard vide, dont je me sou­ viens comme si c’était hier, et m’a répondu : « Evidemment ! » C’est au fond pour préciser cet « évidemment » que, dix ans plus tard exactement, m’est venu à l’esprit de rédiger ce texte. De même qu’une blessure produit une croûte et qu’après un certain temps on peut gratter celle-ci pour faire apparaître une peau neuve sous-jacente, de même en « se frot­ tant » à la pensée de Nâgârjuna, on arrive à gratter les croûtes des conceptions erronées et à voir apparaître par-dessous la peau neuve de l’Absolu. À propos de Voie du milieu, citons une expérience qui est fondamentale pour établir un lien avec la science et ses connaissances neurologiques : elle est très simple. On demande à des méditants qui ont déjà une certaine expérience, d’appuyer sur une petite poire qu’on leur a placée dans les mains dès qu’ils sentent qu’ils rentrent dans un état profond de médita­ tion, quel que soit le moment. Ensuite, on vérifie sur le tracé d’EEG, qu’on a effectué pendant que les sujets sont en train de méditer, et on s’aperçoit que ces moments de « plongée » correspondent à une synchronisation des deux hémisphères

gauche et droit du cerveau, donc à une sorte d’ « éveil du mi­ lieu ». On observe aussi, mais à un moindre degré, une syn­ chronisation avant et arrière. Ce n’est pas le but de cette étude de développer en dé­ tail ces aspects scientifiques de la méditation, dont j’ai parlé dans mon livre Soigner son âme ~ méditation et psychologie 39, mais par contre, nous allons développer quand même les as­ pects physiologiques et neurologiques du rapport gauchedroite. En parallèle, nous étudierons le lien de la voie du milieu avec le Râjayoga et le svara-yoga. Le premier travaille princi­ palement en rassemblant l’énergie à partir des extrémités des membres jusque dans le canal central, et en l’expédiant vers le troisième œil. Le second, le svara-yoga, est fondé sur le fait qu’à un moment donné, une des narines est fermée et l’autre ouverte, et toutes les deux heures le côté change, sauf la nuit ou la même narine reste fermée pendant les 4 ou 5 premières heures du sommeil. À partir de cette réalité physiologique que les O.R.L. appellent la rhinite physiologique alternante, les yoguis ont développé depuis plus d’un millénaire les pratiques de l’ouverture des canaux d’énergie. Il s’agit d’un travail qui est beaucoup plus large que l’ouverture des narines, mais cette der­ nière est un bon point de départ pour se familiariser avec ces pratiques, et c’est ce que nous détaillerons dans les visualisa­ tions données ci-dessous. Notons en passant qu’il est probable qu il y ait un lien entre l’ouverture des canaux durant la nuit et les rêves de voler dans les airs. Dans les deux cas, il y a une lé­ gèreté sous-jacente qui imbibe au fond tout le corps. À propos du troisième œil, nous pourrions dire que nous avons dans la zone médiane du front une centrale thermique fort utile : non seulement elle est capable de brûler toutes les poubelles des « trois villes » (dans le yoga et le védânta, tripura, corps phy­ sique, subtil et causal, ou encore les trois états de conscience ou les autres triades) mais aussi de produire de l’énergie qui offrira une lumière et une chaleur utiles à tous. Dans ce sens, 39. Albin-Michel, 1996.

Siva, le dieu du yoga, est appelé tripurantaka, « celui qui détruit els trois villes ». Quand on parle de l’ouverture des canaux d’énergie, des nâdis en décrivant noir sur blanc certains des aspects de ce travail, cela semble facile, comme juste un truc à compren­ dre. Il n’en va pas de même dans la réalité de la pratique, où il s’agit d’un travail considérable et de longue haleine. Cependant, le paradoxe est que c’est justement, quand on se souvient que la tâche est difficile qu’on a des chances de la réussir. À témoin ce propos du roi Bhoja qui a commenté les Yoga Sutras de Patanjali au XIe siècle dans le centre de l’Inde : Que l union de Shiva et de Parvati Vous apporte le bien suprême : la liberté ! Cette union est atteinte si l'on se souvient Qu 'elle est bien difficile d'accès ! 40 Tilopa est le fondateur de la lignée des Kagyupas. Il était indien, vivait dans les plaines de l’Inde où il a formé son disciple Naropa. Il mentionne probablement cette ouverture des nâdis quand il dit : Pour ceux d ’intelligence médiocre qui ne savent pas de­ meurer dans la Réalité, saisissez les points essentiels des souffles et établissez la conscience. Appliquez-vous à la posture des yeux et aux techniques de contrôle de l ’esprit jusqu’au moment où vous pourrez demeurer dans la conscience. Si par exemple vous examinez le centre de l ’es­ pace, les notions de centre ou de limite cessent. De la même façon, si l ’esprit examine l ’esprit, la foule des pensées cesse et vous demeurez sans limitation, vous voyez la na­ ture propre de l ’esprit éveillé insurpassable." Ces conseils de Tilopa évoquent dans leur première partie probablement des concentrations yoguiques sur des chakras et la circulation des souffles dans les canaux d énergie, 40. Hymne d’introduction aux Yoga Sutras de Patanjali avec le commentaire de Bhoja, éditions Agamat, 2003, traduit par Philippe Geenens, p.49. 41. Ngawang Zangpo, Les chants d ’immortalité, Claire Lumière 2003, p. 189.

ainsi que la convergence oculaire sur le troisième œil pour le contrôle de 1 esprit. Il est difficile d’appréhender directement shûnyatâ, c est pour cela qu un support de concentration yoguique peut être d’une grande aide. Cette citation de Tilopa est extraite d’un chant de Jyamang Kyentsé Wangpo, qui fait partie d’un recueil de chants de réalisation de maîtres de la lignée Shangpa, Les Chants de l ’immortalité, qui ont été publiés en France par les éditions Claire Lumière. Dans les autres chants que celui de Wangpo, on trouve aussi de nombreuses allusions à l’ouverture des canaux d’énergie. Certes, il y a moins d’allu­ sions directes à cela dans 1enseignement de Nagarjuna, qui écri­ vait un millénaire avant les tibétains, mais quand on sait interpréter le symbolisme, on retrouve un certain nombre d’al­ lusions indirectes au yoga dans son enseignement. C’est une par­ tie de ce que nous allons développer dans l’étude ci-dessous. Un message essentiel de Nâgârjuna est de ne pas s’ac­ crocher à des concepts sectaires. Le Bouddha lui-même parlait souvent d’agrahya, ne pas s’agripper, les deux mots sont d’ail­ leurs de la même racine indo-européenne. Quand on y pense, on retrouve finalement une répétition intéressante de l’histoire en ce qui concerne l’enracinement du bouddhisme en Occident. Comme au moment de son apparition en Inde, elle dérange un clergé bien établi dans ses rituels, à l’époque c’était les brah­ manes, maintenant en Occident ce sont les prêtres chrétiens. Dans les deux cas, il y a non seulement la remise en question du rituel, mais aussi de ce Dieu personnel avec lequel les rites sont censés mettre en relation. La différence, c’est que de nos jours, le développement des sciences, astrophysique, biologie et psychologie en particulier, fait clairement pencher la balance dans le sens de l’intuition première du Bouddha, c’est-à-dire à propos de la non-existence d’un Dieu personnel et créateur. Cela remet en question évidemment aussi la raison d’être des rituels mêmes, et n est pas sans créer des remous et des réactions dans les clergés en tous genres, nous y reviendrons bientôt.

Nous allons beaucoup parler de détachement dans cette étude, mais il faut bien souligner dès le début que Nâgârjuna sait bien distinguer entre deux types de chercheurs spiri­ tuels, ceux qui sont engagés dans le monde et ceux qui sont moines. Il fait même pour chacun des chapitres séparés dans sa Lettre à un ami spirituel42. On peut pratiquer dans le monde un détachement profond, quand on a compris que l’essence du renoncement était dans le mental. Le détachement est avant tout une question d’attitude intérieure, quel que soient le type de vie et les devoirs que l’on ait. C’est quand on comprend ce contexte qui se répète que l’œuvre de Nagarjuna prend tout son sens pour notre époque. Depuis un quart de siècle que j’écris sur des sujets spi­ rituels, c’est la première fois que je compose toute une série de méditations concrètes avec des visualisations expliquées en détail. Il se trouve aussi que celles-ci sont liées à 1ouverture des canaux. Une motivation de fond pour me lancer dans cette petite entreprise a été la suivante, elle est simple à comprendre. Si j’avais eu entre les mains le présent texte il y a 25 ans, il m’au­ rait été bien utile. Pourquoi alors ne le serait-il pas maintenant pour certains autres qui se lancent ou cherchent à progresser en méditation ? Rapprocher l’hindouisme et le bouddhisme

C’est un souhait souvent repris par le Dalaï-lama, et dont se fait écho notre petite Shambhavî, qui, bien qu’hindoue, se sent visiblement associée à la vaste sagesse bouddhiste à travers son lien avec Nâgârjuna et le Dalaï-lama. Le grand historien anglais Arnold Toynbee parlait de bouddhéité pour désigner l’ensem­ ble hindouisme-bouddhisme, qui s’est répandu ensuite en Asie sous forme, au moins en apparence, principalement boud­ 42. Driessens Geoges, Lettre au

roi, Seuil, Points-Sagesse.

dhiste. En fait, le Bouddha ne voulait pas créer une nouvelle religion, il faisait partie de tous ces sages de l’Inde qui propo­ saient une voie de méditation pour obtenir la Libération. De plus, pendant quinze siècles, ces deux courants se sont non seulement côtoyés, mais ont interagi à tous les niveaux, que ce soit du point de vue philosophique, rituel ou encore artistique, etc. Ce qu’il y a de nouveau à notre époque, c’est le retour des bouddhistes en Inde en nombre assez conséquent, un phéno­ mène qui est favorisé aussi par la facilité des communications et la plus grande mobilité des pèlerins bouddhistes du monde asiatique pour venir visiter le berceau indien de leur religion. Comme le disait le Dalaï-lama lorsqu’il est venu inaugurer le pavillon du Tibet à Auroville en début 2008 : « L’Inde est mon gourou ! » Ce n’est pas complètement par hasard si je termine de relire la première version de ce texte durant la Kumbha-méla à Hardwar. Il s’agit de la cité de Shiva, donc reliée au yoga, et d’un évènement qui est structuré autour des ordres de sannyâsis, et ainsi relié au védânta et à Sankarâchârya, à travers lui au shûnyatâ et donc, si l’on remonte le fil de l’histoire, à Nâgârjuna. À la Kumbhaméla de Prayag (Allahabad) en 2001, pour la première fois dans l’histoire, le Dalaï-lama a effectué un poûjâ à la manière hindoue avec un des Shankarâchâryas, c’està-dire des successeurs du sage védantin du VIIIe siècle. La ren­ contre avait été organisée par Swami Chidânanda de Paramarth Niketan à Rishikesh. J’écris d’ailleurs ces lignes le lendemain de ma rencontre avec E. Selvanizza. Il m’a raconté qu’il était présent à cette poûjâ de 2001 à Prayag et qu’il l’a même filmée. Il est l’actuel président de la Fédération italienne de yoga, et est souvent en lien avec les maîtres de l’Inde. Quand on s’intéresse au rapport entre les deux reli­ gions, on peut mentionner par exemple que l’hindouisme est redevable au bouddhisme des débuts de la statuaire : celle-ci semble maintenant typiquement hindoue mais, en fait, a comtoo

mencé avec les bouddhistes qui se sont mis assez rapidement à élaborer des représentations du Bouddha lui-même, et en­ suite les hindous ont suivi pour figurer leurs dieux dans la pierre ou le bois. On peut citer parmi d’autres trois livres sur ce sujet hindouisme-bouddhisme, The Buddhist Transformation of Yoga, Bhagavad-Gita and Buddhism et enfin Buddhism and Hinduism, ce dernier de Ram Swarup43. Réfléchissons maintenant d’un peu plus près à un exemple de réintégration d’idées-forces du bouddhisme dans l’hindouisme. Cela s’est fait au IIIe siècle avant l’ère commune par la Bhagavad-Gîtâ. La tendance ascétique, monastique et non-violente du bouddhisme mettait de fait en question deux piliers de la société hindoue, c’est-à-dire la caste des prêtres et celle des guerriers. Une des argumentations centrales de la Bhagavad-Gîtâ est intéressante à ce sujet. Krishna part du fait qu’on ne peut vivre sans l’action, sans le karma, car il faut bien manger ou respirer, tout cela est du domaine de l’action bien sûr ; mais ensuite, il extrapole à l’action rituelle et celle de la guerre supposée juste, et en conclut finalement qu’elles sont aussi indispensables, et ainsi il récupère les « parts du marché » pour les deux groupes influents de la société, c’est-à-dire les brahmanes et les kshatriyas, et pour ces deux activités dont on peut honnêtement avoir le droit de vouloir se passer, le rituel et la guerre sacrée. Cela fait penser, pour ceux qui connaissent la psycho­ logie, à ce qu’on recommande aux vendeurs de porte-à-porte. Cela s’appelle en anglais le « yes set ». On commence à deman­ der aux clients potentiels : - Savez-vous que nous sommes lundi matin ? - Oui, bien sûr ! - Savez-vous que ce nous sommes en période de crise écono­ mique ? 43. Éditions Voice of India, Delhi.

—Oui, évidemment ! Le vendeur pose ainsi une série de questions au fond banales, auxquelles le client ne peut répondre que par oui, puis il finit par glisser la question importante : «Vous achetez notre nou­ veau turbo-aspirateur qui nettoie 50% de microbes en plus dans les moquettes par rapport aux autres appareils sur le mar­ ché, nos études scientifiques l’ont prouvé ? » Comme l’inter­ locuteur a été conditionné à répondre oui, il répond là aussi oui, par inertie. C’est le «yes set», et il est refait, ayant acquis un instrument dont après tout il n’avait guère besoin. Ce rap­ prochement simple donne en fait une bonne idée de la contes­ tation bouddhiste directe de l’ordre établi de l’hindouisme. Les idées bouddhistes avaient un fort écho dans la population, que ce soit sur l’inutilité du rituel pour la Libération, ou, sur la non-violence, ou encore à cause de leur regard critique sur les guerres présentées comme justes. Les bouddhistes soulignaient le fait psychologique que ceux qui voulaient de toute façon partir au combat cherchaient toujours à présenter cela comme juste. Les brahmanes et les kshatriyas, apeurés par la perspec­ tive de la perte de leur « marché », ont malgré tout fini par réus-, sir à « vendre » à un public qui n’en avait sans doute pas complètement besoin leur produit fini, c’est-à-dire le rituel et la guerre supposée juste. Il est intéressant de détailler ces mécanismes psycho­ religieux de réaction de l’hindouisme au bouddhisme, car l’ar­ rivée de ce dernier en Occident est accueillie avec à peu près les mêmes mécanismes de réaction par le christianisme. Le cœur de la pratique chrétienne est basé sur le rituel, chassegardée d’un clergé fortement organisé, la messe au moins une fois par semaine le dimanche. D ’autre part, la base de la pra­ tique bouddhiste est la méditation. Beaucoup de gens réalisent qu’ils ont plus besoin d’une voie de méditation-intériorisation bien structurée plutôt que d’un rituel et d’une soumission idéologico-théologique à un système clérical. Par ailleurs, l’argu­

ment de la guerre juste trouve de moins en moins de preneurs. On est moins prêt à s’engager de bon cœur dans les troupes de l’Église qui agiterait le spectre de la peur de se faire massa­ crer par les hordes extérieures du matérialisme ou de l’isla­ misme. Le public devient trop instruit, trop éduqué et trop méfiant pour continuer avec le simplisme, voire l’automatisme de tels schémas. De ce fait, la machine ecclésiastique essaie de trouver des moyens détournés pour récupérer les choses, et va peut-être nous sortir une sorte de Bhagavad-Gîtâ chrétienne pour tenter de retrouver son influence qui s’évanouit : « Nous aussi nous avons notre type de méditation, notre mystique né­ gative et de la connaissance, mais comme on ne peut pas se passer d’action, ni de guerres, ni de rituels, venez quand même chez nous, et engagez-vous, rengagez-vous pour servir le monde en vous soumettant à nos institutions... » Ils vont sans doute avoir des succès tactiques à court terme, mais on peut raisonnablement estimer que le mouvement général et à long terme n’est pas en leur faveur. Les laboratoires pharmaceutiques cherchent régulière­ ment des anti-psychotiques de plus en plus puissants. Au fond, l’enseignement même du Bouddha, quand on comprend bien ce qu’il veut dire, est un bon anti-psychotique pour toutes sortes de délires de toute-puissance : par exemple se fabriquer un concept de Dieu omnipotent qui doit conquérir la terre en­ tière et penser en même temps qu’on a une relation privilégiée et exclusive avec lui : voilà qui peut être consolant, aider à dé­ passer un sentiment d’infériorité et de dépression, mais voilà aussi qui peut faire glisser insensiblement dans un délire, jus­ tement celui de toute-puissance. Il est bon de savoir prendre cet avertissement de psychologie au sérieux, si on veut éviter que les violences de demain soient pires que celles d’hier, qui ont été nombreuses et graves. Quand on a une certaine connaissance et compréhension de l’histoire, il est intéressant de voir comment, au fond, les mêmes schémas se répètent.

Certes, malgré ces critiques, la Bhagavâd-Gîtâ reste un beau manuel en ce qui concerne la spiritualité de l’acdon juste et de la dévotion à un Dieu personnel. C’est aussi une raison de son succès durable jusqu’à nos jours. Dans cet équilibre des forces entre, d’un côté, le jaï­ nisme-bouddhisme sans Dieu personnel et créateur, et de l’au­ tre le brahmanisme ou le monothéisme, redisons le point essentiel : la balance est en train de pencher franchement du côté du jaïnisme-bouddhisme grâce à la science, et c’est cela le phénomène vraiment nouveau. Le champ d’action du Dieu unique et tout-puissant se réduit de plus en plus, il a déjà été chassé du champ des causes des maladies physiques depuis longtemps, de l’origine du fonctionnement de la nature par la physique, de la création matérielle du monde par l’astrophy­ sique et la biologie, il est de plus en plus évacué de la vie psy­ chique elle-même par la psychologie moderne, comme au fond il l’avait déjà été par la psychologie spirituelle du jaïnisme et du bouddhisme depuis environ trois mille ans. Ces évolutions ne sont probablement pas réversibles à long terme. La sagesse de Nâgârjuna et sa modernité

Il y a quelques livres en anglais sur Nâgârjuna, le plus impor­ tant étant à ma connaissance celui de K. Venkata Ramanan, qui est une traduction réorganisée et commentée du Mahâprajnâparamita Shastra, un commentaire par notre philosophe à propos du Sutra du même nom. Le texte qui a été perdu en sanskrit a été conservé en chinois, et il a été retraduit en anglais, en donnant à la fois les mots techniques avec leurs caractères chinois et leur équivalent sanskrit. C’est sur ce livre de 400 pages que j’ai principalement travaillé, et je me suis aussi aidé de la Lettre à un ami spirituel, dans son édition de la Tibetan Librarv of Works and Archives de Dharamsala, Nagarjuna ’s Letter, avec le commentaire médiéval de Rendawa, qui était proche de

Tsong-ka-pa. Le titre sanskrit de cette œuvre est Suhrita lekhh, ce qui pourrait se traduire littéralement par « Les écrits, lekha, du bon cœur, suhrita », ce qui est un titre assez naturel pour un écrit spirituel. À l’époque où vivait Nâgârjuna, le Mahâyâna était en formation, il y avait déjà eu le bouddhiste Ashvaghosa qui avait repris un certain nombre de notions des Upanishads et s’était écarté de la doctrine très stricte des sarvâstivâdins. C’est à partir de ceux-ci que Nâgârjuna a évolué en s’opposant à eux sur un certain nombre de points. Nagarjuna a introduit clairement dans le bouddhisme les bases d’une métaphysique non-duelle. L’autre grand principe du mâdhyamika, l’école de Nâgârjuna, a été ce qu’on pourrait traduire par « l’habileté du non-attache­ ment », an-upalambha yoga. La logique de Nâgârjuna dépasse celle d’Aristote, avec un appel constant à ne pas rester coincé dans les contradictions mais à les dépasser. Une autre notion centrale du mâdhyamika est shûnyatâ : il ne faut pas traduire ce concept par néant, bien que son sens étymologique soit vacuité. Quand on comprend sa signification, elle désigne surtout la relativité à la fois des choses en elles-mêmes et du point de vue sur les choses. La réa­ lité des entités est seulement temporaire ; dans ce sens elles ne sont pas complètement existantes, mais bien sûr elles ne sont pas complètement inexistantes non plus. Cela est la vue juste, et comme le dit le Bouddha de façon imagée : « Ceux qui sui­ vent une vue juste sont pareils à un rondin qui flotte (entre les rives du Gange, sans couler au milieu) vers le nirvana, qui glisse en descendant vers le nirvâna, qui gravite vers le nirvâna..., car la vue juste flotte, glisse, et gravite vers le nirvâna. »44 Ce qui fait qu’on s’attache, qu’on s’agrippe aux choses, ce ne sont pas les choses elles-mêmes, mais l’ego. C’est un phé­ nomène de projection. Pour prendre une comparaison fami­ lière, on pourrait dire que la confiture est sur les mains qui

prennent, et non pas sur l’objet qui est pris. Shûnyatâ n’est donc pas la non-existence complète, mais la non-individualité des personnes et des choses. C’est une sorte de solvant universel pour se détacher de la fausse idée de substantialité complète du monde. Certes, les différences existent, mais il ne faut pas faire un absolu de ce qui représente au fond surtout un classe­ ment : cette attitude représente la tendance de la science mo­ derne, et celle, à 1 époque de Nâgârjuna, du jaïnisme, du vaishshika et du sarvâstivâda (sarv tout, asti existe, vâda théo­ rie) : « Considérer que les différences sont absolues, c’est être en contradiction avec la nature des choses au niveau du monde autant qu’au niveau de la Réalité ultime. »45 L’attachement aux classements en tant que tels peut être un trait obsessionnel, alors que nous sommes égarés sur cette terre comme un pois­ son sur la plage, et qu il faut nous hâter de retourner dans l’océan de shûnyatâ. C’est la « saisie », l’agrippement, graha, qui pose pro­ blème, et ce à quatre niveaux : déjà la saisie pour les objets des sens, c est la sensualité, au maximum la débauche, mais il y a aussi la saisie représentée par l’attachement psychorigide au moralisme et à des points de vue sectaires. Ce sont des facteurs qui mènent directement à l’intégrisme ou au totalitarisme. La quatrième et dernière saisie est de croire que l’ego est substan­ tiel. La psychologie moderne est largement tombée dans ce piège et commence juste à s’en sortir sous forme par exemple de psychologie transpersonnelle ou de science contemplative à la manière de Francisco Varela : elle peut associer la phéno­ ménologie et l’expérience à la première personne avec celle à la troisième personne. Par ailleurs, il faut aussi bien compren­ dre que le désir est déjà une saisie subtile de l’objet avant même de l’avoir en main. Le grand paradoxe du Mahâyâna, c’est qu’il ne faut pas s’agripper au nirvana: « Pour celui qui ne s’agrippe pas, le

monde est lui-même nirvana, tandis que pour celui qui s’agrippe, le nirvana lui-même est le monde. »46Voilà un sujet de méditation central. Le mental, quant à lui, a une tendance automatique à réchauffement, à l’emballement-ébullition, au maximum jusqu’à l’excitation maniaque. Si on veut éviter le re­ tour de flamme dépressif, mieux vaut couper le feu sous la marmite, faire en sorte que l’on revienne à une température normale, que l’esprit retourne à sa vraie nature. Il est meilleur qu’il cesse de saisir « tous azimuts », comme un bébé insup­ portable qui porte tout à sa bouche au grand dam de ses parents. Au fond, Nâgârjuna est un bon psychiatre : il voit que le nœud de la souffrance humaine réside dans la névrose de fixation et sa thérapie est simple, elle tient même en un seul mantra : « Dé-fixez, dé-fixez, dé-fixez ! » Puisque tout est un, toutes les dualités, les distinctions sont vides et shûnya représente alors la Voie du milieu entre éternalisme et négativisme philosophique (ce terme est aussi utilisé en psychiatrie, mais dans un sens différent, désignant l’oppositionisme des schizophrènes). Certes, il y a par exemple un grain de vérité dans l’éternalisme, mais si on s y accroche de façon dogmatique, cela devient un spasme, une épilepsie, voire une catalepsie. Par ailleurs, pour éviter de donner trop de substances au temps, Nâgârjuna évite le mot kâla, et utilise plutôt samaya. Ce dernier terme contient le préfixe sam, qui si­ gnifie « ensemble », « composé ». Le temps est en effet une construction mentale, et il ne faut pas en faire une divinité à la manière de l’hindouisme, où Mahâkâl est une sorte d’ogre qui avale constamment le monde. Notons que le bouddhisme ti­ bétain populaire est en partie retombé dans une représentation théiste-animiste de Mahâkâl, dont la gueule ouverte tient la roue des renaissances dans la représentation habituelle à 1en­ trée des grands temples.

Nâgârjuna a fait une synthèse des tendances de son époque, et en tant qu abbé responsable d’une grande commu­ nauté, il a été particulièrement attentif à la réconciliation des différentes orientations sectaires, voyant que ses moines per­ daient beaucoup de temps à des débats stériles : « Pour celui qui demeure dans shûnyatâ, tout est en harmonie, pour celui qui n’est pas dans shûnyatâ, rien n’est en harmonie. »47Le men­ tal est au fond comme un chien qui ne peut s’empêcher d’aller régulièrement chercher l’os des disputes pour le ronger. C’est pour cela que la vraie paix est au-delà du mental. Le Bouddha lui-même ne prend pas parti, il est comme un soleil qui éclaire toute la réalité telle qu’elle est sans faire de choix. Le négativisme n’est pas seulement le nihilisme, mais aussi le rejet du monde de l’ascète excessif, soi-disant par amour de 1Absolu. Au fond, appliquer shûnyatâ au monde ma­ nifesté, fait sentir sa non-solidité comme, sous les doigts, celle du pain qu’on est en train d’émietter. Dans le même sens, il ne faut pas faire un absolu de l’impermanence, comme on est in­ cliné à le faire dans le Theravada. Celle-ci n’a été enseignée par le Bouddha que comme un remède à une humanité qui n’a que trop tendance à s’attacher et à croire naïvement que tout va durer toujours. Cette insistance sur l’impermanence représente en quelque sorte une cure de désintoxication. Le but dans ce processus spirituel, c’est un état d’équi­ libre, equipoise en anglais, qui provient de l’harmonisation de samathâ et de vipashyana (en pâli, samatta et vipassana): samathâ, la méditation de tranquillité, si elle est pratiquée seule, apai­ sera seulement les couches superficielles du mental. Si à son tour vipashyana est pratiquée seule, certes, elle atteindra les couches profondes, mais sans les apaiser. Ainsi les deux ap­ proches sont nécessaires en parallèle. Tout ceci permet l’éveil de la vraie compassion : « La fondation ultime de la sympathie réside dans la non division ultime entre soi-même et les autres.

L’individu en lui-même est une abstraction. » C’est ainsi que la sagesse de la vision juste rejoint la compassion. Certes, la croyance du mahâyâniste qui veut réussir à extirper toutes les racines de l’ignorance dans le monde et fait le vœu de se réin­ carner tant que ce travail n’est pas parachevé peut être critiquée comme une sorte d’excitation maniaque. Cependant, à l’inverse aussi, on pourrait taxer de dépressifs les théravadins qui croient qu’ils ne peuvent pas le faire. Les mahâyânistes se sont rendus compte que la fixation sur l’impermanence du bouddhisme ancien pouvait renforcer une tendance dépressive et donc ont été attentifs à mettre en avant aussi l’aspect de permanence. Finalement, ils invitent à aller au-delà de cette polarité. J’ai mentionné que nous avions eu un séminaire d’une semaine avec le Dalaï-lama et Raimon Panikkar en 1999 à 1Ins­ titut tibétain d’études avancées de Sarnath sur le thème de plé­ nitude dans l’hindouisme, vacuité dans le bouddhisme et mystique chrétienne. Tout le monde était d accord sur cette base commune de l’enseignement mystique : ne pas s’arrêter, aller tout le temps de l’avant, comme le dit le mantra célèbre de la Prajnâparamita : « gâté, gâté, paramgaté », « [aller] au-dela, au-delà, et au-delà du par-delà ». Les innombrables classifications de la science ne sont que relativement réelles, elles ressemblent à des arbres dont les racines se perdent dans une unique nappe phréatique lumi­ neuse sous-jacente. « L’erreur est de s’agripper à 1aspect ultime de l’analyse comme l’Ultime authentique. »48 L’attachement au sac de cendres

Nagarjuna insistait sur le détachement des conceptions figées afin de favoriser l’ouverture à des expériences mystiques réelles et vivantes, pas simplement la reproduction de souvenirs d ex­

périences passées. Dans le même sens, le Bouddha racontait l’histoire suivante : Un jeune veuf avait perdu sa jeune femme précocement et avait reporté toute son affection sur son uniquefils de huit ans. Il était au centre de son monde affectifet mental. Mal­ heureusement, un jour que le père était parti en voyage pour ses affaires, des brigands sont venus et ont non seu­ lement volé et incendié le village, mais ils y ont tué bon nombre de gens. Quant à l ’enfant, ils l ’ont fait prisonnier et emporté avec eux. Lorsque le père est revenu peu après, il a trouvé les ruines du village et un corps d ’enfant d ’en­ viron huit ans gravement calciné près de ce qui restait de sa maison. Il en a conclu qu ’il s ’agissait de son fils, a fini de brûler le corps, a mis les cendres dans un sac et a gardé celui-ci jour et nuit contre lui, comme symbole concret de son chagrin et de ce deuil qu 'il ne pouvaitfaire. Quelques mois plus tard, l ’enfant a réussi à s ’évader de chez les bri­ gands, a pu retrouver son chemin vers la maison pater­ nelle. Il y est enfin parvenu au milieu de la nuit et afrappé à la porte en disant « Papa!Papa! C ’est moi!». Le père, cependant, n a pas ouvert. Il ne dormait pourtant pas mais était en train de sangloter sur sa couche avec dans les bras le sac de cendres. Il a pensé qu il s agissait d ’un petit voi­ sin cruel qui imitait la voix de son fils pour lui jouer un mauvais tour au beau milieu de la nuit. D où sa colère et le renvoi de l ’enfant avec des mots si durs à travers la porte fermée que le garçon est reparti dégoûté pour être recueilli par une autrefamille bien loin de son village natal. Ainsi, père et fils ne se sont plus jamais revus.49 Nâgârjuna avait-il pressenti le monothéisme exclusif ?

Le monothéisme était très peu développé au Moyen-Orient à l’époque de Nâgârjuna, au premier siècle de l’ère commune. Cependant, il semble que Nâgârjuna l’ait pressenti et ait essayé 49. Histoire racontée par le Buddha à l’ascète Dighanakha, un ami de Sariputra, et reprise par Thich Nhat Hanh dans sa biographie du Bouddha, Siddhartha.

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de prévenir sa violence potentielle en insistant sur la nécessité de dépasser les notions spirituelles et métaphysiques exclusives et rigides. Au fond, il soutient que les multiples erreurs concep­ tuelles dans le champ spirituel et métaphysique pourraient se résumer à une seule : « absolutiser le relatif ». Dans ce sens, il y a un parallèle évident, en positif, avec la critique de l’idolâtrie dans le monothéisme. Cette critique peut être bonne quand on reste dans le domaine mystique, mais éminemment dangereuse quand elle est pervertie par une idéologie politico-religieuse et quand eüe se traduit par l’agression des temples et de la religion des autres pour les détruire. On absolutise le relatif, et on ido­ lâtre alors en fait un livre-fondateur d’une idéologie à tendance totalitaire. L’attachement idolâtre est au fond toujours là et bien présent dans le système de fonctionnement monothéiste, malgré ses déclarations emphatiques et émotionnelles visant au contraire. Simplement, il s’est reporté vers un objet plus subtil, mais donc de ce fait encore plus pénétrant, plus enva­ hissant, et donc plus difficile à dépasser : les croyants parleront de doctrine, les critiques d’idéologie totalisante, donc au bout du compte totalitaire, visant à soumettre le monde entier à une pensée unique. Cela a été, et est toujours, le drame non seule­ ment des intégrismes, mais aussi, ne nous le cachons pas, des orthodoxies monothéistes, en particulier chrétiennes et musul­ manes. Les juifs, quant à eux, sont moins préoccupés en pra­ tique par l’obsession d’imposer leur religion à un monde qui n’en veut pas vraiment. En un sens, cette étude même représente un défi au monothéisme exclusif qui s’est manifesté en Inde en particulier par la destruction des bibliothèques, monastères et centres de savoir bouddhistes par les vagues successives d envahisseurs musulmans ou islamistes, on ne sait pas trop comment les ap­ peler. Sans doute ils ont brûlé avec le reste de la bibliothèque de l’université de Nalanda le texte sanskrit de Nagarjuna com­ mentant la Prajnâparamita. Il a de toute façon disparu. Cepen­

dant, il s’est conservé dans sa version chinoise et a été retraduit en anglais vers 1960. C’est cette version dont nous nous sommes principalement servi pour cette étude, il s’agit donc en quelque sorte d’une résurrection. On peut certes remettre en question le polythéisme en faisant remarquer qu’adorer la forme particulière d’un dieu peut donner quelques pouvoirs magiques spécifiques, mais ceux-ci créent un attachement et reviennent donc à un piège. Cette notion est bien connue. Ce qui est moins connu, c’est qu il existe dans le monothéisme un attachement beaucoup plus intense, développé à cause du culte d’un Dieu unique sup­ posé tout-puissant, qui donne en miroir aux fidèles le senti­ ment personnel - le délire intime pourrait-on dire si l’on est plus critique - d’être tout-puissants. Le tout est bien sûr re­ couvert régulièrement de façon soit naïve soit perverse de grandes déclarations d’humilité. Même dans le christianisme ou on cherche à s’éloigner un tant soit peu du concept de Dieu autoritaire, on développe celui de Dieu Père de toutes les na­ tions. Ce Père reste en réalité non seulement autoritaire, mais réellement violent, pour ceux qui osent dire qu’ils n’ont pas d’intérêt particulier à croire qu’il existe ou qu’il faille l’aimer. L’archétype même de père est ambivalent, il peut rentrer en compétition vive avec ses enfants et chercher à s’en venger en les détruisant. N oublions pas que les dictateurs se présentent régulièrement comme « père de la nation » : celle-ci, à leur avis, ne pourrait vivre sans eux. Le nombre de gens qui ont péri (sans comptabiliser ceux qui n’ont pas pu naître) à l’invasion et à la conversion for­ cée au catholicisme de l’Amérique latine et centrale par les es­ pagnols et portugais au xvic siècle a été environ 85 millions. C est l’évaluation que donne par exemple des études améri­ caines et un auteur qui en a fait une l’analyse précise, l’historien et anthropologue brésilien Ribeiro. Ce dernier n’inclut dans les 85 millions pour une période de 150 ans que les indiens des

Andes et de l’Amérique centrale, ü faut donc ajouter ceux de la forêt et des plaines. Si l’on compte le déficit démographique (calculé par rapport au développement normal d’une popula­ tion), le chiffre monte probablement à 200 millions. Cela a été, à ma connaissance, le plus grand génocide de l’histoire hu­ maine. Ce fait mérite plus qu’une note en bas de page. Il doit donner à penser et à méditer. Nâgârjuna critique de façon implacable le sectarisme philosophique et religieux. Il avait vu ses propres moines en souffrir, et gaspiller leur énergie intellectuelle et spirituelle dans des querelles au fond stériles, causées en réalité par la recherche de pouvoir beaucoup plus que de réalisation intérieure. Dans une comparaison célèbre qu’il reprend du Bouddha, il dit que la parole n’est que le doigt qui montre la lune, mais pas la lune elle-même. On pourrait voir là-dedans une remise en question profonde des religions du Livre, qui sont fondées non seule­ ment sur une parole fixée, mais encore de façon plus rigide sur de la parole figée en écrit. Une bonne psychothérapie des délirants est de les sui­ vre dans leurs hallucinations jusqu’à un certain point, puis de les stopper et de leur montrer comment les propos dissociés se contredisent eux-mêmes. C’est la méthode qu a suivie Nâ­ gârjuna de façon très systématique avec les constructions théo­ riques en vigueur à son époque. Celui qu’on a surnommé le second Bouddha a été, et est toujours par ses écrits percutants, un vrai psychothérapeute des hallucinations dogmatiques-sec­ taires. Il a fait passer de l’air frais dans tout ce qui enferme, que ce soient les temples, les églises, les chapelles, ou toute « boîte d’allumettes » conceptuelle quelle qu’elle soit. On raconte au Japon, à propos de cette psychothérapie par la contradiction interne, l’histoire suivante. Un jeune homme avait une fiancée qui était malheureusement décédée de maladie. Sur son lit de mort, il lui avait promis fidélité et de ne jamais se marier, mais au bout de quelques mois, il s’est mis à avoir une

nouvelle petite amie. Cela ne s’est pas passé sans culpabilité, à tel point qu’il a fini par délirer. Il croyait qu’un spectre venait chaque nuit le menacer et l’envoyer en enfer à cause du viol de sa promesse. Personne ne réussissait à le guérir, jusqu’au mo­ ment où on a appelé un vieux moine. Il a compris la situation, ne lui a pas fait la morale, mais lui a demandé une seule chose : de poser une question au spectre : « Quand je prendrai une poi­ gnée de riz dans la cuisine, combien contiendra-t-elle de grains ? » « Ensuite, lève-toi, vas dans la cuisine, compte le nom­ bre de grains de riz ; si le chiffre est exact, suis tout ce que dit le spectre, s’il est inexact, ne l’écoute plus !» « Ce qui importe à propos du dharma ultime n’est pas d en parler ou non, mais de s’agripper ou non à la parole aux objets désignés par cette parole. »50 Voilà qui est une mauvaise nouvelle pour les intégristes de tout acabit qui idolâtrent leurs livres sacrés tout en maudissant le reste du monde en tant qu’idolâtres. Nâgârjuna va encre plus loin dans sa critique de ces mécanismes psychologiques quand il affirme : « Une unité qui est forgée de l’extérieur est artificielle ; elle ne fait qu’aug­ menter la souffrance ; et l’unité qui efface l’individualité dans le monde annule l’essence même de ce qui doit être intégré, elle ignore la personnalité complètement. Cela crée aussi une souffrance plus grande. »51 C’est une réflexion qui, au fond, coupe l’herbe sous les pieds des grandes religions prosélytes qui veulent imposer au monde à propos de leur fondateur une unité en réalité artificielle. Certes il y a eu des saints dans le monothéisme qui ont pratiqué les vertus jusqu à 1héroïsme, comme le dit la formule consacrée des procès de canonisation dans le catholicisme. Ce­ pendant, il y a une vertu qu’ils ont régulièrement oublié de dé­ velopper, c’est une réelle tolérance pour les autres croyances. La tendance générale chez ces saints, à de rares exceptions près, 50. Id. p.274. 51. Id. p.277.

a été d’aggraver plutôt par leur piété exaltée le sectarisme exis­ tant déjà dans la société de leur époque. Revenons au nombre du génocide d’Amérique latine qui revient à 15 fois l’Holocauste des juifs durant la seconde guerre mondiale : il a eu comme inspiratrice 1Église catholique, et ses théologiens, principalement Thomas d’Aquin, le « Doc­ teur angélique », qui affirmait clairement dans sa Summa théologica que les hérétiques devaient être « éliminés du monde par la mise à mort ».52 On pourrait faire remarquer avec une pointe d’ironie qu’il est passé par bien des détours et complications intellectuelles d’une Somme théologique pour parvenir à cette conclusion plutôt simpliste. C’est la définition même du sec­ tarisme dans toute sa brutalité. Il a donc une lourde responsa­ bilité, en particulier dans le génocide des Indiens qui 1a suivi deux siècles et demi plus tard. Dans ce sens, il est triste de voir qu’il reste le théologien de référence de l’institution catholique. Souvenons-nous qu’en réalité les conquistadors n’ont fait qu’exécuter les ordres des théoriciens-théologiens. C’est d’ail­ leurs l’excuse classique des bourreaux dans les régimes totali­ taires, exécuter les ordres, et les opposants du même coup... Par derrière tout cela, il y a aussi du point de vue psycholo­ gique, et métaphysique l’ombre d un Dieu Père tout-puissant des chrétiens. Evidemment, les croyants essaieront de l’exemp­ ter de toute faute en disant qu’il n’est qu’Amour. Voilà qui est, reconnaissons-le, une manœuvre plutôt naïve, et dans certains cas perverse, pour éviter de poser les vrais questions, en par­ ticulier celle de la violence d’une croyance à tendance exclusive. Ce qui est choquant, c’est non seulement les chiffres en euxmêmes, mais le fait qu’il n’y ait pas eu, comme nous 1avons dit, l’ombre d’un procès de Nuremberg pour condamner les coupables, c’est-à-dire en clair le pouvoir portugais et espagnol avec comme inspiratrice idéologique la papauté. C’est comme 52. St Thomas d’Aquin, Summa Theologica 11-2 (XI) 2-4.

si les morts étaient tués une seconde fois, c’est d’ailleurs bien ce à quoi tend le négationnisme dans toutes ses formes. Dans ce sens, la pensée de Nâgârjuna est d’autant plus à propos et moderne après ces deux millénaires qui ont été marqués par la violence religieuse, en provenance principale­ ment du monothéisme. C’est toute cette idéologie de croyance totalitaire qui a été déconstruite en quelque sorte d’avance par la métaphysique du sage bouddhiste, quand on comprend réel­ lement sa portée. Si on veut « désarmer les dieux », comme le dit bien Muller, spécialiste de la non-violence, dans un livre ré­ cent53, on ne peut faire l’économie de travail de déconstruction du concept d’un Dieu unique supposé tout-puissant, sinon on risque bien de rester à la superficie des choses et au niveau des voeux pieux. Soulignons l’importance de Nâgârjuna pour fon­ der une vraie métaphysique de la non-violence et, tout simple­ ment par la compréhension, pouvoir désarmer les dieux - en particulier les dieux qui se voudraient uniques. La méthode du sage à la fois philosophe et mystique vise à détacher l’esprit des conceptions rigides, et à lui redonner sa liberté première en le libérant de l’agrippement aux notions figées, qu’elles soient métaphysiques, idéologiques, identitaires ou émotion­ nelles. Tous ces niveaux sont bien sûrs impliqués-emmêlés dans la violence religieuse. On me demandera : « Voulez-vous dire que si les théologiens chrétiens avaient fait évoluer leurs idées selon la méthode de Nâgarjuna, on aurait évité en grande partie le génocide des Amérindiens ? » Je répondrai que oui. Pour mieux faire comprendre la portée de la pensée du « second Bouddha », je prends une analogie : il y a une vérité que j’ai apprise directement durant mes études de médecine grâce à des aînés beaucoup plus expérimentés que moi : les er­ reurs diagnostiques étaient souvent causées par le fait qu’on s’agrippait anxieusement à un ou deux symptômes ou signes, qu on éliminait donc tous les autres de son esprit et qu’ainsi 53. Muller Jean-Marie, Désarmer les dieux, Le Relié, 2009.

on ne voyait plus l’ensemble. Il en a va de meme généralement pour les erreurs spirituelles et/ou métaphysiques dans la re­ cherche de l’Absolu. On s’accroche à deux ou trois idées qui ne sont pas mauvaises en soi, mais on oublie de ce fait tout le reste et on finit par faire de grosses erreurs. « Le bodhisattva réalise qu’il est parvenu au niveau où il en est, seulement grâce à l’aide des bouddhas. »54 II est inté­ ressant de voir que le Mahâyâna évite de tout concentrer sur le Bouddha historique Sakyamuni, car celui-ci avait déjà dit de lui-même qu’il n’était ni le premier, ni le dernier d’une longue chaîne de bouddhas. En évitant de se concentrer sur l’unicité du fondateur, on limite les chances d’exclusivisme, voire de fa­ natisme. C’est ce que les chrétiens et les musulmans n’ont pas su, ou n’ont pas voulu voir. Au fond, Nâgârjuna a l’esprit large, il dit à qui veut l’en­ tendre : « Croyez à ce que vous voulez, mais simplement, ne le faites pas de façon “spastique”, ne vous y raccrochez pas comme en un spasme. » L’humanité en a assez de ces types particuliers de spasmophilies que sont les dogmatismes, sec­ tarismes et de leur enfant terrible de toujours, le fanatisme. Voltaire rapprochait déjà en son siècle ce fanatisme de 1 épi­ lepsie. De même que les blessures du cortex sont à l’origine de cicatrices devenant des foyers électriques qui provoquent des crises d’épilepsie, de même des blessures émotionnelles sont souvent à l’origine de ces « crises d épilepsie psychiques » que sont les accès de dogmatisme, de sectarisme et de paranoïa religieuse. Elles se dissimulent en général sous le déguisement passe-partout du conformisme et de la grégarité. On parle beaucoup de nos jours d’épidémie de grippe, mais la pandémie de grippe mentale qui afflige l’humanité depuis toujours, c’est la « grippe de l’agrippement ». Et le vaccin en est simple, effi­ cace, gratuit et sans effets secondaires : « ouvrir le poing fermé », depuis le niveau le plus physique —en sachant donner

par exemple matériellement à ceux qui manquent —jusqu’au niveau le plus subtil, en se « désagrippant », en se libérant des concepts et constructions rigides sur ce que devrait être la re­ ligion de la société et surtout sur ce que devrait être l’expé­ rience intérieure et ses fruits. Le « grilleur de grilles » Par souci de simplification et de répandre un message de masse, les mouvements dévotionnels ont en pratique réduit leur contenu on peut dire souvent à l’extrême. On peut citer par exemple le fait d’écrire sur les murs des graffitis du genre «Jésus sauve» ou asséner inlassablement des «vérités» du genre « crois à un tel et tu seras sauvé du châtiment éternel, sinon... » En fait, il faut aussi reconnaître qu’un certain nombre de mouvements de psychologie ou d’idéologies suivent le même schéma, la même grille. L’intérêt de Nagarjuna, c’est qu’il a bien mis en évidence ce processus dans le monde de son époque et l’a désamorcé pour libérer les esprits. Sa thérapie de ce type de maladie spastique, nous l’avons dit, est le déta­ chement. Et les opposants du sage, évidemment frustrés qu’on vienne casser leur maison, ont essayé de contre-attaquer de façon simpliste en disant : « Mais vous aussi, vous avez votre système !» Ce à quoi Nagarjuna répondait : «N on ! Je me contente de démonter le système des autres, en mettant sim­ plement en évidence toutes leurs contradictions internes ! » Derrière une agression apparente, il s’agissait d’une compas­ sion réelle. Il souhaitait que les gens de son époque, en parti­ culier les religieux et les moines, ne restent pas emprisonnésempoisonnés derrière les barreaux de leurs grilles de lecture, et puissent s’en évader. On pourrait dire qu’il a développé une profession nouvelle, intéressante et éminemment utile à l’hu­ manité : « grilleur de grilles »...

Nagarjuna et le védânta

Il y a eu bien des querelles inutiles entre le bouddhisme et l’hindouisme, à cause du fait que certains mots avec des sens dif­ férents n’aient pas été clairement définis. Un exemple est la notion de soi, âtman, qui est très proche pour les bouddhistes de celle d’ego, alors que le védânta l’associe souvent au Su­ prême. Si par contre on comprend que Vâtman des boud­ dhistes est l’ego de / ’advaita, il n’y a plus guère de problème entre les deux écoles. De plus, un advaitin ne pourra que sous­ crire à cette affirmation de Nagarjuna : « La racine du cycle de toutes les souffrances, c’est l’ignorance, avidyâ. »55 La réelle na­ ture du monde est Prajnâ, pour le védânta Brahman. Plus loin, Nagarjuna affirme : « Le sage voit que toutes choses sont égales à une création magique. » Il ne prononce pas le mot de Mâyâ, mais l’idée est clairement présente. Le « Nâga » parle aussi de l’Être non divisé, advaya dharma, comme de la Réalité ultime, ce qui revient au Brahman du védânta. Quand le mâdhyamika affirme qu 'avidyâ est prajnâ elle-même, cela revient à dire que mâyâ n’est pas différente de brahman, c’est là encore le fondement même du védânta. Ce qui passe d’un corps à l’autre dans la transmigra­ tion, n’est pas un ego ou un atmân permanent, mais vijhâna, une conscience impermanente, un simple agrégat. Cela res­ semble fort au corps causal, kârana sharira du védânta, une sorte de « sac de nœuds » pour parler de façon familière, qui passe d’un corps à l’autre. En ce sens, les actes forment des sortes de conduits, ils creusent des « canalisations » qui mènent aux prochaines incarnations. Certes, il existe une conscience individuelle, c’est une évidence, mais elle n’est pas éternelle. Le mâdhyamika explique qu’on a de toute façon besoin d’une conscience en quelque sorte transitionnelle qui réagit au coup par coup aux sensations,

c’est cittâ ou vijnâna - mais pas d’un jivâtma (âme individuelle) permanent. Nous en arriverions sinon à l’argument de la ré­ gression infinie. Si la conscience sous forme de cittâ, déjà fonc­ tionnelle en soi, avait besoin d’une autre conscience immobile et inactive pour être consciente, quelle serait l’autre conscience qui sera derrière cette conscience, quelle sera le jivâtma du jîvâtma et ainsi de suite ? Il s’agit d’un engrenage en fait sans fin, et les bouddhistes ont simplement décidé de ne pas mettre le doigt dedans. Le feu de cittâ peut bien brûler de lui-même, il n’a pas besoin d’une « personne humaine » par derrière pour faire son travail. Admettre que l’ego est impermanent mais qu’il est contrôlé par derrière par un jivatma qui, en pratique, ne sert à rien car il est inactif, semble bien mystérieux, voire imaginaire aux bouddhistes. La libération vient du processus de connaissance directe du mental et de son fonctionnement, il n’y a pas besoin de présupposer une âme individuelle per­ manente à cela. Nous nous rapprochons de la psychologie mo­ derne et nous nous éloignons de concepts métaphysiques articulés avec l’existence d’un Dieu personnel et qui en dépen­ dent d’une façon ou d’une autre. Le mâdhyamika a plusieurs termes pour désigner la base permanente de l’Ultime correspondant au Brahman du védânta : sva-bhava, l’Être en soi, dharmadhatu, l’Essence de la réalité, nous reparlerons de ce terme ci-dessous, ou encore bhukoti, la fine pointe de l’être. Par ailleurs, il est intéressant de re­ marquer que Shankarâcharya critique de façon très détaillée 1école bouddhiste des Vijnânavâdins, mais reste très discret sur le shûnyavâda de Nâgârjuna. Il l’écarte d’un revers de main en le traitant de nihiliste, c’est-à-dire en interprétant au premier degré, et de façon populaire, le terme même de shûnya. Il vou­ lait séparer clairement le védânta du bouddhisme, mais en fait il aurait été fort embarrassé de devoir reconnaître officielle­ ment que cette doctrine était la même que la sienne, à part quelques points de détail.

Le mâdhyamika répète avec force que le problème n’est pas avec les croyances, les théories, ou les dogmes, mais avec la manière dont on s’y relie. Si on s’y accroche, on plafonne, et même on risque fort de dégringoler dans le trou du sectarisme, voire du fanatisme. Si on ne s’y agrippe pas, on peut continuer à s’élever dans la pureté et la vaste étendue du ciel intérieur. Le mâdhyamika s’est prolongé en Chine avec l’école du Chan. Celle-ci a plus insisté sur la transmission directe de maî­ tre à disciple que sur le raisonnement philosophique, en disant directement que les mots étaient du « mobilier inutile »56. Cela ne voulait pas dire qu’il fallait abandonner la culture des qua­ lités spirituelles par une pratique régulière, mais par contre il était conseillé d’abandonner l’attachement qu’on avait aux concepts et plus avant, à cette pratique elle-même. Il est beau de remarquer que dans le septième des dix stades, bhûmis, du développement du bodhisattva, la qualité sur laquelle on insiste est le détachement des trois joyaux, c’est-à-dire du Bouddha, du Dharma et de la Sangha. Pour un bouddhiste conservateur, voire un peu psychorigide, cela représente beaucoup. Dôgen a nombre de réflexions très profondes sur le silence et l’arrêt du mental. Certains pourraient trouver para­ doxal que ses œuvres complètes occupent 90 volumes, j’avoue que je ne sais pas non plus précisément la taille exacte de ces volumes, peut-être sont-ils plutôt concis. Cependant, ce que j’ai lu de ses textes est fort intéressant et profond, même si je je suis loin de tout comprendre, n’étant pas un spécialiste de la culture bouddhiste japonaise médiévale. Cependant, il est important que cette œuvre soit là, elle fait partie du patrimoine spirituel de l’humanité. Après, c’est à chacun d’équilibrer le temps qu’il consacre à travailler dans les textes et celui à expé­ rimenter par soi-même. Kumârajîva affirmait : « Avec la réalisation de la vacuité complète, qui est la même que le nirvâna, la vraie nature des

choses, l’esprit, touche à la joie non-conditionnée.»57 Dans un hymne du Lankavatâra Sutra, on parle de Nâgârjuna directe­ ment comme du « Nâga », et on indique qu’il a atteint finale­ ment le stade de la Grande joie dès cette vie, après quoi il est parti dans le paradis de Sukhâvatî (la Demeure heureuse)58. Tout cela converge vers la définition fondamentale de l’Absolu dans le védânta, sat-chid-ânanda, qui peut signifier non seule­ ment «être-conscience-félicité», mais aussi félicité d’être conscient de l’Être.

57. « Exposition de la grande signification du Mahâyâna », cité par Ramanan, op. cit. p. 323. 58. Letter, op.cit. p. 16.

Chapitre 4 Voie du milieu, Râjayoga et Svara-yoga

Nâgâr juna était-il aussi un yogui ?

Étymologiquement, le terme Nâgâr juna signifie nâga, cobra et arjuna, blanc-brillant. Cela évoque directement la kundalinîShakti qui s’élève à l’intérieur du corps par le canal central, donc l’état de yogui éveillé. Nous reviendrons ci-dessous plus pré­ cisément au sens possible de ces termes, mais disons déjà que dans les commentaires, on compare celui qu’on appelait le se­ cond bouddha au cobra qui se faufile et qui sait frapper où il faut... C’est non seulement une reconnaissance de son habileté philosophique dans les discussions, mais aussi, plus largement, le fait que le mystique éveillé peut reconnaître, dans chaque re­ coin de l’univers, la kundalinî éveillée : c’est ce qu’on appelle dans la tradition du shaktisme, de la déesse, urdhva-kundalinî, la kundalinî dressée qu’on distingue partout. C’est une manière d’évoquer l’omniprésence du Soi sous cette forme particulière. Certes, si on veut relier Nâgârjuna à un yoga, ce sera d’abord le yoga de la connaissance : il permet d’aller au-delà

des apparences pour trouver la racine de tout. Cependant, son insistance sur le fait de ne pas s’agripper fait penser au yoga plus en général. Le yoga est le détachement, la désunion (viyoga) de l’union, yoga, à la souffrance, dit-on dans une des définitions données dans la Bhagavâd-Gîtâ, celle-ci se trouvant au chapitre VI. On peut aussi établir de nombreux liens avec le svara-yoga. Beaucoup d’éléments en fait sont reliés à l’ac­ croissement de tensions, au fait de s’agripper subconsciem­ ment à 1 hémicorps du côté de la narine fermée : mal-être en général, mais aussi perversion, haine, et... sectarisme. De plus, le terme névrose signifie au départ souffrance des nerfs de façon non pas physique, mais globale. Et quand on est attentif a la situation de son hémicorps du côté de la narine fermée, il y a effectivement une tension qui peut, quand elle augmente, se transformer en une certaine souffrance : légère douleur au fond de cette narine fermée, un peu comme si on venait de saigner du nez, légères céphalées unilatérales, perception d’une sorte de pincement dans la pommette du même côté comme si on était sur le point de pleurer, tension dans les dents tou­ jours du côté de la narine fermée, un peu de douleur à la nuque du même côté, etc. D où l’importance de méditer en profon­ deur pour régulièrement « désagripper » tout cela. L’attention, le mal-être du côté de notre narine fermée pourraient bien être interprétés comme une névrose de fixation. Détendre ces ten­ sions est le travail de base de l’ouverture des nâdis, et peut dans ce sens être considéré comme une psychothérapie de la « né­ vrose de fixation » fondamentalement inscrite dans notre sys­ tème physiologique et dans son miroir subtil, c’est-à-dire le niveau psychologique. L ouverture de la narine fermée est facile, avec un peu d habitude on la perçoit rapidement, presque instantanément. Cependant, elle est aussi bien difficile, car l’attention, cette « grande sauterelle » saute très vite d’un brin d’herbe à l’autre,

elle ne tient guère à son support de départ. Ceux qui ont tenté de pratiquer en particulier l’attention au souffle et au son du silence le savent d’expérience. Les deux termes « anxiété » et « angoisse » sont reliés à la racine latine qui signifie « étroit » : cela évoque la fermeture d’un canal, d’un conduit. On pense d’habitude au larynx et à l’œsophage, avec cette gorge nouée à cause d’une boule d’anxiété, mais sous-jacente, en profondeur, il y a aussi et sur­ tout l’exagération de la tension de la narine presque fermée qui se répand dans tout l’hémicorps du même côté. Pourquoi le mal-être, l’anxiété amènent à nous rétracter du côté de la narine fermée ? Probablement car cela corres­ pond à une régression vers le sommeil pour fuir les difficultés survenant durant l’éveil. Je développerai plus ce point impor­ tant dans le chapitre 13 sur le sommeil. Nous pouvons aussi mentionner le mémoire de D.E.A. sur émotions et latéralité de Stéphanie Pornin59. Elle est spécialiste en psychologie cognitive et a effectué une mission de recherche dans un laboratoire d’étude de la méditation à Rishikesh, ce bourg qu’on sur­ nomme la capitale internationale du yoga sur les bords du Gange au sortir de l’Himalaya. Elle explique, comme David Richardson, qu’en bref, le noyau préfrontal gauche traite les émotions positives et son symétrique droit celles négatives. Plus généralement, l’hémisphère droit, étant relié au cœur, a tendance à gérer le stress et les réactions de retrait rapide, alors que l’hémisphère gauche prendra en charge l’approche minu­ tieuse et donc relativement paisible des objets, étant relié au foie qui lui ne réagit pas au quart de tour en cas de stress. Ceci rejoint d’autres expériences citées par Matthieu Ricard sur la méditation et le cerveau dans son livre Plaidoyer sur le bon­ heur 60. Il y a aussi un lien évident avec la concentration sur le 59. Mémoire de 2004 présenté à l’Université de Lyon-Lumière, communique directement par l’auteur. . . . . 60. Ricard Matthieu, Plaidoyer pour le bonheur, Nil Editions, Poche.

cœur subtil à droite, cette pratique qui est le seul « yoga » re­ commandé par Ramana Maharshi. En se concentrant du côté droit, on stimule 1hémisphère gauche et donc notre « versant » anti-stress, celui qui prend en charge la concentration paisible. Nous verrons dans les visualisations proposées en der­ nière partie de cette étude toutes sortes de moyens pratiques de travailler là-dessus, et déjà, à la fin de cette section, nous donnerons des bases de réflexion dans ce sens. Mentionnons cependant dès maintenant que le très grand psychothérapeute américain, Ernest Lawrence Rossi, disciple de Milton Erickson et auteur dun livre remarquable sur la psychobiologie de la guérison, avait redécouvert par ses recherches l’importance de l’état de l’ouverture des narines pour le psychisme en général. Il a même proposé aux étudiants toute une série de sujets de docteur en psychologie pour détailler les recherches à ce pro­ pos. On trouvera plus de détails dans le chapitre sur ce yoga de l’ouverture des canaux dans mon propre ouvrage Le mariage intérieur61, et dans la troisième partie de ce livre où le chapitre 11 est consacré à ses travaux en lien avec l’équilibre gauchedroite. De manière générale, l’état intérieur est relié à la pos­ ture. Nous pourrions condenser cette vérité à multiples facettes en une formule : « Quand le mental est affairé, le corps est affaissé; quand le mental revient au centre, le corps re­ tourne à la verticale. » En chinois, la notion de milieu est essentiel : elle définit même 1identité chinoise en tant que telle, zhông guo : guo si­ gnifiant « pays ou empire », zhông « du milieu ». Zhông (pro­ noncer djông) a donné l’anglais China et bien sûr le français « Chine ». On comprend que la Voie du juste milieu ait été adoptée facilement dans l’Empire du Milieu. Qui plus est, le point de concentration habituel dans un certain nombre d écoles de méditation bouddhiste est dans la petite rigole à 61. Albin-Michel/spiritualité, 2001.

mi chemin entre la lèvre supérieure et le septum nasal. On 1ap pelle rén zhông, le milieu de l’être humain. Il permet à la fois de réveiller quelqu’un quand il a perdu connaissance et de sta­ biliser les émotions, on le pique par exemple en cas de trouble bipolaire, maniaco-dépressif. Ceci représente le but de la mé­ ditation, stabiliser les émotions et aller vers l’éveil. Rén zhông se trouve aussi au milieu de deux zones tendues par le stress chronique, l’une entre les sourcils et 1autre à la base du men­ ton. Il n’est quant à lui jamais tendu. Se concentrer dessus per­ met en fait d’évacuer naturellement l’excès d’énergie des deux zones susdites, un peu comme l’eau d’un lavabo passe par son orifice inférieur quand on le débouche. Nâgârjuna, en plus d’un logicien incontournable, a été également un grand yogui et un bon poète, et pour beaucoup de gens ses images parleront même plus que ses raisonnements et syllogismes quelque peu secs ou abstraits. Certes, toutes ces images ne sont pas de lui, elles proviennent aussi du Bouddha ou des courants du Mahâyâna débutant qu’il a synthétisés, mais au fond tant mieux, cela leur donne encore plus de poids et d’enracinement. Le philosophe-yogui est aussi présenté par la tradition comme un grand alchimiste. En fait, la plus haute des alchimies survient dès l’instant où on réalise que la matière grossière du monde est en réalité l’or même du nirvana. Nâgârjuna a telle­ ment bien mis cela en évidence qu’il est passé donc dans la tra­ dition également comme un maître alchimiste. Précisons mieux les sens des mots nâgâ et arjuna. Pour ce type d’informations, nous nous servirons du grand diction­ naire de sanskrit Monnier-Williams. Le mot nâga a une grande page et demie de sens, ce qui est rare. Cela signifie qu’il a beau­ coup été utilisé. Certes, il s’agit surtout de noms de plantes, de lieux ou de personnes. Cependant, on peut déjà remarquer la si­ militude avec le terme nanga, qui signifie nu. Le serpent est nu, il perd régulièrement ses mues, le yogui éveillé est également nu,

dépouillé de tous les concepts, ayant abandonné toutes ses mues. Nous observons là un lien direct avec l’insistance de Nâgârjuna sur le « désagrippement » à tous les niveaux. Précisons maintenant ce que représentaient les nâgas. Selon la tradition de l’Inde, ils ont la moitié inférieure de leur corps comme un serpent, et la moitié supérieure comme un être humain, des sirènes masculines en quelque sorte. Ils sont représentés dans la grande fresque sur le rocher de Mahâbalipuram au bord de la mer, au sud de Chennaï au Tamil-Nadu. C est la première grande sculpture de l’hindouisme datant d’en­ viron 690 e.c., elle représente des scènes du Mahâbhârata cen­ trées sur le Gange. Les nâgas sont censés habiter dans des cités souterraines, et aussi des rivières. Patanjali, le grand maître du yoga qui a vécu sans doute juste après Nâgârjuna est représenté comme un nâga, il salue avec les mains jointes, nâmânjali, à la manière habituelle de l’Inde, cela peut être considéré comme une allusion au samâdhi : sam, joindre, â, en faisant revenir en­ semble vers soi, dhi, les courants d’énergie, évoqués ici par 1union des mains. Si les nâgas vivent dans les rivières, c’est aussi une allusion au processus yoguique : les sensations de base, animales comme l’est le corps de serpent, sont transfor­ mées par les courants d’énergie en conscience humaine. Ces courants d énergie sont comme des rivières à l’intérieur du corps, leur nom d ailleurs, nâdis, qui signifie « tige », est très proche du terme nadî qui signifie « petite rivière ». Seuls le type du d et les longueurs vocaliques diffèrent. Arjuna en tant que personne était aussi le meilleur des frères Pandava pour ce qui était de l’archerie. Donc, que ce soit comme cobra ou comme archer, on peut dire que Nâgârjuna savait viser doublement juste dans les pointes qu’il lançait à tous les systèmes philosophiques connus de son époque. Nâga peut signifier aussi « requin », c’est donc une association d’idées plutôt forte. Les nâgas gardent les trésors du dieu des richesses naturelles, Kubera. Ils ont aussi toujours leur fête dans l’hin­

douisme, en juillet, le cinquième jour de la lune, qu’on appelle

Nâga-panchami.

Le cobra est typiquement lié à Shiva, le dieu du yoga. Il en a de différentes tailles autour du cou, du bras, et on l’ap­ pelle nâga-yajnâ-pavitâ, « celui qui porte le cobra en guise de cordelette sacrée ». Ce dernier symbole est important, car il suggère que Shiva, et par association via les cobras, Nâgârjuna, ont à la fois le savoir théorique des brahmanes et celui pratique des yoguis. Dans les siècles avant et après la période de Nâ­ gârjuna, le culte de Shiva s’est fortement développé dans le sud de l’Inde, et ensuite sa dévotion, bhakti, s’est répandue dans le nord. Quelque part, Nâgârjuna était honoré comme le Shiva des bouddhistes. Pour continuer dans ce sens, le lien entre Nâgârjuna et Shankarâchârya est perceptible à travers la légende de son en­ fance, qui n’est pas mentionnée dans la première biographie ancienne de Kumârajîva, mais qu’on retrouve dans sa biogra­ phie tibétaine beaucoup plus tardive. Ceci est compréhensible puisqu’il a fallu attendre que Shankarâchârya apparaisse au VIIe siècle pour qu’on puisse le rapprocher d une façon ou d une autre de Nâgârjuna. On dit que celui-ci, à l’âge de sept ans, de­ vait mourir —ainsi son horoscope l’avait prédit. Un moine de passage a suggéré qu’il pouvait etre sauve de ce malheur s il prenait les vœux monastiques, ce qu’il a fait. Il avait déjà d ail­ leurs une aspiration spirituelle, que sa formation monastique a confirmée. On dit la même chose de Shankarâchârya, sauf que son choix s’est fait à l’âge de 16 ans, car la prédiction as­ trologique annonçait qu’il devait périr à cet âge-là. Si les nâgas sont associés à Shiva, ils le sont aussi à Shakti, représentée régulièrement sous forme de cobra dressé au dessus du lingam. On pense aussi à cette épithète nâga kundala -knndalinî, « celui qui porte un cobra en guise de boucle d’oreille », où la racine kundal liée à la kundalinî est répétée deux fois.

Nous pourrions faire un lien entre Râmana Mahârshi et Nâgârjuna. Tous les deux étaient des grands maîtres du sud de 1Inde, ils ont insisté sur un enseignement qui allait le plus droit possible à l’essentiel, sans se laisser absorber par les dé­ tails d’un système ou d’un autre. Ils ont tous les deux des liens avec Shiva le méditant silencieux dans la montagne, ainsi qu’avec Dakshinamurti, littéralement « la statue du sud », qui enseigne en silence assis sous son arbre aux quatre fils de Brahma, simplement en faisant la jnâna moûdrâ, le geste de la connaissance. Venons-en maintenant au sens d’Arjuna. Il s’agit de la racine raj-, qui a donné en français « rouge », mais qui en sans­ krit a principalement le sens de blanc, brillant, argenté, couleur du jour, du lait et de 1éclair. On trouve aussi comme sens plus rare la couleur de l’aube, donc effectivement plutôt rouge comme le dérivé de la racine en français. Il s’agit en résumé de la couleur de la pureté, celle du lait et du jour autant que celle de l’illumination intellectuelle et spirituelle, l’éclair. Pour ren­ forcer la connotation de « jour », rappelons qu’Arjuna en tant que personnage était le troisième fils à moitié divin de Kunti, son père était Indra, le dieu du ciel et le roi des dieux dans les védas. Quand on synthétise toutes ces significations, on peut discerner dans Nâgârjuna l’incarnation du pouvoir suprême sous forme d’un yogui d’exception. Si on a, de plus, une défi­ nition large du yoga en y incluant le jnâna, le yoga de la connaissance, le nom de notre sage philosophe est tout à fait cohérent avec sa biographie. Le yogui est celui qui sait maîtriser les courants d’éner­ gie, symboliquement il est installé sur la tête du cobra. Il y a une représentation très connue de Krishna qui est debout sur la tête du nâgârâja, du roi des cobras appelé Kaüya. Ainsi, Nâ­ gârjuna tient le rôle presque d’un avatar, mais dans son cas non pas de Vishnou mais du Bouddha, en ce sens on l’appelle « se­ cond Bouddha ». Notons d’ailleurs la similarité des mots Nâ-

gârjuna et Nâgârâja. Ce rapprochement n’a pas échappé aux Tibétains qui ont composé un hymne à Nâgârjuna qui forme la préface de sa Lettre à un ami spirituel. Historiquement, son destinataire était le roi Udayi-bhadra (le nom de celui-ci peut signifier « gentillesse de l’aube » ou « douceur matinale »). Libre des extrêmes de la vacuité, le joyau sur la couronne du Nâga Dissipe les ténèbres des trois sphères, O toi, Nâgârjuna, seigneur des Nâgas, sois victorieux Assis au sommet de la tête de tous les êtres. 62 Normalement, le cobra de la kundalinî se redresse à partir du bassin, mais s’il se dresse au sommet de la tête, cela veut dire que l’individu a déjà cette kundalinî complètement éveillée. De plus, dans le tantrisme hindou comme tibétain, on médite régulièrement sur la divinité d’élection, ou le sadgourou, au sommet de la tête. Sans vouloir mélanger les traditions, on peut quand même faire le rapprochement avec 1uraeus, ce cobra dressé au centre du front des pharaons. Citons maintenant quelques histoires de la biographie tibétaine de Nâgârjuna, qui nous font pénétrer plus profondé­ ment dans le sens archétypal de sa descente sur terre. Elles sont merveilleuses et ne peuvent donc être incluses dans une biographie scientifique, mais elles transmettent de façon pro­ fonde une connaissance sur la spécificité spirituelle de l’ensei­ gnement du sage Commençons par une information intéressante . on dit que quand notre sage-philosophe a été abbé du grand monas­ tère de Nalanda au Bihar, dans le nord de l’Inde d’où il aurait renvoyé 8 000 moines pour corruption. Comme il n’y a pas de fumée sans feu, même si Nâgârjuna n’est jamais allé à Nalanda - Kumârajîva son premier biographe n’en parle pas - on peut 62. Letter, op.cit. p. 15.

quand même comprendre qu’il a certainement été un maître et abbé à la poigne ferme. On s’en rend compte aussi dans la force avec laquelle il assène ses arguments dans ses écrits. Du point de vue historique, sa présence est attestée en Andhra-Pradesh, mais pas dans le nord. Cependant, comme son enseignement a été à la base du bouddhisme mahâyâniste de Nalanda, la tradi­ tion a imaginé qu’il avait enseigné là-bas. Cela a été en quelque sorte vrai indirectement, car il l’a fait non pas en personne mais par l’intermédiaire de ses lignées de disciples. La biographie tibétaine nous raconte entre autres qu’il y avait une famine qui menaçait le monastère de Nalanda, et Nâgârjuna était responsable de l’approvisionnement, donc soumis à un grand stress. Grâce à un talisman qui permettait de marcher sur les eaux, il s’est rendu sur l’île au centre d’un grand lac. Par prudence, il a mis aussi un autre talisman avec le même pouvoir dans sa chaussure. Là-bas vivait un brahmane qui connaissait le secret alchimique pour transformer les mé­ taux en or. Quand il le lui a demandé, le brahmane rusé qui avait bien vu qu’il avait le pouvoir de marcher sur les eaux, lui a proposé un échange : lui donner son talisman contre le secret alchimique. Nâgârjuna a accepté, tandis que de son côté le brahmane a pensé que le moine ne pourrait jamais ressortir de 1île puisqu il serait privé de son talisman permettant de mar­ cher sur les eaux, et qu’ainsi il ne pourrait jamais utiliser et di­ vulguer le secret de la pierre philosophale. Cependant, à ce moment-là, il a sorti son autre talisman de sa chaussure et il est reparti en marchant joyeusement sur la surface du lac. Il a pu ainsi sauver son monastère de la famine. Du point de vue symbolique, le brahmane au centre de l’île inaccessible est le Soi, et le monastère menacé de famine pourrait bien représenter la communauté des moines boud­ dhistes affamés de véritables expériences mystiques, en en étant privés à cause des théories réductrices du Theravâda, sé­ parant comme au couteau le samsâra et le nirvâna. Nâgârjuna,

à qui un talisman dans sa chaussure permettait de marcher sur les eaux, évoque la légèreté du yogui qui a ouvert ses canaux d’énergie et n’a plus les pesanteurs habituelles des gens ordi­ naires dont les canaux sont fermés, voire bouchés... à l’émeri. Quant au secret alchimique central, c’est que le samsâra est au fond un avec le nirvâna, le plomb est un avec 1or. Cela a tou­ jours été la Réalité, mais nous l’avons oublié, il suffit donc pour le réaliser de nous en souvenir à chaque instant et de changer ainsi notre point de vue. On raconte que Nâgârjuna a été voir le grand chef des Nâgas, Mahânâga, qui l’a emmené dans le fond de l’océan et a ouvert pour lui Le trésor des Sept joyaux, ainsi qu’une version très complète de la Prajnâparamita, et ainsi il a pu rapporter ces deux enseignements sur terre. Ce récit a typiquement un sens yoguique : plonger dans l’océan, c est rentrer dans un état de conscience plus profond, à ce moment-là, parmi tous les courants de sensations dans le corps — symboliquement les nâgas ~ on éveille le plus grand de tous, l’axe central, Mahâ­ nâga. C’est alors que le trésor des sept joyaux s’ouvre, c’est-àdire que les sept chakras s’éveillent. Et on est capable de devenir un âcharya, un véritable enseignant spirituel comme Nâgârjuna l’a été. Dans une autre histoire, Nâgârjuna a rencontré un as­ pect terrible de la déesse, Chandikâ. Celle-ci a voulu l’emmener au paradis pour rester seul avec lui dans une intimité toute cé­ leste, mais il a refusé en lui expliquant qu il avait des moines à charge, et qu’au contraire, il fallait que ce soit elle qui s’installe près du monastère afin de pouvoir nourrir cette communauté. Elle lui a demandé : « Pendant combien de temps ? » L ’âcharya a répondu : « Surveille le madrier dans le mur du temple de Manjushrî, aussi longtemps qu’il sera là, tu nourriras la com­ munauté ! » Ce système a duré pendant 12 ans. Cependant, le moine responsable de la réception de la nourriture s est attaché

de façon de plus en plus amoureuse à la belle donatrice. Fina­ lement, il a franchi le pas et lui a fait des avances directes. Celleci n’a pas refusé d’emblée, mais lui a tendu un piège : « Si tu vas brûler le madrier de bois dans le mur du temple, peut-être bien que nous pourrons nous unir ! » C’est ce qu’a fait le mal­ heureux moine, et dans le même mouvement, le temple de la sagesse s est effondré, la belle Chanc/ikâ a disparu, envolée, et la communauté est restée sur sa faim, privée de nourriture... En plus du sens premier de discipline pour exhorter les moines à ne pas courtiser les donatrices, il y a un sens yoguique plus profond à cette histoire. Le madrier au centre du mur repré­ sente l’axe central du corps subtil : tant que la conscience y reste fixée, le monastère, c’est-à-dire la pratique spirituelle de 1individu, ne craint rien. Lorsqu’il est décentré, désaxé par un fort désir vers 1 extérieur, non seulement l’objet de ce désir n est pas obtenu du tout, ou pas de manière stable de toute façon, mais en plus la nourriture spirituelle du sujet et la soli­ dité de son « temple de sagesse » sera mise en péril. Le fait que Nâgârjuna ait été protégé par les cobras sous forme d’un dais dans leur jardin quand il a été leur ensei­ gner, le met sur le même plan que le Bouddha Sakyamuni après sa réalisation, ainsi que Parshvanâth, le 23ème Teerthankara et fondateur du jainisme qui est représenté régulièrement avec un dais de 5 ou 7 cobras au-dessus de la tete. Cela évoque aussi Krishna dansant sur la tête du roi des cobras, Kâliya. Par ce symbolisme du Nâga, Nâgârjuna devient ainsi tout à la fois bouddha, jina et avatar, et incarne en quelque sorte une syn­ thèse de la tradition indienne de son époque. Réfléchissons sur une question simple et pourtant em­ barrassante pour le bouddhisme. Est-ce que Nâgârjuna n’a pas découvert une doctrine plus élevée, plus profonde et plus large que le Bouddha Sakyamouni lui-même ? Et si oui, est-ce que ce dernier était vraiment complètement réalisé ? La manière dont les mahâyânistes résolvent cette problématique délicate

est de souligner que le Bouddha Sakyamuni a fait ce qu il pou­ vait pour faire comprendre l’Ultime dans le contexte et avec les limitations de son époque et que Nâgârjuna a fait de même cinq siècles plus tard, méritant ainsi le nom de « second Boud­ dha ». Le contexte ayant changé, le « texte » lui-même, le mode de présenter l’enseignement a changé aussi, mais l’essentiel est resté le même. De plus, Sakyamuni en personne a dit très clai­ rement qu’il n’était ni unique ni le dernier dans la chaîne des bouddhas et qu’il n’y avait donc pas lieu de l’idolâtrer naïve­ ment en tant que « sceau de la bouddhéité ». Sinon, on risque­ rait de tomber dans l’ornière, le simplisme et la solution de facilité d’un culte, pour ne pas dire d’une idéologie de masse. Abandonner la crispation et l’agrippement

Venons-en maintenant à une réflexion sur le sens de quelques termes clés du mâdhyamika qui tous tournent autour de la no­ tion de détachement, de décrispation. Un des principaux vo­ cables est an-upa-lambha. Lambha est de la racine lab- « prise », comme dans les termes d’origine grecque « épilepsie » ou « ca­ talepsie ». Upa- signifie « en dessous », il s agit donc de 1atta­ chement aux zones inférieures de la personnalité et du corps subtil comme obstacle principal. Nous retrouvons la perspec­ tive yoguique de transmutation de l’énergie vitale en énergie spirituelle par la montée de l’énergie vers les chakras supérieurs. On pourrait parler pour suivre la piste étymologique d hypolepsie. Contrairement à l’épilepsie qui vient par crise, l ’hypolepsie tend elle à la chronicisation. Lambha signifie aussi perception, discernement, recon­ naissance : le mystique oublie la conscience habituelle du corps, il s’absorbe dans l’océan de lumière au niveau du troisième œil, l’œil de connaissance, prajnâ, au sommet, paramita, du corps subtil, et il obtient ainsi prajhâparamita. Son éblouissement de la connaissance spirituelle est tel qu’il ne distingue plus les objets

habituels et banals de conscience, y compris les sensations cor­ porelles « en-dessous ». Dans le yoga de l’ouverture des canaux, on part de la constatation que la narine fermée est comme un goulot d’étranglement, relié de façon réflexe à toutes les tensions de 1hémicorps qui se trouve en dessous. Si on relaxe les deux niveaux, on ne s attache plus à ce qui est « en-dessous » et on peut faire converger l’énergie au troisième œil par les deux côtés, menant à 1expérience du nomdeux, advaya dharma, et à l’expé­ rience juste par excellence du sommet de l’être, bhutakoti. C’est une manière pratique de travailler et ressentir le mâdhyamika, grâce au svara-yoga, le yoga des latéralités. La racine de l’attachement vient bien sûr de la période néonatale, dès le jour de la naissance : le nouveau-né agrippe le téton de la mère avec la bouche, c’est pour lui vital, et dès qu il le peut, il s’agrippe aussi à elle avec les mains. Quand on lui met le doigt dans la main, il a tendance à l’accrocher, c’est un réflexe. Cet attachement physique et mécanique se déve­ loppe ensuite en un attachement affectif plus profond mais encore malgré tout réflexe, dont l’envers négatif, l’ombre, est la peur viscérale d’être abandonné. En insistant sur le nonagrippement, la non-crispation, le Bouddha et Nâgârjuna sont de bons psychothérapeutes, ils coupent directement la racine de la névrose d’abandon. Ainsi, se développe aussi le « nonabandonnisme ». Il ne faut même pas avoir peur d’être aban­ donné par cette « mère intérieure » qu’est le nirvana. Le nirvana ne vient qu à ceux qui sont totalement désagrippés. Cette «m ort de l’agrippement est le nirvana lui-même »63, il s’agit d une maxime centrale que nous avons d’ailleurs mis en exergue de cette seconde partie sur Nâgârjuna. On traduit en général en anglais anupalambha par nonclinging. L’anglais clinging, en plus du sens général d’attache­ ment, a aussi un sens particulier qui est intéressant, il signifie 63. Id. p. 135.

« moulant » en parlant d’un vêtement qui colle bien au corps. H en va de même pour la conscience lorsqu’elle se laisse obsé­ der par le corps qui lui colle à la peau comme un vêtement moulant, on pourrait presque dire moulinant, c est-à-dire écra­ sant. Dans le même sens, il n’y a rien de plus collant également à la peau que des conceptions étroites à propos de la vie exté­ rieure ou intérieure... Un autre terme très courant dans le langage du Boud­ dha pour la non-crispation est a-graha. Graha signifie au départ « saisir », de la même racine donc qu’en français « agripper ». Il a des sens dérivés importants, par exemple grah- en tant que planète, dans le sens de celle qui saisit notre destin. Dans le monde de l’Inde classique, on croyait beaucoup à l’astrologie et au fait que les astres gouvernent la ligne de notre vie de façon obscure. C’est comme s’ils saisissaient au cou le cheval de notre destinée et le dirigeaient comme ils le voulaient, ou à peu près. De plus, deux « planètes », Rahu et Ketu, sont sup­ posées saisir le soleil et la lune lors des éclipses, ce dernier terme se traduisant aussi par grah. On peut rapprocher cela des pulsions inconscientes, qui surgissent brusquement et éclipsent pour un temps le soleil ou la lune de notre claire conscience. À propos d’éclipse de la clarté de conscience, le terme graha-gana est important, il signifie littéralement « la troupe des saisisseurs », c’est-à-dire des démons qui créent toutes sortes d’ennuis, y compris ces maladies qui nous saisissent le corps ou le psychisme. Graha-grasta, mot qui répète en fait la même racine deux fois, veut dire « possédé par un démon ». Grahaka veut dire « prisonnier », et grahana, simplement « la main », en tant que celle qui par excellence saisit. Un autre sens de ce dernier mot est aussi la compréhension, la saisie intel­ lectuelle. Cette association indique clairement que ce mental qui est gourmand peut ingurgiter de nouveaux savoirs, de nou­ veaux objets à dévorer, mérite d’être comparé à un démon qui

nous possède, ou à une main spasmée, tétanisée sur les objets qu’elle ne veut pas lâcher. L avidité peut nous transformer en animal féroce, et gmha avec un « a » Iong signifie « crocodile, requin ». Grâhaka signifie « acheteur », et on retrouve ici encore l’avidité pour la consommation à tous les niveaux. Grâhi est la déesse qui cause 1épilepsie, et son fils est le dieu du sommeil. Grâhin est celui ou celle qui est séduisant, fascinant. Par ailleurs, grahya, la prise, est de la même racine que grab en allemand et grave en anglais, c est à dire la tombe : quand on est dans la saisie, la crispation, on finit dans le fossé (der Graben) qui devient une tombe (das Grabe) où a lieu finalement notre enterrement (das Begrübnis). Voilà tout un programme possible qui est un avertissement ! Avec le a- privatif, a-grâhya devient « ce que l’on ne doit pas accepter, ce qui doit être rejeté », et a-graha veut dire non seu­ lement la non-acceptation, mais une personne sans maison, et donc aussi un moine. On comprend que le Bouddha et Nâgârjuna ont donc fait d'a-graha la qualité centrale, presque l’identité du moine. C’est pour cela que pour la traduction d’agmba ou des termes équivalents, je favorise souvent « agrippement », et son contraire par le néologisme « désagrippement ». On retrouve la racine du mot que le Bouddha lui-même em­ ployait, avec au fond le même sens. Le terme upâdâna a la même signification générale, mais il est utilisé par le Bouddha spécifiquement pour décrire le moteur principal de la roue de la vie et de la mort en douze stades. Il signifie le fait de s’agripper à l’existence, il s’agit d’un stade qui vient après trishna, l’avidité, et mène à bhava, le désir pour avoir une renaissance. Dans le védânta, ce terme désigne la cause matérielle des choses et de manière générale, le fait d’intégrer, d’attirer à l’intérieur de soi. Adâna fait penser au français « s’adonner», ainsi, upâdâna, peut aussi signifier « s’adonner à l’inférieur », « avoir une addiction à l’inférieur », ce qui certes, est en soi une orientation risquant de nous faire

déraper sur une pente glissante... Quant à trishna, littéralement la soif, elle est la fille de la Mort, et la mère de dambha, l’hypo­ crisie,’la tromperie. Pour le Bouddha, elle est au centre de la roue des renaissances, et elle est produite par le sentiment, vedana, et mène à l’attachement, upâdâna. Notons que le terme pratiquement équivalent trisha, signifie aussi la soif, mais en tant que fille de l’Amour. Ainsi, dans le langage même, les deux réalités de l’amour et de la mort restent bel et bien fiées. Trishna (pâli tanhâ) est un terme intéressant pour une autre raison aussi. Il est probablement de la racine de tra- qui a donné transen latin : pour synthétiser ces différents sens, nous pourrions dire que la soif interne nous traverse-transperce, et justement à cause de cela, elle est un aiguillon pour nous transformertransmuter. To cling en anglais veut dire aussi du point de vue af­ fectif « être enlacé », comme dans to cling together ou bien to each other. On peut dire que notre conscience est « enlacée » dans toutes les tensions de la narine fermée et de l’hémicorps correspondant, la sensation d’ouverture permet, quant à elle, de dés-enlacer, de dé-lacer, et aussi de délaisser autant que de délasser... Quand on ressent un tant soit peu les canaux qui s’ou­ vrent, qui se débouchent, on s’aperçoit qu’en fait on était au­ paravant, comme le dit l’expression familière que nous avons déjà mentionné, « bouchés à l’émeri »... Pour prendre une autre image, nous vivons trop notre corps comme une petite boîte d’allumettes. Sentir la narine obstruée qui s’élargit, c’est comme ouvrir quelque peu le haut de cette boîte et lui permettre de commencer à communiquer avec le vaste espace du ciel (âkâsha). Par ailleurs, remarquons que lorsqu’on atteint le niveau du pur don, cela inclut aussi le pardon. Pur don et pardon ne font qu’un. Qui plus est, pour continuer sur le thème du désagrippement, on peut faire remarquer que l’expérience spiri-

tuelle est si puissante qu’elle vous laisse complètement « re­ tournés », y compris au niveau concret de la main : avant, elle était régulièrement vers le bas, pour saisir ou écraser, dans 1 agrippement, maintenant, elle est vers le haut, et dans le désagrippement elle s étend, s allonge et s’ouvre en devenant fleur de pur don. A-nimitta est une autre notion importante : c’est un terme qui veut dire que non seulement il ne faut pas s’agripper, mais en plus, il faut voir d’avance quels seront les risques de s’agripper et les éviter dès le départ. Comme dit le proverbe, mieux vaut prévenir que guérir. En Inde, on considère que c’est un très bon karma d’acheter des oiseaux en cage et de les libérer. Dans notre na­ rine fermée et dans chaque articulation du même côté, on peut ressentir qu’il y a nombre « d’oiseaux en cage » qui attendent qu’on leur ouvre la porte pour s’envoler. Ce sont des énergies piégées qui ne sont pas disponibles pour un travail de niveau plus élevé. Les libérer permet d’effectuer ce travail. Une traduction familière de anupalambha pourrait être « le fait de se dépatouiller ». En effet, on a régulièrement « les pattes dans la pâte » et dirigées plutôt vers le dessous. Quand les pattes sortent de la pâte et qu’on abandonne vraiment ce geste de prise, on est comme libéré, extatique, « nirvanique ». On se décolle aussi de cette impression de « collage » à la fois des muqueuses dans la narine obstruée, et dans l’hémicorps du même côté, des faces cartilagineuses dans les articulations. A ce moment-là, on peut vraiment décoller vers le vaste ciel ; pour résumer ce processus en une formule : « On se décolle à 1intérieur pour mieux décoller vers le haut. » Nous connaissons tous 1 expression douloureusement familière, « tête à baffes ». Si l’on était précis, il faudrait sans doute dire « demi-tête à baffes ». En effet, la peur de se prendre une claque est une base de l’anxiété, et elle a tendance à se ma­ nifester par une tension particulièrement du côté de la narine

fermée. De manière générale, une première loi psychophysio­ logique dit que le mal-être se traduit par une augmentation de la différence de tension entre l’hémicorps du côté de la narine ouverte et celui côté narine fermée, avec un accroissement des tensions dans cette dernière latéralité. Cependant, il y a aussi une deuxième loi indépendante qui indique que de toute façon la pulsion de vie du cœur, le stress du combat vital entraîne une tension chronique du côté gauche. Il y a alors deux possi­ bilités, qui alternent toutes les deux heures : quand c’est la na­ rine gauche qui est la plus fermée, la crispation de ce côté s’additionne, par contre quand c’est la narine droite qui est ob­ turée, il y a une sorte d’équilibre qui s’établit. Baudelaire disait, au début d’un célèbre poème des Fleurs du mal : « Sois sage, ô ma douleur ! » Si l’on observe de près les racines corporelles des sentiments, il ne serait pas déplacé de dire plus précisé­ ment : « Sois sage, ô mon côté gauche ! » En d autres termes, le sage laisse un passage dans les tensions chroniques du côté gauche pour pouvoir les amener vers la droite, il est assez adroit et à droite pour se libérer des tensions aussi gauches qu’à gauche, pour rééquilibrer ainsi les côtés et permettre petit à petit l’ouverture de l’axe central. Reconnaître shûnyatâ dans le samsâra, une recomman­ dation centrale de Nâgârjuna, c’est aussi percevoir régulière­ ment ce petit vide, ce « vidule » qui cherche à passer entre les muqueuses presque collées. Sam-sâra signifie étymologique­ ment « qui coule ensemble », on aurait presque envie de dire aussi qui « colle » ensemble. On retrouve ce « vidule » entre les faces des articulations du même côté que la narine obstruée, articulations qui sont elles aussi collées... Par ailleurs, percevoir nirvâna dans samsâra, c’est expérimenter ce qu on pourrait ap­ peler nir-sâra, ce qui cesse de couler, de coller ensemble, le dé­ collement-détachement, tout en vivant dans le monde. On pourrait aussi interpréter nir-sâra avec l’autre sens du préfixe nir- qui n’est plus de négation, mais de complétude, c est-à-

dire « couler complètement ». Les objets perdent leur substantialité permanente, cessent d’être automatiquement collés en­ semble, et se mettent à couler séparément. Cette perception d une fluidification du monde est une prise de conscience émi­ nemment spirituelle. Dans ce sens, dans la science de la médi­ tation, il ne pourra guère y avoir d’Agrégés, car justement, méditer, c’est désagréger... Le balayage du corps en vipassana aide tout particulièrement à cette désagrégation positive, à cette fluidification du monde intérieur. Pour résumer les développements précédents, disons que la sensation de décollement des muqueuses dans la narine fermée est une bonne préparation à l’expérience de shûnyatâ, bien qu’évidemment celle-ci soit beaucoup plus vaste. Facteurs d’illumination et Yoga royal

Nous avons parlé de l’intérêt qu’il y a à rapprocher bouddhisme et hindouisme, et en particulier Nâgârjuna et le yoga. Nous pou­ vons établir un parallèle entre le travail de base du Râjayoga et les sept facteurs d’illumination du Bouddha repris par le Mahâyâna. Ceux-ci sont le souvenir, smriti, la connaissance, prajnâ, 1héroïsme, vîrya, la joie,prîti, l’agilité mentale, ou encore l’éner­ gie débordante, prasrabdhi, l’absorption ou encore la recollec­ tion dans le calme intérieur, samâdhi, et enfin le point de vue élevé, ou encore l’équanimité, upeksha. Il est intéressant de re­ marquer qu en sanskrit, tous ces facteurs d’illumination sont masculins, sauf prajnâ qui est féminin. L’idée est sans doute que pour obtenir l’illumination, il faut avoir une qualité virile, d’ail­ leurs le terme vîrya qui fait partie des facteurs, évoque non seu­ lement la notion d effort, mais aussi de façon sous-jacente celle de virilité. Il faut être actif et se risquer, comme dans l’archétype habituel de l’homme qui a le dynamisme nécessaire pour sortir de sa maison, du confort douillet, pour s’en aller en quête de nourriture dans des endroits lointains.

Rendawa, ce maître et ami de Tsongkapa qui a com­ menté la lettre de Nâgârjuna, fait un fort beau commentaire sur la joie : « La joie cause des délices comme l’éclat du joyau pour le roi... Et avec l’accroissement de la lumière du dharma, la joie mène à de constants développements. »64 On peut discerner un mouvement commun dans la gradation des sept facteurs d’illumination et le travail sur l’éner­ gie dans le Râjayoga, où l’on fait remonter celle-ci des extré­ mités des membres vers le troisième œil : - Il faut tout d’abord installer le cadre, smriti, le souvenir, qui nous rappelle le but supérieur de l’existence, et correspond donc à un éveil du sommet de la tête. Âjnâ nous permet de dé­ velopper une vision claire de la voie à suivre, et est relié ainsi au troisième œil. - Une fois ce cadre établi, le travail commence : vîrya, l’effort v ir il, voire même héroïque, permet d’inverser le courant habi­ tuel de l’énergie (désir, curiosités, etc.) qui était centrifuge et de le rendre centripète. « Il n’y a pas de plus grand héros, vîr, que celui qui se conquiert lui-meme. » Cette inversion pro­ voque un réveil, est donc une joie, prîti. On est enfin capable de comprendre comment fonctionnent les courants de sensa­ tions à la base de la fébrilité mentale, et de les reprendre en main. Cette joie devient enthousiasme débordant, prasrabdhi, dans un autre sens «courant de conscience», dhi, «qui s’écoule », pra-sra, vers l’axe central. Le samâdhi est un « cou­ rant», dhi, «qui revient», â, «complètement», sam. Ensuite l’énergie emprunte le canal central jusqu au troisième œil, d où on peut contempler les choses d’un point de vue élevé, upeksha, et on atteint alors l’équanimité, encore upeksha. Cette mise en parallèle des sept facteurs d illumination avec le travail de base du Râjayoga a son importance, car elle permet de rapprocher en profondeur bouddhisme et hin­ 64. Letter, op.cit. p.U6.

douisme. Après les destructions de l’islam et huit siècles d’ab­ sence, les bouddhistes sont de nouveau présents en Inde ; il y en a 20 millions environ, un nombre supérieur par exemple au Sri Lanka. Approfondir donc la relation entre bouddhisme et 1hindouisme est important, c’est d’ailleurs un souhait exprimé souvent par le Dalaï-lama, comme nous l’avons dit. Libération fractale

Quand on Ht le Sutra de la pleine conscience du souffle tel que présenté par exemple par Thich Nhat Hanh dans sa biographie du Bouddha, on s’aperçoit qu’il y a un rythme logique dans la succession des stades : il s’agit d’abord de prendre conscience du souffle tel qu’il est, ensuite de voir comment il se calme, puis du corps tel qu on le perçoit, ensuite de voir comment il se détend, puis des émotions telles qu’eHes remontent, puis en­ core de les dénouer. On est au fond devant une organisation fractale, où la même structure se reproduit à différents ni­ veaux : elle consiste en prendre conscience et relaxer. Le compte des 16 souffles pour aller de l’observation de départ de la respiration jusqu’à la Hbération correspond au chiffre de la plénitude dans la tradition de l’Inde. Nous pouvons aussi re­ lever un Hen aussi avec les phases de la lune, kalâ, on peut en distinguer quatorze ou quinze en incluant l’absence de lune, et la seizième phase est purement mystique, elle va au-delà dans la lumière subtile-stable de la RéaHsation, dans la plénitude de 1espace lumineux, ou de la luminosité spacieuse. La conclusion du travail mérite d’être méditée : le quinzième « souffle » correspond à la libération, mais il y en a encore un de plus, ultime, qui représente le lâcher-prise. Cela est une intuition qui nous l’avons vu est développée de façon centrale dans le Mahâyâna : si on s’attache au nirvana, il devient le samsâra, et si on vit détaché dans le samsara, cela devient le nirvana. Ainsi, on peut considérer que le lâcher-prise

est supérieur à la libération du nirvana. Pour prendre une image, on pourrait dire que la libération est la bulle qui vient du fond et crève la sürface de l’étang, mais que le lâcher-prise est le vent qui emporte l’air de cette bulle et s’en va, en toute liberté, et sans l’ombre d’un attachement, caresser 1univers. Les sept facteurs d’illumination

Dans une autre traduction, celle de Thich Nhat Hanh6566, les sept facteurs d’éveil sont l’attention, l’investigation dans les dharmas, la relaxation, la joie, l’absorption, la libération et enfin le lâcher-prise. Nous pourrions par exemple proposer les cor­ respondances suivantes, un peu différentes de ce que celles que nous avons données ci-dessus, il faut y voir en quelque sorte un complément et non une contradiction. —L’attention évoque la focalisation sur le point du centre de l’homme entre la lèvre supérieure et la base du nez. Ceci per­ met de déstresser le visage et d’avoir comme un rocher stable au bord de l’eau, où l’on puisse s’asseoir tranquillement et ob­ server l’écoulement du flot respiratoire. - L’investigation dans les « dharmas », c’est-à-dire les objets, amène à comprendre que l’attachement que ceux-ci engen­ drent automatiquement a son effet à l’intérieur du corps sous forme de tensions. Celles-ci forment comme un filet qui piège et emmêle régulièrement l’oiseau de notre énergie. En prenant conscience du filet, on dissout en quelque sorte ses mailles et l’oiseau blanc peut prendre son essor naturel. Cela induit un sentiment d’aise, de relaxation quand l’énergie monte dans le tronc, de joie quand elle passe par le centre de la tête, et d ab­ sorption et lumière quand elle atteint le troisième œil. Cepen­ dant, il ne faut pas s’arrêter là, on se lance dans le vide 65. Thich Nhat Hanh, Old Path, White français sous le titre de Siddhartha. 66. Id. p. 35.

Clouds, Full Circle, Delhi, p.279 et en

« interplanétaire » au-delà du centre du front et on amène la conscience à se fondre dans le point-soleil. Pour fixer les idées, on peut situer celui-ci à un ou deux mètres en haut et en avant du front. Il ne reste plus alors qu’à laisser agir d’elle-même 1énergie propre à ce point qui est la clé de voûte de notre corps subtil. On peut ainsi prendre en quelque sorte un bain de soleil dans ses rayons bienfaisants, et obtenir une relaxation du corps physique faisant écho à une libération de l’esprit : c’est le sep­ tième et dernier facteur d’éveil, le lâcher-prise. Lâcher à la fois l’ego et le non-ego

L’ego humain aspire à l’expansion, ce qui est au fond un mouve­ ment naturel : « La croissance dans la connaissance consiste en une assimilation progressive de l’objet et en un établissement de l’umte avec lui. L’extension progressive de la connaissance, ainsi que l’approfondissement non moins progressif de la compréhen­ sion, sont des manières dont l’être humain répond au besoin qu’il a en lui pour l’illimité, un besoin qui est fondamental dans toutes ses activités. » 67 Ver à soie Le ver à soie s’enferme dans le cocon qu’il a lui-même produit, et à cause de cela il est capturé et détruit. Il en va de meme pour le mental « egocentré » qui s’enveloppe dans la « soie des désirs » à la base de l’ego, il s’agit aussi d’une soif provenant du petit soi, elle paraît soyeuse, confortable, mais finalement elle travaille dans le sens de la captivité et de la des­ truction du noyau vivant de l’être. Derrière 1activité de l’ego dans le sens négatif du terme, il y a les émotions perturbatrices : « Ce sont les émo­ tions non travaillées qui s’agrippent à chaque pas, à chaque objet sur lequel atterrit l’attention... Ceci est causé par une soif 67. Id. p.60.

qui travaille dans l’aveuglement. » 68 Selon leur niveau, les per­ sonnes seront plus sensibles à l’enseignement sur le « je » ou bien à un autre sur le « non-je » : « À celui qui comprend la si­ gnification de l’enseignement du Bouddha et saisit la vérité du nom dérivé, il a enseigné qu’il y avait un “je’ ; mais à celui qui ne comprend pas la signification de l’enseignement du Boud­ dha et ne saisit pas la vérité du nom dérivé, il a enseigné qu il n’y a pas de “je”. » En parlant de nom dérivé, le Shastra [écri­ ture sacrée] fait allusion au fait que les noms en eux-memes sont purs, mais c’est l’usage et la récupération qu’on en fait, l’attachement qu’on y développe qui les rend impurs. L ego a sa fonction, il peut être utile, est pur en soi, mais il ne faut pas y coller, c’est la « colle » dont nous le badigeonnons qui le souille. Ceci nous amène au point suivant : Les « vingt pots de colle » Il y a cinq stades dans la relation du monde extérieur avec le psychisme : on parle en pâli des panchakandha (skt panchaskandhà), la forme extérieure, rûpa, les sensations-senti­ ments, vedâna, la perception, sannâ (skt sarnjnâ), 1intégration des facteurs précédents qui mène à une disposition person­ nelle, en d’autres termes à une individuation, samkhârâ, et enfin la conscience qui assure la continuité de l’individu, vinnâna (skt vijnanâ).69 On pourrait dire que l’ego colle tant qu’il peut à cha­ cun de ces niveaux « des quatre côtés », c’est-à-dire à chaque phase par l’intermédiaire de quatre conceptions erronées. Pre­ nons par exemple la première phase et point de départ du pro­ cessus de perception, rûpa, la forme. Elle est contaminée par le sens de l’ego des quatre façons suivantes, comme encerclée des quatre côtés à la fois : 69 Pour une description détaillée de ces facteurs et bien d’autres informations précieuses sur la psychologie bouddhiste, voir Kalpuhana David, The Pnnciples o f Buddhist Psychology, Satguru Publications, Delhi, 1991 et Suny (Sta e University of New York Press), 1987, p.18.

a) Je suis la forme b) J ’ai la forme, elle est à moi c) La forme est en moi d) Je suis dans la forme. Et ainsi de suite pour les quatre autres stades, donc vingt belles occasions d être « dans la colle », vingt « pots de colle » qui en­ gluent d’ego tout le système. De cela vient l’importance de tous les types de concentration et de méditation qui pourront aider a « décoller », et à faire vivre ce « désengluement » dans l’intime du corps : par exemple, nous développerons ci-dessous la mé­ ditation simple où l’on prend conscience, sur l’inspiration, du fait que les muqueuses au fond de la narine fermée se décollent 1une de l’autre. On essaie de maintenir cette sensation sur l’ex­ piration et même, ensuite quand on reste un peu à poumons vides et sur les cycles suivant. Lunes brisées D ordinaire le mental est somnolent quand il s’agit de se remettre en question, voire il dort « sur ses deux oreilles », la tête enfoncée dans l’oreiller tout mou des idées toutes faites, il reflète la lune ronde et auto-satisfaite de l’ego comme de 1 eau dormante ; mais il suffit d’agiter cette eau en la frappant avec le bâton de la sagesse pour que l’image éclate en mille morceaux, et disparaisse : elle n’avait pas de réalité véritable. Enfants-miroirs L enfant croit trouver un ami dans l’image de soimême dans le miroir, mais il ne fait que se cogner le nez sur le verre plutôt froid... jusqu’à ce qu’il comprenne. Lacan, de son cote, avait souligné l’importance du stade de miroir et de son dépassement dans le développement normal de l’enfant. Le Sbastra réfléchissait déjà sur ce sujet il y a plus de quinze siècles, et expliquait dans ce sens : « Quand un enfant voit une image dans le miroir, il a un grand plaisir dans son cœur, et cherche

la saisir passionnément. Quand l’image disparaît, il brise le miroir en mille morceaux (de rage) mais il essaie quand même de saisir (l’image une fois de plus). Les aînés en rient. Or, c est tout à fait le cas avec les ignorants qui, ayant perdu le plaisir des cinq sens, le cherchent de nouveau. Et ces ignorants sont l’objet du rire des sages qui ont réalisé la Voie. » 70 Les sages disent qu’en ce monde, nous sommes tous fous. Nâgârjuna va un pas plus loin, en disant que nous sommes déjà, au niveau de nos conceptions de base, tous per­ vers (viaparyayita). Cependant, il reste positif et ajoute que ça se soigne !

à

Les paradoxes du nirvana

Faisons d’abord remarquer que ces paradoxes ont fait la célé­ brité du Mahâyâna, et en particulier de celui qui en a fait la pre­ mière synthèse, c’est-à-dire Nâgârjuna. Imaginez que « je dois réaliser le nirvâna, le nirvana sera mien » est un concept erroné. En effet, on entretient la notion que le « je » est une chose et que le nirvâna en est une autre...71 Cette notion revient en fait à fracturer l’être indivis entre le « je » et le nirvâna, entre celui qui réalise et ce qui est réalisé, entre sujet et objet. Même à ce niveau (élevé de début d’experience de nirvâna), on n’arrive guère à atteindre ce qui est vrai­ ment non-divisé...72 « Si on avance en saisissant, en s’agrippant, alors le monde est pour nous une masse de perversion. Mais quand on avance en restant libre de la saisie, de l’agrippement, alors le monde lui-même est nirvâna... »73 « Le déterminé, salakshana, est un extrême, le non-dé­ terminé, alakhashana, en est un autre ; rejeter ces deux ex­ 70. Id. p.96. 71. Id. p.37. 72. Id. p.103. 73. Id. p.97.

trêmes et emprunter la voie du milieu, voilà la vraie nature de Bouddha. »74 En d’autres termes et pour nous résumer, la perver­ sion, viparyaya, fondamentale, c’est de considérer que des en­ tités relatives puissent être l’Absolu. Nous pouvons maintenant évoquer trois sortes de connaissances dans le monde, la connaissance ordinaire, avec toutes sortes d’aspects positifs, littérature, art, science, service des autres, etc. Ensuite, il y a la connaissance de base permet­ tant de se mettre en route vers la Libération, comme la maîtrise des désirs et des sens, et enfin la connaissance transcendante qui est capable de remettre en question et de dissoudre à la ra­ cine le sens du « je » et du « mien ». Cependant, même cette connaissance est « dépassée par prajnâ-paramita, la connais­ sance parfaite qui est complètement pure et libre de tout atta­ chement »75. Nous retrouvons là une structure très fréquente en Inde : le monde est représenté par une triade, et la conscience absolue par quelque chose au-delà, qu’on désigne par le trois et demi ou le quatre. Cela a même donné le nom trika, qui désigne une école hindoue proche du bouddhisme, le shivaïsme du Cachemire. Trika signifie « triade ». La vraie compréhension, sphota, est pure comme le cristal, sphatika. Le premier terme peut aussi vouloir dire « ex­ plosion ». On peut rassembler toutes ces significations en di­ sant que la prise de conscience explose rapidement, et qu’elle a non seulement la pureté, mais aussi la densité stable, la sta­ bilité dense du cristal. C’est sur ce cristal qu’on peut méditer par exemple au niveau du troisième œil, ou au centre du cœur, pour se familiariser avec la pureté du nirvâna. Pour ceux qui connaissent un tant soit peu la voie du yoga et de l’hindouisme, on peut faire remarquer que le nirvâna 74. Id. p.88. 75. Id. p. 118.

correspond au nirvikalpa-samâdhi, où le sujet est entièrement absorbé dans son monde intérieur unifié. Par contre, prajfiâparamita correspondra alors au sahaja-samâdhi, quand on réus­ sit à transposer ce sentiment, cette expérience complète d’unité dans le monde extérieur et la vie courante. Nous pouvons nous aider maintenant dans notre com­ préhension de Nâgârjuna en citant la conclusion d’un livre sur la philosophie de celui-ci par Vicente Fatone : il a été profes­ seur de philosophie et d’histoire des religions jusqu’en 1962 à l’Université de Buenos Aires. La vérité absolue est au-delà des mots. Elle est silencieuse comme le vol de ceux qui parviennent à l ’Absolu, dit Chandrakîrti : il s'agit du vol des paons royaux qui s'élèvent dans le vent produit par leurs ailes, d ’une part l ’aile des mérites accumulés, et d ’autre part celle de la connaissance accumulée. Un vol sans aucun support, dans le vent de l'es­ pace vide. Les mots ont des limites, ils ne peuvent exprimer que l'être, le non-être. Et Nâgârjuna reste silencieux. C ’est la méthode et c ’est la conclusion de la méthode. Si­ lence, quiétude, pacification, que même le fondateur de la doctrine n ’a osé exprimer au moyen de la parole:(' Pour conclure cette section sur le nirvâna en revenant à la pratique, nous pouvons faire remarquer que le redresse­ ment tout simple du corps durant la session de méditation a aussi un sens métaphysique : on a l’habitude de rester le nez dans ses petits problèmes, c’est-à-dire dans le plan du relatif, mais tout d’un coup, on se souvient et on relève la tête. On est alors capable de regarder, montant au-dessus de l’horizon, la pleine lune de l’Absolu.76

76. Fatone Vicente, 1981, 1991, p.151.

The Philosophy of Nâgârjuna, Motilal Banarsidass, Delhi,

Chapitre 5

Marches d \approche : Trente-quatre méditations pour se familiariser avec la Voie du milieu Le chiffre 3 désigne les triades constituant le monde, tamas- raM satva, etc. Ce qui vient au-delà, qu’il s’agisse du 3 et demi, du 4, ou du 34 par rapport à 33, indique la transcen­ dance, l’Absolu. D ’où le nombre des pratiques dans ce chapitre. Avant d envisager les méditations elles-mêmes, commençons par préciser quelques règles de base. Conseils généraux Ces méditations représentent en fait des visualisations pédagogiques. Pour beaucoup, la pensée de Nâgârjuna apparaît comme trop abstraite, logique et métaphysique. Cependant, il donne dans ses écrits toute une série d’images avec lesquelles on peut se familiariser grâce aux visualisations. De plus, le nom même de 1 école de Nâgârjuna, le mâdhyamika, est relié à l’éveil de 1axe central, et donc au rééquilibrage des côtés en dyshar­

monie, et par conséquent à l’ouverture de la narine fermée afin qu’on puisse la percevoir de la même façon que la narine ou­ verte de l’autre côté. Les visualisations proposées ci-dessous n’ont donc rien de vraiment nouveau, elles représentent des variations pédagogiques sur thème donné. Elles sont nées d in­ tuitions de méditation possible. En un sens, je ne les ai pas pra­ tiquées en tant que telles pendant des années, mais le fait qu’elles me soient venues spontanément comme cela, peut aussi être considéré comme le résultat de plus de trente ans de pratique. Il faut bien comprendre que ces visualisations ne peu­ vent remplacer des méditations traditionnelles pour ceux qui suivent la voie tibétaine par exemple. Celles-ci ont été établies par des sages réalisés et il faut donc que les méditants qui sui­ vent la voie tibétaine les poursuivent sans changement comme leur pratique principale. Cependant, nous pouvons nous sou­ venir de la petite Shambhavî qui prend au sérieux le souhait du Dalaï-lama de rapprocher bouddhisme et hindouisme. Pour ce faire, elle se sent particulièrement reliée à Nâgârjuna d’un côté, et au kriya-yoga de l’autre. Elle est en fait une descendante directe par son père du fondateur du kriya-yoga, Lahari Mahashaya. Les visualisations ci-dessous, accompagnées de res­ pirations et de trajets d’énergie dans le corps, sont typiquement des sortes de kriyas. Il ne faut pas en faire un absolu, ce sont comme des gammes pour s’habituer à ce clavier qu est le corps subtil. Elles sont des instruments pédagogiques qui donnent une souplesse technique pour réussir ensuite cette improvisa­ tion, cette création qu’est la méditation spontanée. Swami Vijayânanda auprès duquel j ai été souvent pen­ dant 25 ans, disait que la meilleure manière d ouvrir les canaux d’énergie, c’est la grâce du gourou. Il mentionne ensuite l’amour, principalement mystique, et finalement le prânâyâma qui peut être physique, mais aussi subtil. Dans ce cas, il s agit de l’art de guider les souffles, et nous arrivons près de kriyas décrits ci-dessous.

Du point de vue pratique, je parlerai souvent de façon abrégée de la narine fermée, mais en fait, dans la plupart des cas, elle est simplement presque fermée, et la narine dite ou­ verte peut aussi ne pas l’être complètement. Cependant, on observe d’habitude au repos une différence d’ouverture. Si on ne la sent pas quand on s’assoit en méditation, il n’y a pas lieu de s’impatienter, la différence entre les deux narines peut ne devenir claire qu’après quelques minutes de tranquillité. Quand il est conseillé d’ouvrir la narine fermée sur l’inspiration, il est sous-entendu qu’il faut tâcher de garder la sensation d’ouver­ ture sur l’expiration aussi, et dans les cycles suivants. C’est jus­ tement là la difficulté : autant il est assez facile de sentir un petit peu d’ouverture sur l’inspiration dans la narine fermée, autant il est difficile de maintenir cette sensation sur les expi­ rations suivantes, surtout quand on arrive en fin expiration où tout a tendance à se rétracter au niveau subtil. Les visualisations proposées ci-dessous ont une struc­ ture, un « squelette » simple : il s’agit de commencer à inspirer à partir de l’hémicorps du côté de la narine fermée, de conti­ nuer à le faire par cette narine fermée elle-même, et d’expirer en général par le troisième œil, ou de temps en temps de l’autre côté pour rééquilibrer. Un travail complémentaire est d’inspirer des deux côtés par les canaux latéraux. Pour être pratique, on pourrait se représenter ces canaux latéraux entre les hanches et le troisième œil, et expirer au niveau du troisième œil en sen­ tant leur confluence. Cette confluence peut aussi être marquée de façon plus claire en visualisant les deux pouces de lumière qui se joignent exactement au niveau du centre du front, et en favorisant le contact des ongles de ces pouces de lumière plutôt que celui de leur pulpe, cela allège la méditation et la rend plus précise. Concrètement, on fait d’abord ce travail au niveau des pouces physiques dhyâna-mudra, la position de méditation ha­ bituelle où les pouces horizontaux se touchent au-dessus des

deux paumes de mains l’une sur l’autre. Ensuite, on détache les pouces de lumière des pouces physiques, et on les amène au bindu, le point de concentration mobile qui peut être en dif­ férents lieux du corps. On peut le mettre en particulier au cen­ tre du cœur, ou au centre du front, ou au point de contact de la langue retournée vers l’arrière et vers le haut avec le palais. Les emplacements en dehors du corps sont aussi possibles, mais en général le bindu reste dans le plan sagittal (le plan qui va vers l’avant comme une flèche et qui sépare le côté de gauche du côté droit du corps). Un point important dans ce plan sagittal est ce qu’on pourrait appeler le point-soleil, il se trouve dans la direction générale du soleil, c’est-à-dire vers le haut et vers l’avant, on peut le placer peut-être à un ou deux mètres dans cette direc­ tion. Il peut être considéré comme le sommet du corps subtil, c’est à lui que tout va, c’est de lui que tout vient, c’est par lui que tout tient. Il a quelque chose à voir avec la fine pointe de l’âme des mystiques chrétiens, la scintilla animae de la mystique médiévale, et dans le mâdhyamika, avec bhûtakoti, le sommet, koti, de l’être, bhûta. Cela est bien sûr relié à la nature solaire du Bouddha, dont l’éclat éclaire toutes les entités telles qu’elles sont en réalité. Les méditations sur le troisième œil sont tou­ jours possibles, et même souvent plus efficaces, quand on le projette en haut et en avant vers le point-soleil. Bien que j’insiste dans les descriptions ci-dessous sur l’inspiration par la narine fermée, il peut être bon de faire en plus converger les deux canaux, gauche et droit, au niveau du troisième œil sur l’expiration. De plus, les visualisations peu­ vent régulièrement être aidées par des gestes des mains qui les dessinent et les évoquent, souvent accompagnés de la respira­ tion. Dans un second temps, les mains physiques restent au repos, et seulement les mains subtiles, de lumière, suivent ces visualisations et décrivent leur mouvement. En plus de tout cela, rester poumon vide en s’absorbant dans une sensation-

visualisation —un diamant au centre du front pour prendre un exemple parmi cent autres possibles - permet d’intensifier le phénomène et de l’imprimer plus rapidement dans la mémoire profonde, comme une image sur une plaque photographique. Quand on mentionne l’ouverture de la narine fermée, il faut savoir qu’elle est régulièrement corrélée avec six autres ouvertures dans l’hémicorps du même côté: celle des paupières qui s’allègent, et finalement s’entrouvrent ou même s’ouvrent complètement; celle des dents qui se desserrent, se décollent du côté de la narine obstruée, en particulier dans leur zone postérieure, avec les molaires et les dents de sagesse un peu plus serrées ; celle des espaces intervertébraux au niveau cer­ vical et dorsal, leur ouverture correspondant à une légère in­ clinaison de la colonne qu’on peut effectuer du côté de la narine ouverte, pour rééquilibrer ; celle de l’aisselle qui s’ouvre, avec le bras au-dessus de coude qui a tendance à se décoller légèrement du tronc ; celle des espaces entre les doigts, en gar­ dant présent à l’esprit que le majeur correspond de façon ré­ flexe à l’axe central du dos ; enfin, comme septième ouverture, on peut regrouper collectivement la sensation de détente, de laisser-aller, de décrispation, on aimerait pouvoir dire de « déchiffonnement » de toutes les articulations du côté de la narine fermée. C’est comme si une vieille caisse de vêtements était enfin aérée. On peut critiquer toute tentative d’écrire sur la médi­ tation en disant que de toute façon, il s’agit du domaine de l’in­ dicible. Cependant, dans le domaine spirituel, bien qu’une tradition vivante soit importante, elle peut être partiellement ou complètement interrompue par une décadence. Donc, ce qui reste des mystiques anciens par la suite, qu’on le veuille ou non, ce sont des textes. On est content qu’ils soient là et, tant qu’à faire, qu’ils soient le plus clair possible. En ce qui me concerne, j’ai grandement profité de la lecture d’écrits spirituels

du passé, et c’est pour cela que je ne méprise pas l’idée du texte. Ce sont des formes de nourriture, et comme le dit une Upanishad : « Ne méprise pas la nourriture (anna), c’est l’Absolu », anna Brahman. Chacun doit trouver un appétit juste pour les textes, en d’autres termes sa voie du juste milieu au-delà de l’anorexie et de la boulimie au niveau mental. Toutes les méditations qu’on effectue à l’intérieur du corps peuvent être aussi projetées en avant dans son propre corps de lumière, qu’on visualise à deux ou trois mètres à l’avant de soi-même, éventuellement un peu plus haut que soi. Cette dissociation donne une base de yoga de la connaissance, où c’est soi-même qui observe soi-même, et elle crée aussi un dynamisme. Ne dit-on pas de quelqu’un qui a de l’élan qu’il « va de l’avant » ? Certes, on pourra reprocher aux visualisations péda­ gogiques ci-dessous de n’être que des béquilles. Cependant, mieux vaut s’en servir pour avancer que de rester paralysé sur son lit de malade. Et peut-être qu’après un certain temps, le miracle arrivera, la méditation spontanée surviendra, et des in­ firmes pourront suspendre leurs béquilles au mur du sanc­ tuaire, avec des ex-voto remerciant le pouvoir d’En haut pour prières exaucées. On peut considérer ces visualisations aussi comme des starters : dans une voiture, elles peuvent aider à démarrer le moteur trop refroidi et lancer le mouvement d’une vraie méditation selon le mâdhyamika. Celle-ci a son propre pouvoir et mènera loin. C’est tout un travail de « digérer » Nâgârjuna. Recourir à la visualisation en lien avec le souffle peut beaucoup y aider. Certes, une visualisation n’est qu’une image, mais quand il y a toute une série d’images qui rentrent profondément dans la conscience, elles constituent à la longue un compost, un ter­ reau fertile pour la germination de cette fleur qu’est la véritable expérience.

Les kriyas ci-dessous sont basés sur différents types de concentrations. Il est bon de savoir alterner les concentrations avec les méditations d’observation. En effet, même si norma­ lement une concentration devrait être effectuée sans tensions, ces dernières existent, surtout au début, et il est donc bon d’al­ terner ces pratiques avec, par exemple, l’observation de la res­ piration, de la posture, ou du mental tel qu’il court librement. Cette dernière pratique paraît la plus simple, mais elle n’est pas si facile. La structure de base des concentrations est l’ouverture de la narine fermée. On comprendra donc qu’en pratique, il s’agit de 34 méditations qui n’en font qu’une. Par ailleurs, les kriyas, exercices de méditation, sont souvent donnés sous le sceau du secret de l’initiation. On com­ prend l’idée de base, il s’agit de renforcer la concentration sur le gourou et d’être sûr que les exercices soient adaptés au ni­ veau du disciple. On peut cependant aussi avoir une vision cri­ tique de ce système, où le gourou garde le secret de fabrication de son produit pour avoir son exclusive sur le marché. On parle dans la tradition de « gourou au poing fermé ». À ce mo­ ment-là, il s’agit d’une sorte de brevet, une marque déposée pour un ensemble de recettes visant à la Réalisation. Tout cela dans un contexte de compétition commerciale sévère entre groupes religieux et spirituels, sachant aussi que les débutants ont, de toute façon, et plus que les gens avancés, besoin d’exer­ cices clairs et précis à suivre... Il faut bien comprendre le pour et le contre de ce système. Par exemple, un maître comme le Bouddha a donné un enseignement clair (subhassita, bien ex­ pliqué) et pour tous, enseignement qui est conservé par écrit dans le canon du Tripitika, cette approche est donc aussi pos­ sible. Là encore, il y a une voie du juste milieu à trouver, entre ne rien dire et tout dire. Beaucoup de gens s’enferment, se piègent eux-mêmes dans une plainte chronique : « Nous ne savons pas comment méditer ! » Les 34 propositions de pratiques données ci-des­

sous pourront peut-être contribuer au fait qu’ils ne chanton­ nent plus de façon indéfiniment monotone leur « complainte de l’ignorant ». S’ils trouvent que les pratiques ci-dessous sont trop complexes, ils peuvent aussi réciter leur mantra ou obser­ ver leur souffle. En l’effectuant de façon sérieuse et intense, ils retrouveront de toute façon par eux-mêmes, et de l’intérieur, certaines lois du corps subdl sur lesquelles sont fondées ces 34 méditations. Un avertissement important : méditer sur la narine qui s’ouvre est franchement stimulant. Pour beaucoup de gens, ce sera une aide car en ce qui les concerne, un grand obstacle pour la méditation est la somnolence avec, caché par derrière, l’ennui. Cependant, si les personnes ont déjà tendance à s’em­ baller facilement, ou même souffrent de surexcitation de type hypomaniaque, mieux vaut choisir de pratiquer des méditations plus calmantes, elles ne manquent pas. Il y a trop de personnes dans les milieux religieux ou spirituels qui dérapent sur la peau de banane d’un délire de toute-puissance. C’est un des pro­ blèmes majeurs de ces milieux. Quand on est dépressif, on s’en aperçoit et on a donc tendance à demander de l’aide, mais qu’on est surexcité voire hypomaniaque, on ne s’en aperçoit pas, on ne pense donc pas à demander de l’aide et on cherche plutôt à sauver le monde, ce qui bien sûr pose toute sorte de problèmes. Il faut garder cela présent à l’esprit. Les apprentis mégalomanes doivent s’abstenir. Pour les gens dépressifs, l’indication peut se discuter : probablement dans le travail sur l’ouverture de la narine fer­ mée, il y a une stimulation directe des endorphines qui repré­ sentent le meilleur antidépresseur naturel et qui stimule directement la dopamine induisant une amélioration de l’hu­ meur. Il y a des dépressions où une sorte de tristesse relative­ ment calme est au premier plan, à ce moment-là une méditation stimulante sera indiquée et pourra avoir un effet très bénéfique. Par contre, dans le cas de dépressions anxieuses

ou avec une colère sous-jacente énorme, il faudra de toute façon insister sur des pratiques calmantes d’abord, avant de réactiver l’énergie par l’ouverture de la narine fermée. Il ne faut pas faire l’erreur de certains psychiatres qui donnent des anti­ dépresseurs stimulants à des patients qui ont envie de se suici­ der, car ceux-ci pourront bien finalement passer à l’acte à cause même de l’effet désinhibiteur de leur médicament. De manière générale, un travail intensif sur l’ouverture des nâdis doit se faire en solitude et en lien avec un maître qui connaît la ques­ tion par expérience directe. Heureusement, il reste tous les gens qui ne souffrent ni de dépression, ni d’hypomanie, et qui jouissent d’un équili­ bre de base. Pour eux, je peux témoigner, comme un encoura­ gement, que cela fait une petite dizaine d’années que je travaille sur l’ouverture des nâdis, et j’ai l’impression d’être seulement au tout début des vastes possibilités que cette voie ouvre.

Description des pratiques de visualisation 1) Nâgârjuna, l’Alchimiste

Phase 1 : Se représenter un soleil au-dessus et en avant. À l’intérieur, Nâ­ gârjuna est assis en position de lotus avec un léger sourire et un dais de sept cobras au-dessus de la tête. Il réside dans une mandorle de vacuité. Celle-ci rayonne dans toutes les direc­ tions, y compris vers le corps du méditant. Ce corps, avec toutes les sensations qui s’y agitent dans tous les sens, est pareil à un chariot agité par les cahots, transportant un énorme sac de billes de plomb sur une route de terre inégale. Ce sac est sans cesse chahuté-cahoté à cause des trous et ornières de la route. Soudain, Nâgârjuna effectue une moûdrâ (geste) mys­ térieuse : le rayon de soleil qui descendait vers le corps se trans­ forme d’un instant à l’autre en baguette magique, et tout à coup les billes de plomb ballottées se transforment en or immobile. Le corps demeure dans l’or immobile. Le corps demeure... Or immobile. Phase 2 : Percevoir maintenant que, en plus d’une lumière provenant de Nâgârjuna, il y a aussi un son continu qui s’en dégage. On peut l’entendre comme un a- ou un om continu, mais le mieux est encore de faire comme si c’était le bruissement du silence, nâda, qui pouvait avoir son origine à cet endroit. Nâgârjuna l’Alchimiste se transforme en Nâdârjuna, Silence brillant. Le son tenu mais continu se répand comme l’onde circulaire dans un étang où l’on a lancé une pierre, et la partie de cette onde qui touche notre corps le rééquilibre, le paralyse, l’immobilise instantanément. Finis les bruits de bavardages ! Un silence lisse. Un lissage intérieur....

2) La forme est dans le vide, le vide est dans la forme

Il s’agit d’une notion centrale de la philosophie de Nâgârjuna, le mâdhyamika, reprise de la Prajnâparamita, et ce, même si la formule elle-même n’apparaît que peu en tant que telle dans les écrits du « Nâga ». Pour mieux la sentir et l’incarner, on peut la relier facilement à la conscience des narines, en sentant par exemple que l’interstice qui augmente à l’intérieur de la narine en train de s’ouvrir, représente le vide dans la forme, et à l’in­ verse, la narine ouverte qui se condense pour se refermer re­ présente la forme qui « concentre » le vide. Le but reste comme d’habitude un équilibre parfait entre les deux latéralités. 3) Advaya

dharma, la réalité non duelle

Sentir un germe dans la tension de la narine fermée, comme la graine d’un arbre. Sur les inspirations successives, il se dé­ veloppe et les branches ainsi que les feuilles de la nouvelle plante se mettent à occuper tous les recoins de l’espace infini, de la grande Vacuité. On peut aussi méditer pendant quelques temps sur la narine fermée en tant qu’ego et que petit soi, et sur son ouverture comme leurs dépassements : petite narine, petit soi, grande na­ rine, grand Soi. Le rééquilibrage du niveau d’ouverture des narines, et de façon sous-jacente des latéralités, permet à la non-dualité d’émerger et aux deux « soi-s » d’être comme enveloppés par la « soie » d’un châle harmonieux et soyeux, on aimerait pouvoir écrire soie-yeux ou même simplement soi-yeux. N ’est-ce pas une évocation directe du rayonnement spirituel de l’unité?

4) Le delta de lumière

Tous les éléments du samsâra sont aspirés par le nirvâna.1' L’inspiration monte à partir de toutes les parties de l’hémicorps du côté de la narine fermée, comme des ruisseaux qui sorti­ raient de sources mais s’écouleraient de façon ascendante. Ils se rassemblent au niveau de la narine en train de s’ouvrir, à la manière d’un torrent qui passerait un défilé, puis parviennent dans la plaine du front où ils rencontrent la « rivière » contro­ latérale, pour former avec elle un delta de lumière s’ouvrant sur l’océan du vide. 5) Les cinq pratiques du « désagrippement »

Pour celui qui s ’agrippe, le nirvâna est le monde, pour celui qui ne s ’agrippe pas, le monde est le nirvâna. Nous l’avons vu, il y a deux méditations centrales dans le mâdhyamika, le fait de se désagripper (agraha, anupalambha, anupâdâna,) et celui de suivre la Voie du milieu (madhyamâ pratipat). La symétrie même du V majuscule dans l’alphabet latin nous suggère que la Voie converge vers l’axe du milieu... On peut combiner les deux méditations en les incarnant dans le corps de la façon suivante : Sentir dans chaque articulation du corps, du côté de la narine fermée, un point qui s’ouvre. Ou encore, pour préciser, on iden­ tifie les cinq endroits les plus sensibles à la tension-fermeture du côté de la narine fermée, et on les ouvre : en plus de la narine elle-même, il y a les paupières, les mâchoires, en particulier dans la zone postérieure des molaires et des dents de sagesse, les ais­ selles, les espaces intervertébraux au niveau cervical et dorsal.

Ouvrir ceux-ci peut être effectué facilement en inclinant le haut de la colonne et en tournant la tête très légèrement du côté op­ posé à la narine fermée. Quant à ce qui est d’ouvrir l’aisselle, un geste peut aider : soulever vers l’extérieur le bras du côté de la narine fermée à environ 30°, le coude étant à peu près plié. On tend alors les mains et on amène en dessous d’un majeur, le majeur de l’autre côté. Pour être précis, le contact entre les deux majeurs s’effectue au-dessous de l’articulation interphalangienne distale, c’est-à-dire la plus proche de l’ongle. Au niveau des yeux, il ne faut pas hésiter à induire une franche dissymétrie, l’œil du côté de la narine fermée étant bien ouvert, celui du côté de la narine ouverte presque fermé. C’est ainsi que l’effet de rééquilibrage sera maximum. Lorsque ces cinq pra­ tiques sont suffisamment ressenties, le corps du côté de la narine fermée est déjà bien « dé-grippé », comme des boulons rouillés qu’on a finalement réussi à désolidariser de leur vis alors qu’ils étaient grippés par la rouille. On s’est séparé d ’upâdâna, l’hypolepsie, on l’a traitée en quelque sorte. L’énergie se met alors à s’écouler naturellement en montant dans le canal central qui cor­ respond, en ce qui concerne le corps subtil, à la « voie du mi­ lieu ». Son nom en yoga, sushumna, signifie « paix intense », de la même racine que shânti. 6) Stopper le disque rayé

Avoir une attention toute particulière au dernier tiers de l’expi­ ration. C’est là que le corps se recroqueville du côté de la narine fermée. Pour éviter cela, pensez dans cette phase à remonter le haut de la colonne légèrement vers l’arrière et du côté de la na­ rine ouverte. Sinon, l’ensemble corps-mental retombe inévita­ blement à chaque fois dans l’ornière de « l’agrippement », comme une tête de lecture dans le sillon du disque rayé. A chaque fin d’expiration, le haut du corps subtil est repris par une légère contracture. À chaque systole, le cœur retombe aussi

dans l’agrippement. D ’où, dans ce dernier cas, la pratique de base de Râmana Mahârshi, méditer sur le cœur subdl à droite, pour favoriser régulièrement le « désagrippement ». Cela per­ met un passage progressif du côté gauche du stress au côté droit du non stress du point de vue physique, et du côté gauche de l’ego au côté droit du Soi du point de vue métaphysique. 7) De la passion à la compassion

Le bodhisattva a imbibé l ’esprit de la sagesse sans limite et de la compassion sans entrave. Après que la compassion s’est « désemmêlée » de la passion, après que la sagesse s’est « dés-enlacée » de l’ignorance, la com­ passion-sagesse peut enfin s’élever comme une double spirale confluant au sommet, c’est-à-dire au niveau du troisième œil. Il s’agit d’une sorte de molécule d’ADN qui constitue le « pa­ trimoine génétique » d’un nouvel être de lumière. Sur l’inspi­ ration, sentir le courant de sagesse qui démêle les déblocages dans l’hémicorps du côté de la narine fermée, et finalement la contracture de la narine fermée elle-même. Ce courant par­ vient au niveau du troisième œil en haut de l’inspiration et sur l’expiration, un flux de détente permet de condenser l’énergie : cela est similaire à un nuage qui se transforme en gouttes de pluie pour irriguer de compassion la moitié du corps du côté de la narine ouverte. Sagesse et compassion amènent ainsi à créer un équilibre parfait entre soi-même et les autres. Notons que du point de vue neurologique, le côté de la narine fermé est plus humide, avec plus de mucus dans la narine elle-même, et plus de transpiration sous l’aisselle et en général de ce côté.

8) La porte au fond de ce corridor qui m ène du samsara au nirvâna

La narine fermée, et du même côté, l’aisselle, les espaces inter­ digitaux et toutes les articulations sont en fait particulièrement noués, et représentent donc des lieux privilégiés pour pratiquer le désagrippement. Ces lieux représentent par là même autant de portes qui ouvrent directement du samsâra vers le nirvâna. Une fois qu’on a trouvé la porte, on peut identifier la serrure et rechercher de façon plus efficace la clé capable de l’ouvrir. Cette porte débouchant sur le nirvâna pourrait aussi mériter le nom de « porte du paradis ». La sensation d’ouverture des espaces interdigitaux est favorisée par les ablutions, en particulier matinales, comme celles qui sont pratiquées dans les pays chauds, par exemple hindous et musul­ mans. Ces ablutions induisent de façon réflexe une ouverture des narines et favorisent donc non seulement un réveil général, mais aussi déjà un début de dégagement du chemin des nâdis. Ajoutons que l’eau mise directement dans le nez, ainsi que dans le conduit ou derrière le lobe de l’oreille a le même effet. 9) Où donner le coup de griffe ?

Avec les griffes de la sagesse, dépecer la peau des apparences. Il s’agit de faire croître les griffes de sagesse pour déchiqueter les entrailles de la passion et de l’ignorance. [Cette image est probablement reliée à l’avatar de Vishnu Narasingh, l’hommelion, qui prend sur ses genoux le démon Hiranyakassyapu et lui ouvre le ventre avec les griffes. Il s’agit d’une scène réguliè­ rement représentée dans ces temples hindous que Nagarjuna devait voir un peu partout quand il sortait de son monastère]. Lever les coudes à l’horizontale, rapprocher les deux mains qui ne se touchent pas mais dont les doigts sont orientés vers l’avant

et l’intérieur, les paumes sont donc vers l’avant, et finalement s’inclinent pour faire le geste de deux griffes qui ouvrent la peau du ventre d’un monstre. Sentir aussi qu’elles ouvrent en même temps l’espace entre les deux muqueuses collées de la narine obstruée, pour que le courant ascendant du samsara vers le nir­ vâna puisse passer à libre flot. 10) Prajnaparamita : la vision

Prajnâ, la Connaissance, est comme l ’œil.1* Sentir le centre du front, âjnâ chakra, le « centre qui instruit », ajnâ. De là, sur l’inspiration, monter en direction du point-so­ leil, cela fait progresser, pra-, la connaissance, jnâ. Quand cette connaissance en progrès, prajnâ, arrive au sommet, paramita, on a la complétion de Prajhâparamita. Sur l’expiration et les cycles suivants, intensifier cette sensation au sommet. Tout tient par le haut. Par ailleurs, on pourrait dénommer ajnâ chakra également prajnâ chakra. C’est le point vers lequel le monde doit conver­ ger : « En suivant la voie, le chercheur amène le monde entier à tendre vers prajnâ, la Connaissance. »7>Seng-chao disait de celle-ci : « Bien qu’elle soit vide, prajnâ illumine, bien qu’elle illumine, elle est vide » et aussi «prajna ne connaît pas, et pour­ tant elle illumine les couches les plus profondes. ». On dit dans les écritures bouddhistes : « Le dharma est le soleil d’où pro­ vient la splendeur de la sagesse immaculée qui dépasse les at­ tachements, la haine et l’ignorance envers les objets. » 78980 On dit aussi du Bouddha qu’il est de la famille du Soleil. Le canal principal par lequel il fait descendre sa compassion sur la terre comme un soleil couchant est la forme d ’Avalokitshvara, lui78. Id. p. 281. 79. Id. p. 266. 80. Letter, op. cit., p. 26.

même relié au bouddha de connaissance (jnâni bouddha) Amitâbha, ce qui signifie « lumière ineffaçable ». Suivre sur l’inspiration, des lignes de lumière qui montent de toutes les cellules du corps, passent à travers les narines et sur l’expiration, déversent leurs lumières au centre du front, âjnâ chakra, qu’on pourrait ainsi appeler, sans le dégrader, prajhâ chakra. 11) C’est dans le ciel que sont les racines de l’Arbre à l’envers

Le ciel ou espace, âkâsha, est un concept très important chez Nâgârjuna, justement parce que c’est beaucoup plus qu’un concept, c’est une expérience. Il évoque souvent la Réalité ellemême. L’ascension de l’énergie s’opère comme dans un arbre inversé. Sur l’inspiration, on remonte à partir des « feuilles » qui correspondent à toutes les petites parties tendues dans l’hémicorps du côté de la narine fermée, on sent le tronc qui ouvre en quelque sorte le passage au niveau de ce conduit, et les ra­ cines s’élargissent au-dessus pour pénétrer dans tous les recoins de la terre d’or du dharmadhatu (littéralement le métal, dhatu, des choses, un des noms de l’Absolu). Sur l’expiration, on se maintient à ce niveau et on arrose ainsi en quelque sorte les ra­ cines de l’arbre... 12) Qui peut percer le mur de l’Absolu ?

L'Absolu est un mur, l'enfant ne peut y fixer le monde, mais l'adulte qui a atteint la maturité y parvient, en y faisant le « trou » néces­ saire.81 Au-dessus de la narine fermée, il y a « l’espace nirvana » et en dessous, « l’espace samsara ». Être comme l’adulte, capable de

percer un trou dans le mur de la narine fermée, et ainsi de faire communiquer-communier samsâra et nirvâna. 13) Traverser les extrêmes pour les dépasser

Quand on dit que l ’Absolu est sans limites, ces limites correspon­ dent aux « extrêmes » qu 'ilfaut effacer par la poursuite de la Voie du milieuf ’ Commencer par bien percevoir les muqueuses presque collées de la narine obstruée en les considérant comme les « ex­ trêmes », et le fil d’air qui se faufile en entrant comme un cou­ rant d’or qui monte en les décollant, et donc correspond à la Voie du milieu. Bien sûr, cette visualisation d’ouverture ascen­ dante peut être ensuite reportée dans le canal central égale­ ment, c’est un lieu où on la sent assez naturellement. 14) Embrasser le monde

Sur l’inspiration, sentir à la fois la narine obstruée et l’aisselle du même côté qui s’ouvre. Le bras de lumière de ce côté s’écarte du tronc, puis s’étend en visualisant qu’on va entourer le cou de quelqu’un et commencer à l’amener contre soi. Dans l’expi­ ration, on sent la narine ouverte qui se resserre un peu et le bras de ce côté qui prend la personne de passage et la serre contre soi. L’inspiration suivante, on se détache de la première per­ sonne et on étend le bras de lumière pour commencer à en ra­ mener une seconde vers soi. La façon dont un sage vit les relations humaines pourrait faire penser à un moteur à deux temps. Quand un visiteur est là en sa présence, il est complètement focalisé sur lui ou elle, il peut même sembler y être attaché, mais le second temps vient vite, et alors il se détache pour pouvoir s’attacher complètement au

visiteur suivant. L’être ordinaire suit aussi ces cycles à deux temps, cependant le sage les effectue plus complètement et ra­ pidement. Quelque part, son moteur est mieux lubrifié et fonc­ tionne plus vite. 15) Dharmadhatu, un Fondu d’Absolu

Les objets, dharma, du monde sont du minerai d’or. Quand on les jette dans le grand chaudron de la connaissance éveillée-réveillée, on voit surnager au bout du compte l’or de l’Absolu, dharma-dhatu. Dhatu signifie nature, naissance, mais au départ ce terme désigne le métal, d’où l’image de Nâgârjuna pour dé­ signer l’Absolu : l’archétype est celui du minerai d’or des objets, dharma-s, en fait du samsâra, qui deviennent par fusion l’or pur, dhatu, du nirvâna. De plus, sachant que ces deux termes sont de la même racine dha-, qui signifie « soutenir, suppor­ ter », et comprenant en même temps que les objets sont le sup­ port de la perception, on pourrait pour avancer traduire plus librement, sans pour autant trahir l’étymologie, le dharma-dhatu par le « Support, dhatu, des supports, dharma ». 16) Bhutakoti, la fine pointe de l’Être

Koti signifie le sommet, et donc, bhûtakoti, le sommet de l’Être. On parle en yoga de tri-kuti, un terme pratiquement similaire pour désigner le sommet des trois canaux qui se réunissent au centre du front. Percevoir que la fine pointe de l’être est comme une flèche de lumière qui pénètre dans le conduit presque fermé de la narine et le débloque, permettant ainsi à l’énergie sous-jacente de re­ monter, comme une résurgence de rivière souterraine, et de se fondre enfin dans le lac lumineux de la zone au centre du front.

17) Témoin au mariage de la Vacuité et du Vide

De toutes les méthodes pour obtenir l'union, yoga, celle effectuée grâce à shûnyatâ est la meilleure. Elle surpasse toutes les unions P Sentir pendant quelques temps les deux pouces de lumière, projetés au centre du front, qui se touchent en restant hori­ zontaux comme dans la posture habituelle de méditation. Per­ cevoir la convergence des courants gauche et droit au centre de cet espace. Puis, sur l’inspiration, sentir que le souffle qui écarte légèrement les muqueuses de la narine fermée est un courant de vacuité, le faire monter jusqu’à l’espace du front, et sur l’expiration, le faire converger au centre même en le fai­ sant se rencontrer avec l’autre courant à peu près symétrique. Du côté de la narine fermée, on « fait » le vide, d’où l’utilisation du terme vacuité ; de l’autre, le vide est déjà là, naturellement, car la narine est ouverte. C’est la nuance de perception entre les deux courants qui permet le rééquilibrage parfait et finale­ ment l’union, d’où l’idée de parler de mariage conscient entre la vacuité et le vide. On peut effectuer l’union des canaux en différents chakras, celle au niveau du front est à peu près le point de rencontre le plus élevé, d’où le lien avec ce que nous dit le Shastra : « Elle dépasse toutes les autres unions. » 18) La Flamme imprenable

Une flamme de bougie s’élève toute droite comme elle le ferait dans une chambre sans courants d’air. On peut décrire avec les mains d’abord physiques, puis avec les mains de lumière, subtiles, le mouvement de l’air chaud qui s’élargit durant son ascension dans le canal central du bassin vers la tête. La chaleur même de cette flamme de la voie du milieu repousse quatre

gros papillons de nuit, quatre éphémères qui voudraient s’en approcher : - En avant, l’Être, vers lequel on a toujours eu tendance à se pencher avec attachement, comme avec les êtres chers connus auparavant : penchant passé certes, mais aussi penchantpéché... - En arrière, le non-être, qui nous fait peur, crispant le dos par l’aversion, la crainte qu’il nous inspire. - A droite, l’affirmation à la fois de l’être et du non-être en­ semble, ce qui est au fond une impossibilité. Donc, à éviter aussi, sinon, dissociation psychique possible. - À gauche, la présence plutôt anxiogène, faisant battre le cœur, de la négation complète, « ni être, ni même non-être », de l’annihilation non seulement de tout objet, mais aussi de toute signification à l’aventure de l’univers. À éviter aussi. Sinon, effet de non-sens et dépression assurée. Entre ces quatre « papillons », la flamme de la conscience suit la loi naturelle-ascensionnelle de la Voie du milieu, et elle pourra s’élever sans être touchée. 19) Du Nâgârjuna supérieur au Nâgârjuna suprême

O toi, Nâgârjuna, Seigneur des nâgas, sois victorieux Assis au sommet des têtes de tous les êtres.84 Ce texte que nous avons déjà cité indique bien l’association entre Nâgârjuna et le sommet de la tête. Cette zone est associée à Yishtâ-devatâ, la divinité d’élection, et souvent aussi au sadgourou : on les visualise ainsi à ce niveau-là comme une pro­ tection pour tout le système de notre corps subtil. Dans le même sens, au 10eme stade de l’évolution selon le Mahâyâna, quand le bodhisattva devient complètement Bouddha, la lu­ 84.

Letter, op.cit. p.

15.

mière se met à rayonner à partir du sommet de sa tête. C’est ce qu’on pourrait appeler le Nâgârjuna suprême. Quant au « Nâgârjuna supérieur », il pourrait correspondre à la langue remontant vers l’arrière et le haut pour que sa pointe touche l’arrière du palais, khecharî moûdrâ. Elle devient alors comme un cobra blanc qui se dresse, signe du désir d’éveil spirituel. Trop souvent, elle est comme collée, bloquée en position ho­ rizontale avec même la pointe vers le bas contre les incisives inférieures, dans un mouvement de colère ou de désir, par exemple l’envie de calomnier ; elle est alors non plus comme un cobra blanc, mais comme une vipère noirâtre. La langue en position horizontale avec la pointe qui descend un peu vers le bas semble bien constituer l’arc supérieur d’un cercle, celui des émotions destructrices qui tournent indéfini­ ment sur elles-mêmes. Plus profondément, il s’agit finalement du cercle de la vie et de la mort, du samsâra. Quand la langue se redresse, elle « prend la tangente », plus précisément cette tangente qui est la verticale même. Elle s’oriente alors vers la sortie du cycle, c’est-à-dire le nirvâna. Le cobra blanc de la langue redressée a une tendance sponta­ née à s’élever vers le sommet de la tête, comme une flamme monte dans la cheminée. Finalement, il se fondra là-haut dans ce cobra brillant qui n’est autre que le Nâgârjuna suprême. 20) La bulle de vacuité qui tue le mental

La mort de l ’agrippement, c ’est le nirvâna lui-même.^ On peut ressentir comme un flash ce shûnya qui paralyse le men­ tal, au moins pendant quelques temps. Par ailleurs, si on injecte une bulle d’air dans la perfusion d’un patient, elle ira directement dans son thorax provoquer une embolie pulmonaire gazeuse, et éventuellement une mort subite.85 85. Venkata Ramanan, op.cit. p. 135.

Imaginez sur l’inspiration la narine obstruée en train de se di­ later comme une bulle de gaz en formation : en haut de l’ins­ piration, elle arrive au centre du front dans les « poumons » du mental, et déclenche sa mort subite. Sur l’expiration, il est important, et en réalité pas facile, de maintenir la sensation d’ouverture de la narine fermée. Tout en faisant cela, on se re­ laxe et se réjouit du décès de ce petit tyran au fond impossible à vivre qu’était le mental. Le mental est mort, vive l’Esprit ! 21) A la croisée des chemins du vide

« Shûnyatâ est présente au cœur de chaque objet. » Shûnyatâ, la vacuité, est présente également dans le corps vécu, sous forme de l’axe central. Dans les mains, elle est en correspondance avec le majeur, l’axe de symétrie qui est relié de façon réflexe à l’axe central du tronc : les majeurs, droit et gauche, sont donc deux formes de chemins du vide —qu’on peut cependant percevoir —et leur rencontre évoquera ce nirvâna qui est purement paradoxal : « En l’atteignant, on ne l’atteint pas, en ne l’atteignant pas, on l’atteint. » Pratique : amener les deux mains en face du visage, avec les deux majeurs qui se croisent en face du centre du front, au niveau par exemple de l’arrière de l’articulation interphalangienne dis­ tale, près de l’ongle. Pour être précis, le majeur du côté de la na­ rine fermée sera en avant, car il aura la sensation qu’alors son articulation est ouverte par la poussée postérieure de l’autre ma­ jeur. En fait, il ne faut pas manquer, quand on le peut, une oc­ casion d’induire une sensation d’ouverture de l’hémicorps du côté de la narine fermée. C’est la règle générale du svara-yoga et de la pratique de l’ouverture des canaux d’énergie.

22) Le Nâga

Ressentir l’hémicorps du côté de la narine fermée comme la moitié inférieure du Nâga, c’est-à-dire avec un corps de ser­ pent. Sur l’inspiration, faire monter les sensations en les dé­ nouant, les faire passer à travers le conduit de la narine obturée qui s’entrouvre, et percevoir que c’est là que s’opèrent le pas­ sage et la transition de la moitié inférieure « serpent », à la moi­ tié supérieure « être humain ». En haut de l’inspiration et sur l’expiration suivante, visualiser le buste et le visage humain, lu­ mineux, dans la zone centrale. C’est au niveau de la narine qui s’entrouvre que s’opèrent l’alchimie et la transmutation de l’animal en homme, des forces ophidiennes en énergie spiri­ tuelle. Rappelons que Patanjali, le maître du yoga qui nous a laissé les Aphorismes, est aussi représenté dans la sculpture in­ dienne comme un nâga. Avec les mains jointes, il nous présente son salut, nâmânjali, c’est une manière aussi de nous rappeler qu’il faut rassembler les courants dans l’axe central, ce qui est un des sens du terme samâdhi. Pour aller plus loin, nous pour­ rions observer que quand le salut, nanda, revient â- vers son Soi, ânanda, la félicité, s’éveille. 23) Le Sens suprême

Afin de discerner le Sens suprême, exerce une attention juste envers toutes les entités, il n ’y a pas d ’autre dharma qui soit aussi plein de vertu ! 86 En montant l’inspiration à travers la narine fermée qui s’en­ trouvre, on sent la sensation d’éternité, l’éternalisme et l’atta­ chement qu’on a envers lui. Finalement on perçoit aussi que cet éternalisme se désagrège au même rythme que les tensions de la narine obstruée qui se dénouent par l’ouverture. À l’in­

verse, en expirant à travers la narine ouverte qui se referme, on perçoit qu’on est en train d’exorciser le nihilisme et son non-sens. 24) L’oiseau du vide sur son arbre perché

Le monde est constitué d’un entrelacs d’interdépendance, pratitya-samutpada. La Voie du milieu permet d’observer tout cela de l’extérieur. Nagârjuna déclare : « L’origine interdépendante est si difficile qu’on doit étudier longtemps les textes du mâdhymika pour en saisir la signification réelle. » 87 Sur l’inspiration sentir que les tensions dans l’hémicorps du côté de la narine fermée et dans cette narine également sont comme autant de filets. L’oiseau blanc de l’énergie veut s’en libérer, finalement il y parvient, il « échappe au filet de l’oise­ leur » comme dit un psaume. Vers la fin de l’inspiration ainsi que sur l’expiration, il rejoint son nid « au sommet de la mon­ tagne », c’est-à-dire dans la zone centrale du front. 25) Gourou prânâyâma

Nous avons mentionné précédemment que Vijayânanda a dit que la meilleure manière d’ouvrir les canaux d’énergie était la grâce du gourou. Il mentionne ensuite l’amour, principalement mystique, et finalement le prânâyâma qui peut être physique, mais aussi subtil. Dans ce cas, il s’agit de l’art de guider les souffles. De même qu’il y a un yoga dirigé vers le gourou, par exemple le gourou-yoga chez les Tibétains, de même on peut pratiquer un prânâyâma orienté vers lui, par exemple dans la ligne de ceux que nous donnons ici. Sur l’inspiration, sentir les courants d’énergie qui montent dans l’hémicorps du côté de la narine fermée. Celle-ci, en commen­ 87. Letterp. 54.

çant à s’ouvrir, représente notre ego obtu-obstrué autant qu’obturé-torturé de disciple qui commence à laisser un petit passage à l’énergie du maître. Sur le haut de l’inspiration, on arrive à l’ajnâ-chakra, le « chakra des instructions », qu’on ap­ pelle aussi gourou-chakra. On y rencontre le courant montant de la narine ouverte qu’on associe dans cette méditation au gourou, ainsi que celui provenant du courant du canal central qui peut alors correspondre directement à la relation gouroudisciple. Donc, dans le gourou-chakra, on sent l’union des trois souffles sur l’expiration, et ainsi on la confirme. Cela stoppe le mental et ouvre la fenêtre par laquelle la lumière du nirvâna peut nous pénétrer et imbiber. 26) Les quatre Nâgas-thérapeutes

Nous verrons plus en détail dans la partie suivante sur le RâjaYoga le rôle du coeur comme attracteur, comme l’auteur d’un « détournement » d’énergie vers le bas et la gauche de la cage thoracique. Cette déviation chronique est reliée aux émotions de stress et d’anxiété. Pour sortir par le haut de cette cage à la fois thoracique et subtile, il faut ramener l’énergie vers la droite, en se concentrant : Sur le coeur subtil à droite d’abord, c’est la base du travail. En­ suite, on monte vers le haut et la droite en s’absorbant dans la sensation de trois points supplémentaires : - Le contact entre les molaires supérieures et inférieures à droite, légèrement collées, tandis qu’à gauche, elles sont légè­ rement décollées. - La base inférieure externe, c’est-à-dire droite, de l’orbite droite. Il y a là une zone reliée de façon réflexe au coeur. Comme souvent, ce lien réflexe correspond à une isomorphie. Si par exemple l’oeil gauche évoque le sein, la base externe de l’orbite du même côté correspondra au coeur. Ici, nous faisons un travail en symétrie pour le rééquilibrage vers la droite.

- L’oreille droite, où il est conseillé traditionnellement d’écou­ ter le chant du silence. Ainsi, nous avons quatre sources d’énergie, une en bas, une vers l’arrière, une vers l’avant, et une sur le côté avec l’oreille droite, l’énergie de ces quatre sources se dirigeant ensuite vers le troisième oeil. On peut augmenter l’énergie dans ces quatre zones, en visualisant dans chacune un cobra, un Nâga dressé, de couleur blanche et brillante, pour retrouver le sens étymo­ logique de Nâga-arjuna. Cela aura un effet de dépolarisation par rapport au coeur en bas à gauche. Pour continuer la comparaison de la cage, on pourrait rappro­ cher notre mental en miroir de l’inconscient corporel instant après instant, avec un bagnard dans une cellule, ayant un boulet aux pieds en bas à gauche de cet espace. La situation semble désespérée, mais il s’aperçoit qu’il y a un vasistas en haut à droite; il réussit donc à scier patiemment la chaîne qui l’attache au boulet, se faufile par le vasistas et prend la clé des champs. Dans notre contexte, « prendre la clé des champs » signifie di­ riger l’énergie par le troisième oeil, pour l’envoyer dans l’océan de lumière vers l’avant et le haut. Nos quatre « nâgas-thérapeutes » sont comme quatre sources d’énergie donnant nais­ sance à quatre ruisseaux, puis fleuves confluant dans le troisième oeil. Avec la pratique, ils peuvent même devenir des tsunamis, et emporter les maisons de la « plage ensoleillée » qui correspond à l’écran lumineux au niveau du front. Ces maisons correspondent aux images récurrentes ou aux idées toutes faites dont on se détache. 27) De l’amour des souffles au souffle de l’Amour

Le manque de possibilités d’ouvrir le canal de communication de l’amour est vécu comme une obstruction, qu’il s’agisse de l’amour physico-affectif ou de l’amour spirituel. On peut re­ prendre une méditation sur le même modèle que la précédente,

mais où le courant du côté de la narine ouverte est vécu comme l’Autre, et le troisième œil avec son union des trois ca­ naux comme le mariage intérieur. C’est là que l’amour des souffles entre eux est ressenti pour être finalement transcendé dans le souffle de l’Amour 88. 28) Les feuilles d’automne emportées par le vent

Le Bouddha disait : « Sabba dukha, anitta, anatta », ce qui pour­ rait se traduire par : « Tout est anxiété, impermanence (skt anîtya), et absence d’individualité stable (skt anâtma). » (Rendre dukha par anxiété plutôt que souffrance est une idée de Ste­ phen Batchelor, dans son livre Le bouddhisme au-delà des croyances 89). Les tensions dans la narine obstruée et dans l’hémicorps du même côté ne sont au fond plus guère utiles, quand on a bien compris qu’elles étaient sous-jacentes à notre mal-être, voire même son fondement concret. Il est temps qu’elles soient emportées par le vent du temps. Passons à la mise en pratique : sur l’inspiration, une brise d’au­ tomne s’élève dans l’hémicorps du côté de la narine fermée, traverse avec force la frondaison des tensions et détache toutes sortes de feuilles déjà mortes, qui au fond n’avaient plus de rai­ son de rester accrochées là. Cette inspiration libératrice est vraiment inspiration de l’esprit, du génie, du divin en nous. On profite de l’inspiration au troisième œil pour prendre un bain de soleil grâce aux rayons qui percent pour un moment les brumes de novembre, et sur l’expiration, on sent les feuilles d’automne qui tombent à terre « en ronde monotone », comme le dit la chanson. C’est un travail de détachement, finalement toujours le même, et donc effectivement quelque peu mono­ 88. Pour plus de détails, on pourra se référer à mon livre Le mariage intérieur en particulier aux premiers chapitres de la partie sur l’Inde où se trouve abor­ dée l’ouverture des canaux d’énergie. 89. Batchelor Stephen, Le bouddhisme au-delà des croyances, DDB, 2008.

tone. Il représente la loi naturelle, il n’y a pas lieu d’en être soit triste, soit gai, on en prend simplement note. Après la fin de l’expiration, on reste poumons vides, et on a la vision accélérée du processus des feuilles qui s’entassent, vieillissent, se trans­ forment en compost, et finalement nourrissent les pousses, et même la poussée entière du printemps. 29) Le diamant perdu qui s’est transformé en vacuité rayonnante de sagesse-compassion

Libre est shûnyatâ, le diamant au centre de la couronne du nâga Il dissipe les ténèbres des trois sphères. O toi, Nâgârjuna, seigneur des nâgas, sois victorieux ! Siège au sommet de la tête de tous les êtres.90 Sur l’inspiration, sentir deux serpents qui montent en double hélice autour de l’axe central, comme deux mains qui cherche­ raient à se joindre, mais ne pourraient le faire qu’au sommet. Cette double hélice représente aussi les cobras du caducée, une fois qu’ils sont arrivés en haut, ils s’embrassent-embrasent. Née de leur baiser, une goutte très précieuse, la panacée des univers, tombe dans la coupe : c’est le plus grand des remèdes, et il a pour nom « désagrippement ». Il s’agit d’un remède plutôt chi­ rurgical, qui coupe là où ça fait mal, certes, mais au bout du compte, c’est lui qui sauve la mise. Après plusieurs cycles res­ piratoires, inspirer par le diamant au sommet de la tête, et sentir sur les expirations qu’il croît et augmente dans toutes les di­ rections de l’espace. C’est la sagesse qui se répand, et tranche en passant les attachements avec la rigueur-vigueur du vrai dia­ mant. Sa pureté scintillante, éminemment subtile, pleine de vide, occupe les moindres recoins de l’espace. C’est comme si les deux serpents des courants latéraux étaient tendus dans l’es­ pace au-dessus du sommet de la tête vers le centre du Vide, le 90. Letter, op.cit. p. 15.

diamant manquant, et pourtant marquant, par la présence même de son absence. Dans la phase suivante, celle de la compassion, karuna, le dia­ mant-diadème se démultiplie, devient millions, comme les gouttelettes d’un grand nuage qui recouvrirait la terre entière. Sur l’expiration, faire tomber une pluie d’amitié spirituelle, maitri, sur tous les êtres. Cette ondée est pure, cristalline, diamantine. La déesse Fortune - pour une fois unie à la déesse de l’Amour —renverse sa corne d’abondance sur les champs des­ séchés de la pauvreté. Et la terre, aussi immobile que silen­ cieuse, lui répond, en un bruissement presque imperceptible, mais quand même ténu-continu : « Merci ! » 30) Le cinquième œil

C ’est par le pouvoir de l ’œil de sagesse que l ’on peut rester libre du fait de s'agripper exclusivement, soit à ce qui est composé ou à ce qui est non composé, soit au mondain ou à ce qui le transcende, soit à ce qui est souillé, ou à ce qui ne l ’est pas. Ainsi, c ’est en ne s ’agrippant pas qu ’on pérégrine dans toutes les choses. On ne s 'agrippe pas à ce qui est déterminé quand on ne perd pas de vue la vérité du dharma non exclusif. Cela, l ’œil de la sagesse le per­ metf Nous avons déjà vu le rapport entre la connaissance supé­ rieure, prajnâ, et le troisième œil. Le texte ci-dessous confirme ce lien, et le Shastra évoque en fait cinq yeux pour la connais­ sance, selon le degré de « pénétrance » du regard : - les deux yeux physiques ; - l’œil du deva, de la vue divine, au sens de raffinée, qui a la capacité de regarder directement les réalités subtiles ; —l’œil de prajnâ, la sagesse qui est capable d’aller au-delà des extrêmes et d’emprunter la voie du juste milieu ;

- celui du dharma, de la compassion qu’ont les bodhisattvas et qui leur permet d’adapter les vérités absolues aux capacités re­ latives de chacun des auditeurs pris en particulier ; - et enfin le cinquième œil, le suprême, celui du Bouddha, qui intègre et synthétise tous les types de regards précédents. Pour une pratique de méditation, on peut se représenter l’œil subtil au centre du front, et l’œil du Bouddha au niveau du « point-soleil » un ou deux mètres en haut et en avant du front. En s’aidant éventuellement du cycle respiratoire, on monte l’échelle à cinq degrés et on la redescend, balayant ainsi les dif­ férentes possibilités de regards et de connaissances. 31) Lâcher de ballons lumineux

Je me suis trouvé un jour de grande fête dans la capitale tradi­ tionnelle du royaume thaï, Ayuthaya dans la région de Bang­ kok. Le mot vient d ’Ayodhya, en sanskrit « invincible », le nom même de la capitale originelle du roi Râm qu’on situe tradi­ tionnellement dans le bassin du Gange, en Uttar Pradesh près de Lucknow. Beaucoup de rois de Thaïlande, bien que protec­ teurs du bouddhisme, se sont fait appeler Râm pour s’identifier à cet archétype du roi juste dans la tradition de l’Inde classique. La ville est agréable, parsemée de temples et de stupas boud­ dhistes au milieu d’immenses prairies ombragées d’une abon­ dance d’arbres. En cette soirée de fête, j’ai pu observer pour la première et seule fois de ma vie un lâcher de ballons lumi­ neux. Chacun de ces ballons avait une nacelle contenant une petite flamme, et il était lâché dans les airs pour former un point lumineux d’une immense colonne brillante s’élevant len­ tement vers la voûte céleste constellée d’étoiles. Trop souvent, on voit le lâcher-prise comme le début de la chute d’un objet laissé à sa propre pesanteur. Cependant, j’ai appris ce soir-là qu’il pouvait être aussi le début de l’ascension de lumières, comme le montrait cette spirale de ballons-flam-

c mèches qui ne cessait de monter sans aucun effort, simplement par la poussée d’une loi naturelle. En pratique, chercher à sentir sur l’inspiraüon les tensions de l’hémicorps du côté de la narine fermée, qui monte en spirale vers cette « cheminée » de la narine obstruée et arrive au centre du front à la fin de l’inspir ; y visualiser la pleine lune de mai, durant laquelle on célèbre la naissance, la Réalisation et la mort du Bouddha, puis expirer à travers ce disque lumineux. Durant l’arrêt après la fin de l’expiration, reposer au sommet. 32) Nâga d’en haut, Nâga d’en bas

Sous chaque crêtre de montagne, il y a un dragon qui repose (école bouddhiste chinoise). Phase 1 Sentir le point à l’extrémité inférieure de l’arête osseuse du nez, peut-être à un travers de doigt environ au-dessus de la pointe du nez. Percevoir le lien réflexe, l’isomorphie avec la pointe du sacrum, la colonne s’élevant au-dessus correspondant alors à l’arête osseuse du nez, les deux axes avant et arrière montant en convergeant vers le troisième œil. Dans cette correspon­ dance, la région de la selle turcique évoque la nuque. A cause de ce type d’associations, nous pourrions surnommer cette ex­ trémité supérieure de l’os du nez « la pointe sacralisée » diffé­ rente donc de la pointe du sacrum ou pointe sacrée qui est le coccyx, mais y étant malgré tout reliée de manière réflexe, par isomorphie donc. Elle est dite sacralisée car se focaliser dessus représente déjà une ascension, donc une sacralisation de l’éner­ gie. Dans un second type d’isomorphie, on peut ressentir que cette « pointe sacrée » correspond au hara, la base du nez évo­ quant alors celle du bassin, et le milieu du bord inférieur du septum nasal le milieu du périnée. La concentration sur le hara et/ou la pointe sacrée, représente alors le premier pas de la mon­

tée de l’énergie. À ce moment-là, on peut percevoir l’ouvermre de la narine obstruée en parallèle à celle subtile du canal rectal et du sigmoïde qui le prolonge vers le haut. Cela induit donc une sorte de « déconstipation énergétique ». Il y a des yoguis qui re­ doutent tellement la constipation physique qu’ils ne commen­ ceront pas leur pratique le matin avant d’être allés à la selle. C’est exagéré, ils confondent le plan physique avec celui énergétique. Cependant, il n’y a pas de fumée sans feu, on a grand besoin pour une bonne pratique d’une désobstruction, d’une « décons­ tipation énergétique » aux deux niveaux dont nous avons parlé. Phase 2 Maintenant que le cadre d’une correspondance haut-bas spéci­ fique a été établi, venons-en à la visualisation des nâgas. Sur l’ins­ piration par la narine obstruée, sentir-visualiser un demi-anneau de cobra lové, qui se referme presque sur lui-même au moment de l’expiration par la narine ouverte qui, elle, se rétrécit un peu. Finalement, le haut du corps du serpent s’élève vers le milieu du front dans la seconde moitié de cette expiration. L’idée est de ressentir que la tête du cobra est redressée et que son crochet ressort au niveau du troisième œil, presque donc comme l’uræus des pharaons de l’Egypte ancienne. Pour maintenir la rectitude du dos poumons vides et éviter la tendance automa­ tique à se recroqueviller, on peut effectuer un redressement de la main droite sous forme physique d’abord, et ensuite surtout sous forme subtile, c’est-à-dire avec la main de lumière. Pour être précis, il peut être mieux de visualiser l’anneau du cobra lové dans un plan orienté vers le haut et l’avant, en effet, le plan de l’inspiration par la narine fermée et l’expiration par la narine ouverte est en fait vertical, le plan du cobra lové repo­ sant sur le sol est horizontal, la visualisation essaie donc de combiner les deux orientations. Pour aider à la concentration, on peut centrer l’anneau du cobra autour du point à l’extrémité de l’arête du nez, le coccyx

supérieur que nous avons surnommé « la pointe sacralisée ». Quand tout cela sera bien en place, le nâga deviendra vraiment brillant, arjunct, et donnera de la félicité, ânanda ; nâgârjuna ne fera plus qu’un avec nâgânanda. Phase 3 Percevoir que le filet d’air frais qui passe à travers la narine presque fermée est lui-même un cobra lumineux, un nâg­ ârjuna. On pourrait mentionner une sorte de vision archéty­ pale issue de la tradition bouddhiste chinoise : « Sous chaque crête de montagne, il y a un dragon qui repose. » L’arête du nez correspond à la crête, et le dragon qui se trouve dessous, au filet de souffle. Par ailleurs, la crête du nez peut aussi évo­ quer la colonne vertébrale, et le filet respiratoire ascendant pardessous la sushumna, le conduit du nez correspondant alors à un « axe central local ». En méditant dessus, on suit la ligne de crête, « l’arête du faîte » entre les deux gouffres, les deux dé­ lires : celui de toute-puissance, l’exaltation maniaque, et celui non moins dangereux et destructif de toute-impuissance, un autre nom pour la dépression profonde. C’est aussi une ma­ nière de suivre la voie du milieu. Cela est valable également pour l’oscillation de l’humeur sentimentale, ce battant d’hor­ loge qui va et vient entre « tomber amoureux » et « tomber de l’état amoureux », c’est-à-dire retomber dans la solitude et la séparation, être chassé du « paradis d’une affaire » sentimentale pour chuter dans « l’enfer d’une fin d’affaire ». Au-delà de ces revirements, de tous ces « faire » parfois enfers, nous pouvons choisir de suivre la route des crêtes, la voie du juste milieu de « n’avoir rien à faire » de l’enfer des affaires et de juste rester ici et maintenant avec l’esprit tranquille.

33) Les arceaux de la Bouddhéité

La compassion et la sagesse font partie intégrante de la nature de Bouddha. Sur l’inspiration, faire partir des courants d’énergie de l’hémicorps du côté de la narine fermée. On perçoit un espace re­ laxant, un vide libérateur dans les articulations et le conduit de la narine obstruée. Sur le sommet de l’inspiration, on parvient au troisième œil et on complète la partie ascendante. Sur l’expir, on prolonge l’arceau en redescendant vers le côté de la na­ rine ouverte, il va en s’élargissant, ce qui amène à percevoir shûnyatâ, le vide unique-uni qui sous-tend chacune des entités du monde et permet, en quelque sorte, de lisser toutes ces dif­ férences qu’on y perçoit mais qui ne sont qu’apparentes. On effectue ensuite la respiration symétrique qui monte par la narine ouverte, et redescend de l’autre côté pour former un ar­ ceau. Cependant, à l’inverse du mouvement précédent, l’arceau de la compassion commence large, comme s’il prenait l’énergie dans le réservoir infiniment vaste du nirvana. Il croise en haut de l’inspiration au troisième œil l’arceau de la sagesse à peu près à angle droit, et redescend de l’autre côté en s’affinant, en se condensant, pour assembler l’énergie dans une sorte de pi­ lule, de comprimé. Ainsi, le message de la compassion sera fa­ cile à ingérer pour ceux qui sont dans la souffrance et cherchent une voie pour s’en sortir. Pour avoir un support pra­ tique de plus pour la méditation, on peut associer le troisième œil, le point de croisement des courants-arceaux de sagesse et de compassion à l’esprit de bodhicittâ. 34) La danse des Trois dragons

À la fin de cette étude sur Nâgârjuna et le yoga, il est bon de rapporter les lignes de la fin du chapitre du livre de Venkata Ramanan, un ouvrage dense de plus de 400 pages, qui a été

notre support principal d’inspiration textuelle dans les ré­ flexions ci-dessus. Il s’agit d’une citation du Mahâprajnâparamita shastra de Nâgârjuna : Le sage est comme le dragon qui garde sa queue dans l ‘océan, sa tête dans le ciel et fait tomber les pluies sur terre.92 On peut supposer que le terme « dragon » est ici l’équivalent chinois de nâga en sanskrit. C’est un symbole puissant de l’éveil de l’énergie intérieure ; non seulement le méditant, mais la terre entière peut en profiter indirectement comme les champs des­ séchés bénéficient des pluies de la mousson. Le dragon en Chine est aussi étroitement associé au Nouvel An, et donc un symbole du renouvellement cyclique de la nature. En pratique, sentir sur l’inspiration que trois dragons montent à travers le corps de façon à converger, la queue des deux dra­ gons latéraux étant au niveau des hanches, et celle du dragon central au niveau du centre du périnée. Leurs têtes se rappro­ chent finalement et s’embrassent au niveau du troisième œil. Sur l’expiration, confirmer la perception de l’énergie à ce ni­ veau, et même l’intensifier encore en restant un petit peu à poumons vides. Sur l’inspiration suivante, repartir du même point au centre du front, mais cette fois-ci en sentant qu’il se dilate pour former un nuage couvrant finalement toute la terre desséchée, et sur l’expiration, faire pleuvoir sur celle-ci. Comme il s’agit de courants d’énergie subtils qui sont rarement complètement stables, on peut bien parler de « danse des Trois dragons », le roi auquel cette danse pourrait être dédiée étant la Conscience plus profonde qui observe. La concentration sur la rencontre des Trois dragons au niveau du centre du front peut être utilement complétée au niveau, non plus sensitif, mais auditif, en percevant comme si le bruis­ sement du silence pouvait provenir de ce centre du front. Cela 92. Venkata Ramanan K., Nâgârjuna s Philosophy, op.cit. p.330. Il s’agit des lignes de conclusion de l’ouvrage.

nous amène à conclure cette étude en revenant progressive­ ment au silence. Pour ce faire, méditons sur un célèbre koan zen commenté par Maître Dôgen : Un moine a demandé à Sôzan : « Y a-t-il un cri de dragon dans un crâne ? » Tôsu répliqua : « Je dis qu 'ily a rugissement de lion dans un arbre mort. » 93 On pourrait interpréter le cri du dragon comme l’éveil de l’énergie intérieure, le cobra qui se dresse dans le yoga, accom­ pagné d’un éveil du nâda, le son fondamental. Cela se passe quand le corps est complètement immobile (arbre mort) du­ rant la méditation profonde. A ce moment-là, le son est perçu non plus au niveau de la colonne (tronc de l’arbre) mais dans la tête qui par ailleurs ne réagit pas, avec un mental qui « fait le mort » (rugissement de lion dans le crâne). Ce rugissement de dragon, bien qu’étant perçu à l’intérieur du corps, correspond au son universel et éternel. Dans ce sens, Dôgen commente : « Bien que ce son ne soit pas inclus dans les notes de la gamme en musique, toutes les notes de musique sont, avant ou après, deux ou trois enfants du cri du dragon... Cela correspond à mille mélodies, dix mille mélodies d’un cri de dragon seule­ ment. » Ce son est perceptible de façon ténue mais continue à l’intérieur : « Le cri du Dragon produit un son qui continue dans le mental »; il est accessible à tous et entraîne une disso­ lution de l’ego, une paralysie complète des mouvements inté­ rieurs, plus qu’une tétraplégie, il faudrait dire une « pentaplégie », car non seulement les quatre membres, mais la tête aussi sont déconnectés et immobilisés par ce son. Le moine demanda : « Est-ce que quelqu 'un l ’entend ? » Sôzan lui répliqua : « Il n ’y a personne au monde qui ne l ’entende. » Le moine demanda : « De quelle Ecriture l ’expression “cri du dra­ gon ”provient-elle ?» Sôzan dit : « Je ne sais pas de quelle Ecriture elle provient, mais tous ceux qui entendent ce cri meurent. » 93. Cité dans mon ouvrage La mystique du silence, p. 234, dont nous repre­ nons l’interprétation à propos du koan en la développant quelque peu, ou dans Dogen Rational Zen, Shambala, Boulder, USA, p.104.

T roisième Partie

Râjayogâlankâra L’ornement du Râjayoga

Notes d ’un ermitage himalayen sous les pluies de mousson au milieu des pins

Chapitre 6 Paroles jaiUies du cœur subtil

Le langage comme ornement du corps de l’expérience

Les paroles ne pourront jamais rendre compte complètement de l’expérience mystique, mais elles peuvent attirer l’attention sur elle, comme les ornements sur le corps qui les porte. Dans ce sens, un titre assez fréquent de recueils spirituels dans la tra­ dition sanskrite est alankâra, l’ornement, quelque chose donc qui met en valeur le sujet qu’on traite. Il y a de grands textes bouddhistes qui portent ce nom. Ualankâra a pris un sens assez large de rhétorique, de science et d’art du langage, et ce titre n’est donc pas déplacé ici, puisque la dernière partie de ce recueil consiste en méditations « étymologiques » ; elles explo­ rent avec un regard spirituel les racines de certaines familles de mots. D ’autres sens de alam peuvent être « suffisant, préféré, qui rend capable ». Ainsi, alankâra peut aussi avoir une nuance de « ce qui rend capable, de ce qui est suffisant » pour aborder un sujet. On parle par exemple d’alam-jîvika, « ce qui est suffi­ sant pour vivre », ou de alam-manas, « un esprit satisfait ». Dans ce sens, un texte appelé alankâra est un manuel, un précis qui résume et donne des bases suffisantes pour se lancer dans

l’étude d’une matière donnée. Il y a aussi une nuance de pou­ voir, de fécondité, comme dans alam-prajanana, « qui est ca­ pable d’engendrer ». Un texte bouddhiste sur la méditation s’appelle alamkâra-shura, « la lumière de l’ornement », mais ce titre peut signifier également « la brillance qui se suffit à ellemême ». On sent l’influence non-dualiste dans le sous-entendu de ce nom. Si ce texte sur le Râja-yoga peut aider à donner le goût et la capacité de pratiquer, il aura atteint son but. Le Râja-yoga ne vient pas à la place des autres yogas comme le jnâna ou la bhakti. Vivekananda a bien clarifié ce sujet dans ses conférences en Occident. Elles ont été publiées par Albin-Michel dans Spiritualités vivantes sous le titre de Les yogas pratiques, et Jnâna yoga. Il a individualisé la notion de Râjayoga pour regrouper les pratiques méditatives du yoga et les associer aussi au yoga aux huit membres de Patanjali. Les images et archétypes ci-dessous ont pour but de se familiariser avec ce que peut être l’ouverture des nâdis. En tibétain, d’ailleurs, le terme pour « méditer » signifie littérale­ ment « se familiariser ». On peut se nourrir correctement en consommant une « salade niçoise », en l’occurrence une salade composée d’images et d’archétypes. Consommer signifie ici « visualiser, ressentir, s’absorber dans » afin de se familiariser, de toutes sortes de manières, avec le sujet. Swami Vijayânanda,avec lequel j’ai étudié pendant un quart de siècle, nous a quitté en avril 2010, après 75 ans de pra­ tique de la méditation, dont 17 ans comme solitaire dans l’Himalaya, y compris 8 ans dans l’ermitage de Dhaulchina où j’écris ces lignes. Il revenait très souvent à l’ouverture des nâdis, soulignant son importance, mais ne donnait guère de détails techniques. Pour lui, le rôle d’un vrai maître était de transmettre une énergie et non pas de faire des cours ex cathedra. Il avait conscience que les sâdhakas, les aspirants spirituels, pouvaient trouver nombre de choses par eux-mêmes. De mon côté, après 12 ans de pratique assez régulière, je sens qu’il est juste de don-

ner quelques explications de base pour que les méditants trou­ vent la direction la plus juste possible, au moins telle que je la comprends à mon niveau d’évolution. Ce texte fait suite aux chapitres sur le yoga, l’hindouisme et le bouddhisme dans Le Mariage intérieur, ainsi qu’aux méditations proposées dans En cheminant avec Nâgârjuna, dont une partie a d’ailleurs été pu­ bliée récemment dans la revue Infos-Yoga. Même si Swamijî donnait peu de détails sur les nâdis, il disait cependant certaines choses importantes à leur sujet : - La meilleure manière de les ouvrir est la grâce du gourou, mais la méditation, le prânâyâma et le yoga peuvent y parvenir aussi, de façon plus laborieuse certes. - Le yoga a un réel pouvoir d’autoguérison, mais celui-ci ne se manifeste pleinement que quand les nâdis sont ouverts. - Troisièmement, et pour finir par un dernier bénéfice de l’ou­ verture de ces nâdis, celle-ci permet d’avoir une chasteté com­ plète sans refoulement. C’est une grande aide pour ceux qui veulent s’engager dans une sâdhanâ soutenue. Dans les méditations et réflexions que nous évoque­ rons, nous resterons très proches du corps. C’est là le génie du hatha-yoga et du Râjayoga : en restant lié au corps, ils ont une portée plus universelle que d’autres voies qui, elles, sont liées aux images d’une tradition donnée. C’est souvent le cas des voies dévotionnelles. Quand on fait une sâdhanâ un tant soit peu intense, les idées de kriyas, d’exercices de méditation vien­ nent en nombre, et ils aident au progrès du pratiquant, chacun à sa manière. Il s’agit de phases créatrices pour celui-ci, on pourrait parler de « kriyactivité ». En nutrition, on distingue les aliments équilibrés de ceux équilibrants : ces derniers ont un excès d’un nutriment qui manque dans le régime général. Bien que déséquilibrés parce que trop riches dans cet élément, ils sont malgré tout globalement rééquilibrants. Il en va de même pour les médita­

tions, il y a dans le corps physique et subtil ce qu’on pourra appeler des « attracteurs » qui nous déséquilibrent, et qu’il faut savoir « redresser » par des méditations apparemment déséqui­ librées, mais en fait rééquilibrantes. Pour être clair, nous pou­ vons distinguer les attracteurs primaires et secondaires : - Les attracteurs primaires sont le cœur à gauche et la narine fermée. Rappelons que toutes les deux heures, le côté de fer­ meture des narines change. Pour repérer la narine fermée, si on ne la sent pas directement, on peut boucher une narine et inspirer fort par l’autre, et ensuite intervertir. On sent bien que l’air passe bien par une narine et mal par l’autre ; de façon conventionnelle, on parlera de narine fermée ou bien ouverte, même si en général la narine dite fermée ne l’est pas complè­ tement. La tension dans la zone du cœur due à ses battements perpétuels, ainsi que cette autre tension dans la narine fermée, forment ce que nous pourrions appeler des attracteurs pri­ maires, car ils agissent en permanence. - Les attracteurs secondaires : ils viennent souvent perturber l’équilibre du corps subtil, mais non constamment. Il y a par exemple les zones érogènes, comme l’aire génitale, les lèvres, ainsi que les seins surtout chez la femme, mais aussi chez l’homme. Citons aussi les zones de l’anxiété, principalement le plexus, le creux de la gorge, l’espace entre les sourcils et les mâchoires tendues. Si l’on veut « nourrir » de façon correcte son corps subtil, il s’agit non seulement de faire des méditations équili­ brées mais aussi rééquilibrantes. On pourra par exemple pra­ tiquer avec profit l’absorption dans le cœur subtil à droite, une pratique qui correspond au seul yoga que conseillait le sage védântin Râmana Maharshi. Sinon, celui-ci revenait tout le temps à la question : « Qui suis-je ? » Bien que reconnaissant que le Soi n’avait aucun lieu, il recommandait en pratique, si on vou­ lait lui trouver un support physique, de le placer dans le cœur

subtil à droite, au milieu de la masse du foie. Il se référait pour cela à des textes d’ayurvéda du sud de l’Inde. Nous verrons cidessous tous l’intérêt rééquilibrant de cette méditation qui peut sembler déséquilibrée a priori et de l’extérieur. La dernière partie de ce travail consiste en des médita­ tions étymologiques et poétiques. Qu’est-ce qu’une méditation poétique ? Nous pourrions dire qu’il s’agit d’évoquer le corps vécu par des paroles-images subtiles, en faisant en sorte que les mots de la chair rencontrent la chair des mots, dans un cœur à corps, dans un corps à cœur aussi intime qu’intense. J’écris ces lignes en pleine saison des pluies, et la petite crête de l’Himalaya sur laquelle je réside est souvent immergée dans les nuages. L’Inde recommande à ses moines de méditer pendant la mousson, estimée à quatre mois, chaturmâs, au sens large. Les hindous célèbrent même au début de cette période une fête particulière de Vishnou qui est censé lui-même rentrer pendant quatre mois dans le grand sommeil primordial. Il re­ pose sur le serpent Shesha qui flotte sur la mer de lait originel. Ce repos est naturel. En effet, à l’époque, les moyens de com­ munication étaient réduits, même les lettres n’arrivaient pas car les messagers n’avaient guère envie de faire des dizaines de ki­ lomètres sous une pluie battante, avec des rivières en crue dan­ gereuses à traverser et des chemins boueux, juste pour une missive. Les livres étaient rares, les quelques écritures sacrées que possédait le moine avaient été tellement lues et relues qu’il les connaissait presque par cœur. Il ne restait donc plus qu’une activité envisageable en pratique, cette non-activité en fait qu’est la méditation. Peut-être que les habitants du Nord ou des climats océaniques devraient se mettre au chatur-mâsa, mais pour eux durant les quatre mois d’hiver. Les grandes vacances d’été sont après tout récentes, elles sont venues à la fin du X IX e siècle à cause du besoin qu’on avait d’avoir des jeunes avec une période

de temps libre pour aider aux moissons dans les campagnes. De façon naturelle, c’est en hiver que l’organisme a le plus be­ soin de repos, et qu’il se sent de rester à l’intérieur, déjà tout simplement à cause du mauvais temps qui règne d’habitude. Une remarque qu’il est bon de garder présente à l’es­ prit : redisons que beaucoup de pratiques auxquelles nous nous référons ci-dessous sont liées à l’ouverture de la narine fermée, ce qui est en soi stimulant, il faut donc de la prudence pour ceux qui ont tendance à l’excitation. Même pour tout le monde, il s’agit de bien faire attention que l’énergie éveillée aille dans le sens du progrès intérieur et ne se disperse pas dans toutes sortes d’objets secondaires, voire d’émotions perturbatrices, ce qui n’est pas si facile en pratique quotidienne. Pour ceux qui ont de la difficulté à s’endormir, mieux vaut éviter de faire ce type d’exercices juste avant d’aller se coucher. Par contre, on peut pratiquer à l’inverse : en effet, si l’absorption dans l’ou­ verture de la narine fermée réveille, au contraire le fait de se concentrer pour augmenter sa fermeture et se plonger dans cette sensation aide à s’endormir. De manière plus large, il est bon en situation d’endormissement de « ressentir-visualiser » que la sensation de fermeture se répand à tout l’hémicorps du même côté. C’est encore plus efficace quand on choisit de dor­ mir sur le flanc du côté de cette narine fermée en position de chien de fusil : de cette façon, le sommeil surviendra plus ra­ pidement. Nous donnerons plus de détail dans le chapitre 13 : Bien s'endormir pour bien s'éveiller. Il fut un temps où les techniques de visualisations sem­ blaient l’apanage des yoguis de l’Himalaya dans leurs grottes, cependant, elles ont maintenant pénétré l’Occident et le milieu thérapeutique grâce, par exemple, à Caycedo et la sophrologie, ou Simonton et les visualisations anti-cancer. Idem pour le vipassana qui paraissait être la propriété exclusive des ermites dans les huttes des montagnes sri lankaises ou birmanes. Sous la forme simplifiée du professeur Kabat-Zinn, c’est une pratique

désormais enseignée dans plus de 200 hôpitaux aux États-Unis, et maintenant en France, à Sainte-Anne même, grâce en parti­ culier à Christophe André et Christine Miribel-Saron. De même, il n’est pas impossible non plus que dans un avenir assez proche, les pratiques de l’ouverture des nâdis sous forme simplifiée pour les débutants, trouvent leur chemin dans les méthodes mo­ dernes de psychothérapie à médiation corporelle. Nous parlerons beaucoup d’expériences du corps sub­ til dans ces notes, mais il faut remettre tout cela dans une pers­ pective plus globale. Il est naturel que les expériences viennent, mais il ne faut pas s’y attacher. Mâ Anandamayî le disait en par­ lant de anubhav ki tchiz, ces « choses d’expériences » qu’a priori il faut savoir laisser par derrière. Le corps subtil n’a qu’une réa­ lité relative par rapport au Soi qui est l’Absolu. Ceci dit, quelques connaissances de base ne sont pas non plus inutiles, elles font partie de la pédagogie et permettent d’établir de bonnes fondations pour la véritable méditation qui, elle, sera spontanée. L’ouverture des narines et du troisième œil

Notons déjà que les narines fermées changent de côté toutes les deux heures environ, mais que cette durée peut s’allonger au repos, ou être raccourcie s’il y a une activité plus intense. Pendant celle-ci, il est même fréquent que les deux narines s’ouvrent en même temps, ce qui est certainement relié à la production d’endorphines et à une impression de bonheur in­ térieur intense. La grande « ruse » du Râjayoga est de méditer sur l’impression d’ouverture de la narine fermée, et ainsi de faire croire au cerveau qu’il y a un effort important en cours, afin que celui-ci libère ces endorphines. Elles sont importantes, car elles sont les neurotransmetteurs de la joie intérieure et de l’appétit de prendre conscience, deux qualités essentielles pour une bonne méditation. Faisons remarquer aussi que la nuit,

c’est la même narine qui reste fermée pendant cinq ou six heures. On observe souvent une alternance d’une soirée sur l’autre du sens de fermeture des narines, surtout quand on se couche à heure régulière, mais cela n’a rien d’obligatoire. Quand la narine droite est ouverte, le fonctionnement du sujet est plus porté vers l’activité, quand c’est la gauche, vers la ré­ ceptivité. Cela a été remarqué par le yoga depuis au moins un millénaire, mais n’a été confirmé par la neurologie moderne que récemment. Le Râjayoga ouvre une voie royale vers le Soi. Sa réali­ sation est techniquement reliée à l’éveil du troisième œil. Il est très utile de considérer le dégagement par la conscience de la narine obstruée comme une ouverture de la voie royale. En effet, même si la route de l’air physique redescend du haut de la narine vers le pharynx, ne peut-on pas considérer que le souffle subtil, le prâna, continue à monter et débouche sur la « place en haut de la ville », c’est-à-dire l’aire au centre du front, d’où on a une vue imprenable sur toutes les vallées environnantes ? Un objet aiguisé peut se frayer un passage dans une substance dense ; de même, une attention aiguisée peut facile­ ment s’ouvrir un corridor entre les muqueuses de la narine presque fermée. Pour aller plus loin, faisons remarquer que la séparation des muqueuses collées au fond des narines revient à une coupure : celle-ci peut évoquer le cordon ombilical tran­ ché au moment de la naissance ainsi que la séparation causée par la mort. On retrouve cette « coupure » à l’occasion de la moisson du blé mûr, des vendanges ou de la cueillette des fruits en automne. Cette simple sensation du fond des narines se retrouve donc liée aux grands archétypes de naissance, mort et fertilité. Le côté de la narine fermée garde en mémoire sous forme de blocages le souvenir de tous les coups reçus. Pour être familier, mais précis quand même, il ne faudrait plus parler de « tête à baffes », mais seulement de « demi-tête à baffes ». L’autre

côté, celui de la narine ouverte, correspondra alors à la « demitête à caresses ». Au-delà de ces demi-visages pour le moins am­ bivalents, il y a le « joug » du troisième œil, qui réunit ces conjoints que sont les canaux droits et gauches pour un mariage aussi intérieur que fondamental. Le prêtre désigné pour bénir cette alliance n’est autre que l’axe central. Dans cette union su­ périeure, plus question ni de coups ni de caresses. L’aspiration est devenue plénitude, l’élan état, et la fièvre mentale se trouve guérie par une fraîcheur consciente. Les innombrables points d’interrogation et d’exclamation se transforment alors en un unique point de suspension, planant quelque part dans la direc­ tion du soleil... Il y a trois zones dans le visage qui peuvent être fermées et collées. Les paupières, la narine presque obstruée, et les lèvres. En pratique, il est utile de décoller les paupières, de sentir comme si la narine obstruée allait se décoller, et de laisser les lè­ vres, bien que se touchant encore, presque décollées. Au-delà de la satisfaction et de l’insatisfaction, la lumière du troisième œil

Les scientifiques ont trouvé un centre de l’anxiété dans le cor­ tex frontal gauche, et un centre de la sécurité, du sentiment de bonheur en symétrique dans le cortex frontal droit. Ceci donne une tonalité différente au côté gauche et droit du corps. On savait d’ailleurs cela intuitivement déjà, en essayant de perce­ voir directement les effets du cœur qui bat constamment à gauche. Cette différenciation a un écho, plus haut du même côté, au niveau de la zone supérieure des pommettes, juste en dessous des yeux. Le fait que l’innervation des paires crâ­ niennes ne croise pas le plan médian au niveau du visage (sauf la majeure partie du nerf auditif qui croise), alors que les nerfs le font quand ils vont en dessous vers les deux hémicorps, ne semble pas jouer ici : il apparaît que le facteur majeur soit le

schéma corporel vécu en division de haut en bas entre gauche et droite, y compris sur le visage. Si l’on est un tant soit peu réceptif, on sent bien d’ailleurs que la pommette gauche est re­ liée au sentiment de frustration, d’insatisfaction, entretenu par l’instabilité des battements du cœur sous-jacent et la pommette droite au contraire à la satiété, à la satisfaction. Vient alors l’idée assez naturelle de dépasser le couple insatisfaction-satis­ faction en « perçant » l’espace des orbites pour atteindre la zone du centre du front où l’on médite sur la « per-fection », la qualité de ce qui vient après le « per-cement »... Il faut trouver un passage pour dépasser les opposés insatisfaction-satisfaction et pour prendre conscience qu’il existe autre chose dans la vie que d’être affamé ou repu. No­ tons en passant que la différenciation pommette droite/pom­ mette gauche est en soi ni mauvaise ni bonne, elle est en quelque sorte neutre : le côté positif de l’insatisfaction, par exemple, c’est qu’elle nous rend capable de nous remettre en cause et d’entrer dans le chemin spirituel, et le côté négatif de la satisfaction, c’est qu’elle nous fait basculer dans la somno­ lence. Elle pose problème en nous affaissant en quelque sorte sur nous-mêmes : pour le dire en une formule plutôt conden­ sée et certes trop simple, il faut choisir entre être repu-repoussant, ou aspirant-inspiré. Il y a un niveau de notre visage subtil qu’on ressent comme un ballon qui aurait envie de s’envoler, mais qui est en permanence « lesté » par les tensions au niveau des pommettes. Celles-ci sont de deux sortes : un type de tensions alternantes toutes les deux heures, liées à la sensation de narine fermée, et un type de tensions fixées, toujours dans la pommette gauche, reliées de façon réflexe au cœur sous-jacent. Une bonne mé­ ditation consiste simplement à délester, délester, délester. One stitch a time saves a thousand. Ce proverbe anglais signifie littéralement : « Un point

(

de couture effectué une fois en épargne mille. » L’idée qu’il faut savoir intervenir précocement et au bon endroit dans le corps subtil peut nous éviter un gros travail de réparation par la suite. On pourrait dire que c’est au troisième œil qu’il y a « le haut de la couture ». Celle-ci part ensuite le long de la tête et de l’axe vertébral. Si l’on sait maintenir la pression des deux canaux gauches et droits et les garder convergents régulière­ ment, le corps subtil ne s’affaissera pas, c’est-à-dire en d’autres termes qu’il ne s’ouvrira pas vers l’arrière quand on se courbe vers l’avant. De même que la clé de voûte empêche les ogives de la cathédrale de s’effondrer, de même l’union des canaux au troisième œil évite à l’architecture du corps subtil de se dé­ faire. Cela fait aussi penser à la maxime ésotérique : « Tout tient parle le haut. » Pour fêter un heureux événement, on débouche le champagne. Pour célébrer cette bonne nouvelle qu’on devient conscient, pourquoi ne pas déboucher la narine fermée ? Dans les deux cas, il y aura action sur les centres de production d’en­ dorphines, mais l’ouverture de la narine sera bien sûr de meil­ leure qualité car elle n’aura pas recours à cet intoxicant qu’est l’alcool. Quelques avantages de la position de lotus en lien avec la narine

Quand les jambes sont enlacées, il y a une forte ouverture de la cheville au niveau du cou-de-pied, et en fait des six articula­ tions principales des jambes. Par réflexe, cela entraîne une ou­ verture de la narine fermée et donc enclenche tout le processus de l’ouverture des nâdis. Par ailleurs, il y a un lien entre l’étire­ ment du cou-de-pied et du cou, cela amène déjà en soi le sujet à être mieux réveillé, et l’amène aussi à faire de façon réflexe le mouvement de cou du cygne : celui-ci est le symbole du dis­ cernement et du yogui avancé dans la tradition indienne, on

l’appelle hamsa. Dans ce sens, cela a son importance de bien remonter le dos du pied retourné vers la cuisse controlatérale : à ce moment-là, la sensation d’étirement s’étend en direction des doigts de pied, et par lien réflexe, vers la zone occipitale au-dessus de la nuque. De façon analogue, on peut aussi ob­ server que l’étirement complet du dos du pied favorise auto­ matiquement un redressement complet du dos. Ceci confirme l’effet de réveil général de la posture du lotus. Lorsqu’on creuse les reins, on obtient plusieurs béné­ fices : déjà, une ouverture de tout l’abdomen comme une fleur de lotus, celui-ci devient aussi semblable à une cité, puram, de lumière, bien organisée, autour d’un joyau central, mani. Rap­ pelons que manipura est le nom du chakra du nombril. Plus en profondeur, il y a une ouverture des espaces intervertébraux antérieurs qui induit de façon réflexe une ouverture de la na­ rine fermée. C’est ce qu’on recherche en Râjayoga. De plus, cette ouverture des espaces intervertébraux antérieurs favorise aussi une ouverture de la mâchoire, car il y a une analogie de forme, un lien réflexe, une isomorphie entre les deux. Troisième point, la bascule du bassin favorise l’étirement et l’ouverture des articulations des jambes, donc, comme nous l’avons dit, une ouverture de la narine fermée de façon réflexe. Voici maintenant quelques pensées libres, parfois poé­ tiques, sur cette expérience d’ouverture de la narine fermée : Il y a une énergie qui se dégage de la narine fermée quand elle commence à s’ouvrir, tout comme un djinn qui sort de sa bouteille où il était enfermé depuis fort longtemps. Le canal de la narine presque fermée est rabougri comme une peau de chagrin, à nous de le rendre dilaté comme une « peau de bonheur ».

Les contractions légères, mais chroniques des articula­ tions de l’hémicorps du côté de la narine fermée sont autant de sources d’énergie « souterraines » renouvelables - si on sait les exploiter. En l’occurrence, le forage, la pompe géothermique, correspond à la sensation d’ouverture de la narine obstruée. Une cheminée de fée est une formation naturelle en cône, en général calcaire, avec une sorte de disque en roche plus dure au-dessus. On pourrait dire que la narine qui est en train de s’ouvrir représente le cône, et la zone du troisième œil le disque. Quand la « cheminée de fée » s’ouvre et que le cou­ rant de souffle y passe vraiment, la lumière qui se met à rayon­ ner au niveau du disque est réellement féerique. Il y a nombre de portes verrouillées à double tour dans le corps et l’esprit. La narine fermée représente le trousseau de clés, et sentir qu’elle s’ouvre, le fait de s’approprier ce trous­ seau : les ouvertures subséquentes deviendront alors faciles. Nous avons deux « centrales nucléaires » dans notre vi­ sage. Au niveau de la narine fermée qui s’ouvre par un début de fissure, il s’agit de l’énergie de fission, et au niveau du troisième œil où les trois canaux s’unissent, il s’agit de l’énergie de fusion. La descente du Gange et l’ouverture de la narine fermée

Une des histoires fondatrices de l’Inde est la manière dont Bhagirathâ a fait descendre le Gange. Cent mille de ses grandsoncles, tous fils de l’empereur primordial Sagar (nom qui si­ gnifie « océan ») avaient été maudits par un Rishi coléreux qu’ils avaient dérangé par mégarde dans sa méditation. Il s’agissait de Durbhasha, dont le nom veut dire « mauvais langage ». Leurs âmes ont été emprisonnées depuis lors dans des géodes de la masse rocheuse himalayenne.

Bhagirathâ, donc, a décidé de les libérer et s’est mis a faire des tapasya-s, des pratiques de yoga intensives, (littérale­ ment « échauffements »), ce qui a eu le don de faire fondre le cœur de Shiva. 11 est venu l’aider en lui soufflant à l’oreille son secret, le nâda, ce qui a fait fondre à son tour la masse de l’Himalaya et a laissé un passage ouvert pour la nadî, c’est-à-dire la rivière, en l’occurrence le Gange. Ceci a permis la libération des âmes des ancêtres, qui ont pu rejoindre leur origine, c’està-dire leur père, Sagar, l’océan. L’ouverture du fleuve, nada, correspond à celle des nâdis, canaux d’énergie, et en pratique à celle de la narine fermée. C’est là que s’ouvre un passage étroit, une gorge dans un Himalaya de tensions et de blocages. De même que le chant apparaît lorsque la gorge s’ouvre, de même le son devient audible lorsque la narine fermée se dé­ gage, et les nœuds dans tout le corps se libèrent, leur énergie s’écoulant naturellement vers l’océan de lumière qui se mani­ feste au niveau du front. C’est le résultat du travail de Baghirathâ, et c’est pour cela, dit-on, que le Haut Gange se nomme Bhagirathî. En sans­ krit et hindi, Bhagirathâ prayatna signifie littéralement « efforts de Bhagirathâ », et en pratique, « travaux d’Hercule ». Prayatna veut dire « tourments, torture », yatna, « vers l’avant » , pra-. C’est une jolie explication de l’effort, une torture, certes, mais qui nous fait progresser... Rathâ signifie le commandant d’un groupe de chariots, chariot se disant lui-même ratha. Bhagi signifie la part, le lot, la bonne fortune en tant que lot de la destinée, et peut corres­ pondre aussi à l’abréviation familière de Bhagavân, Dieu. Le corps subtil a une forme de char, avec les roues parallèles qui correspondent aux canaux latéraux, et la nacelle à l’axe central. N ’est-ce pas un effort herculéen de prendre les commandes de ce chariot et de le faire s’élancer vers le Divin, la meilleure des bonnes fortunes correspondant alors à Sa vision ?

Du point de vue de la psychologie des profondeurs, la raison de la mise au cachot des âmes dans les géodes himalayennes est intéressante : il s’agit de la malédiction d’un Rishi, d’une figure d’autorité qui aurait dû a priori être protectrice, positive, et retenir sa colère, mais qui ne l’a pas fait. Les explo­ sions de rage, que ce soit chez les parents, les grands-parents ou des professeurs a priori aimés, et encore plus chez l’ensei­ gnant spirituel, créent des fêlures profondes dans le psychisme du petit enfant ou du disciple - aussi profondes que les géodes de l’Himalaya. Il faut un travail de yoga non moins profond rien moins que l’ouverture des nâdis - pour réussir à en dé­ nouer les conséquences à long terme et à s’unir de nouveau à l’Origine, aussi océane que lumineuse. On dit d’ailleurs que les nouveau-nés voient l’océan de lumière avant que leur esprit ne soit voilé par la « pensée pesante ». La fonction rééquilibrante du cœur subtil à droite

L’agrippement subtil à ce cœur qui bat à gauche correspond en profondeur à ce que les Yoga-Sutras nomment abhinivesha, l’investissement, nivesha, primordial, abhi. Cela a bien sûr quelque chose à voir avec l’instinct de conservation. C’est l’un des obstacles, klesha-s, fondamentaux à la réussite du yoga, avec l’ignorance, le sens de l’ego, et le couple attachement/ aversion. On dit dans les Evangiles : «Là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur. » On pourrait inverser la formule : « Là où est ton cœur, là aussi sera ton trésor. » Si le cœur auquel va la conscience est à gauche, le trésor sera physique et instable, d’où le serrement d’anxiété de ce côté. S’il est à droite, le trésor sera subtil, omniprésent dans l’espace et le temps, d’où l’ou­ verture de paix ressentie dans cette latéralité. Klesha, défaut, obstacle, a des sens particuliers intéres­ sants : déjà la colère, comme modèle de tous les défauts, et

aussi l’agitation mentale due à la vie dans le monde, business comme disent les Anglais, nég-otium en latin, le « négoce » comme non-oisiveté, non-paix. Le terme klesha est probable­ ment de la même racine que les mots clic, clamp, en anglais ainsi que « gripper, agripper » et « clé » : c’est ce qui coupe, ferme, bloque, et on revient à l’expérience de fermeture des canaux. En effet, en anglais, un clip ou un clamp est une pince par exemple chirurgicale qui serre un tuyau, une artère. On re­ trouve donc aussi l’archétype de la fermeture de la narine. Nous avons parlé des deux attracteurs, cœur à gauche et narine fermée. Ils sont comme deux icebergs au niveau de la mer. Si on fait fondre grâce au soleil de la conscience les ten­ sions du corps, tous ces glaciers-banquises-icebergs vont dége­ ler, et la « mer », c’est-à-dire la perception du corps, sera unifiée. Ces attracteurs ressemblent aussi à des étoiles qui captent les comètes, car ils retiennent l’énergie ; mais celles-ci peuvent sor­ tir de leur orbite et être expédiées vers le troisième œil. Dans une image du même type, cœur et narine fermée seront des frondes à l’ancienne qui tournent en rond de plus en plus vite sur elles-mêmes ; mais il suffit de lâcher « quelque chose » pour que la « pierre » prenne la tangente et parte avec un plein élan vers sa cible. En Râjayoga, cette cible est représentée le plus souvent par le centre du front. Akâmakâmin « Celui qui ne désire pas, a-kâmin, les désirs, kâma » devient le sage pour lequel s’ouvre Brahmânanda, la félicité de Brahman. Voici un enseignement central des Oupanishads. Dans la pers­ pective du Râjayoga, le cœur à gauche correspond au désir fort, vital, viscéral, kâma : non seulement sexualité, mais aussi par exemple une faim intense, une envie énorme de dormir, et, pour finir par le plus important, l’instinct de conservation. C’est comme si à chaque diastole, le cœur avalait quelque

chose, et à chaque systole, le digérait. Ce processus plutôt goulu continue perpétuellement durant toute l’existence. On pourrait dire que le cœur « avaleur » est à la fois avide et à vif à vie. Pour devenir celui qui ne désire pas les désirs, il est im­ portant de savoir s’extraire du cœur physique à gauche avec sa cohorte de connotations symboliques et de s’absorber dans le cœur subtil à droite. Dans celui-ci, on expérimente la stabilité de la zone du foie : pas de battements nettement perceptibles, donc sensation d’immense quiétude. Ce côté droit est quelque part immobile comme une statue, et cela fait penser à Dakshinamourti, « la statue de la droite ». Il s’agit de ce sage adolescent qui a enseigné aux quatre vieillards fils de Brahma la connaissance en silence, en faisant simplement la jnâna-moudrâ, le « geste de la connaissance » de sa main droite levée : de façon subtile, on pourrait considérer que le redressement du bras dans cette moudra correspond au redressement du dos, et le cercle du pouce et de l’index vient se placer au beau milieu de la masse silencieuse du foie. Dans une visualisation complémentaire, on peut se représenter ce cercle au centre du front, le coude droit étant alors projeté sous forme lumineuse vers l’arrière et la droite du foie, et l’avantbras de lumière reliant les deux points, c’est-à-dire occupant le trajet du canal d’énergie droit, pingala. C’est ainsi qu’on pourra donner à inaugurer dans le temple du corps la statue, prânapratishtâ. Ce dernièr terme pratishtâ est intéressant, car il ne désigne pas seulement l’insufflation du prâna dans une statue, mais la stabilité d’une demeure, la demeure elle-même, la base ferme, la fondation, la terre, l’accomplissement d’un désir, et enfin l’autorité. Tous ces sens vont bien avec le vécu du cœur subtil à droite. Le cœur produit une sensation de rétrécissement pul­ satile à chaque battement, et la narine fermée le même type de sensation aussi, mais de façon continue. On perçoit donc les deux zones régulièrement en train de se rétrécir « comme peau

de chagrin » : il n’est pas étonnant qu’elles soient directement associées à l’anxiété et à la dépressivité. Si on veut qu’elles se dilatent comme des « peaux de bonheur », on peut agir direc­ tement dessus dans ce sens par la conscience, ou sur les zones complémentaires, comme par exemple en s’absorbant dans le cœur subtil à droite, ou la narine et pommette controlatérale. On perçoit a priori surtout la sensation de la pointe du cœur en bas et à gauche du thorax, mais en réalité, il y a aussi la crosse de l’aorte qui monte vers le milieu du thorax, et l’aorte elle-même qui descend jusqu’à sa bifurcation au bassin, tout cela à gauche. On peut aussi ajouter à ce réseau pulsatile les artères brachiales et cervicales gauches. Pendant l’effort phy­ sique soutenu, par exemple en montant une pente rapidement, il est intéressant de noter que les deux narines s’ouvrent, ce qui augmente la symétrie, alors qu’au niveau du tronc, le sys­ tème cardio-aortique devient de plus en plus perceptible car stimulé et accéléré, ce qui accroît la dissymétrie à ce niveau. Cet accroissement du déséquilibre en faveur de la gauche va en général avec un réveil d’un fond d’anxiété. Une partie de l’inconscient corporel ne peut s’empêcher de dire : « Que vat-il m’arriver ? Est-ce que le cœur ne va pas tout d’un coup lâ­ cher ?» Si à ce moment-là, on est assez adroit pour ramener la conscience franchement à droite, l’énergie importante dégagée par l’effort n’est plus détournée, kidnappée par ce fond anxieux à gauche et de grandes expériences intérieures devien­ nent possibles, même au beau milieu d’un exercice physique intense. Nous avons tous en nous un «Jean qui pleure » et un « jean qui rit ». En s’observant attentivement, le premier est plutôt situé du côté gauche, le second plutôt du côté droit. C’est comme s’il y avait un cœur subtil sous la pommette gauche. À la place de faire jaillir du sang, il tend à faire jaillir des larmes, de ce côté-là préférentiellement. Cela correspond aux observations neurologiques qui situent le centre du stress

dans l’hémisphère droit et leur symétrique dans deux autres centres de l’hémisphère gauche qui sont plutôt reliés au bon­ heur. Rappelons qu’il y a un croisement entre les hémisphères et les hémicorps, et que malgré le fait qu’il n’y ait pas de croi­ sement au niveau des paires crâniennes, à part pour la moitié interne des nerfs optiques et le nerf auditif, la sensation de vécu corporel gauche et droit est suffisamment importante et intense pour relier directement par exemple, dans l’expérience courante, le demi-visage gauche au reste de l’hémicorps gauche, en se « surimprimant » et effaçant en quelque sorte l’influence des paires crâniennes. Addiction

Le cœur à gauche a besoin de boire sa goulée de sang frais à chaque diastole, il est comme un alcoolique : « Encore un verre, encore un verre, et encore un, et encore un ! » Derrière cela apparaît l’anxiété fondamentale, abhinivesha : qui nous ac­ croche à la vie. C’est un des grands obstacles dans les YogaSutras de Patanjali : « La nescience, l’égoïté, la passion, la haine et le vouloir-vivre sont les cinq afflictions » (II 3) et aussi svarasavâhî vidusho ’p i tathârûdho ’bhinivesha : « Profond et impor­ tant, même chez le savant, le vouloir-vivre a sa propre saveur » (II 9). Il s’agit d’une addiction et pour s’en désintoxiquer di­ rectement, il est bon de revenir au cœur subtil à droite. Pour se dégriser, revenir à la lumière blanche, solaire, immobile, de la zone au-dessus du foie, de l’espace du Soi. Quelques pensées sur le cœur subtil à droite

Une observation : dans la colère aiguë, on serre les mâchoires des deux côtés, mais dans celle chronique, on les serre surtout du côté gauche, a sinistra comme disent les Italiens.

Une idée d’autothérapie : pour amoindrir cette colère chronique, détacher légèrement l’arrière des mâchoires à gauche, et les coller au contraire légèrement à droite : cela amène une détente non seulement dans les mâchoires à droite, mais aussi dans tout l’hémicorps de ce même côté, ce qui est rééquilibrant, car cela lutte contre l’influence tensionnelle du cœur physique à gauche. Dans le yoga du cœur subtil à droite, on peut dire qu’en venant d’une attention piégée par le cœur physique, on passe du mal-être à gauche au bien-être à droite, pour finale­ ment déboucher sur l’axe central, qui permet une ascension continue vers l’Être. En d’autres termes, par la cheminée du canal central, les deux fumées de couleur différente, grise du mal-être et blanche du bien-être, se mélangent en montant pour finalement se dissoudre dans le pur ciel de l’Etre. Notre attention corporelle préconsciente est fascinée est comme ensorcelée par le battement du cœur à gauche : pour se défaire de ce sortilège de la sorcière, s’absorber dans le cœur subtil à droite, le couver comme un œuf, le cueillir comme une fleur, et le mettre ainsi au centre de son « florilège » intérieur. La sensation à chaque seconde pratiquement d’une contraction, de l’étroitesse du cœur, produit non pas une an­ gine de poitrine, mais une « angine » du corps subtil : son trai­ tement sera alors un « vasodilatateur » spécifique, là encore sur le plan subtil évidemment, il s’agit de l’ouverture des canaux d’énergie.

La sonate intime, où l’harmonisation du

Yadagio

vivace

et de

Le cœur qui bat à gauche s’accroche comme une plante vivace à la vie. A la manière du bambou qu’on déracine dix fois et qui repousse une onzième, il renaît à chaque battement, il est rapide, vif, vivace, vivace comme un morceau de sonate joué prestement. De l’autre côté, le cœur subtil à droite est vécu comme tranquille, à l’aise, adagio dirait-on en italien. Quand on s’absorbe en lui, on expérimente même plus que cela : de « tranquille », il en vient à l’arrêt, s’immobilise, et de « à l’aise », il devient extatique. Les Italiens ont une jolie manière de dire «à m on/ton/ son aise » : a proprio agio, « à sa propre aise, à son aise propre ». Cela pourrait suggérer de façon indirecte que, quand on est bien dans sa peau, bien dans son propre soi, on évite les souillures de l’extérieur, et on reste plus facilement pur et propre. Continuons notre analogie : le corps subtil est sem­ blable à un président qui a deux conseillers, la Signorina Vi­ vace et il Signore Adagio. Au début de son mandat, il manque d’expérience, de flair, et il se laisse impressionner par la Si­ gnorina qui pépie-papote sans arrêt, et il néglige il Signore, qui, lui, demeure presque silencieux. Cependant, progressive­ ment, il se relie de plus en plus à lui, commence par mieux communiquer, et finalement à communier profondément avec Adagio. Il devient lui-même ad agio, à l’aise, a proprio agio, à l’aise en soi, à l’aise dans le Soi, à l’aise dans la propreté, la pu­ reté du Soi. Pour changer l’habitude, l’attitude automatique de ne faire attention qu’à la Signorina, et d’oublier il Signore, il faut une certaine énergie, un certain élan-allant. « Allant » se dit en italien andante, et c’est ici que la sonate intime se complète,

avec cet andante qui donne l’élan-allant nécessaire pour effec­ tuer la grande traversée de l’océan, celle de la rive du vivace jusqu’à l’Autre rive, celle de Yadagio. Le « nœud du cœur » est percé

Faisons maintenant une méditation pour conclure cette section à propos du cœur subtil en partant de la célèbre exclamation mystique de la Mundaka Oupanishad 2-2-8. Le texte dit : Le nœud du cœur est percé Les doutes sont résolus Les karmas sont effacés Au moment où Cela apparaît, qui est le Suprême, le Support ? Le nœud du cœur est percé Notre conscience est comme un point lumineux au mi­ lieu d’un enchevêtrement de sensations, d’un nœud, d’un nid. Celui-ci est pendu au milieu de ces branchages que sont les côtes. Quand l’œuf de la conscience voilée se brise, l’oisillon fini par sortir du nid et va soit vers le corps subtil à droite, soit vers le troisième œil, à ce moment-là, le nœud du cœur est ef­ fectivement percé. Les doutes sont résolus. On peut rapprocher la pulsation cardiaque de l’ambi­ valence du doute, comme par exemple celui bien connu du paysan Normand : diastole, p’têt’ ben qu’oui, systole, p’têt’ ben qu’non ! Le côté droit, lui, n’est pas dans l’hésitation, la vacil­ lation, il est stable, il correspond à la perception qu’a de soi le sujet assuré-rassuré Un doute est un mouvement, une oscillation. Quand la conscience est complètement absorbée dans le cœur à droite, il n’y a plus ni mouvement, ni oscillation-vacillation. Les ra­ cines du doute sont coupées.

Les karmas sont effacés Une action et ses conséquences représentent un mou­ vement qui se développe dans le temps. Or, le cœur à droite est immobile. En lui, il n’y a plus ni mouvement ni temps. Donc, les karmas sont effectivement effacés Quand Cela apparaît, qui est le Suprême, le Support. Il y a deux zones où la lumière du Soi aime apparaître, c’est le cœur à droite, évoquant ici le Support, et le troisième œil, correspondant dans ce cas au Suprême. Les deux se ma­ nifestent en se dégageant des deux attracteurs primaires, c’està-dire du cœur à gauche et de la narine fermée.

Chapitre 7 Nâdis, axe central et équilibre gauche-droit Cheveux de lumière

On dit des gens qui ne se sont pas peignés depuis longtemps qu’ils ont les cheveux en bataille. Quand on ne travaille pas ré­ gulièrement pour réorganiser son corps subtil, il y a de fortes chances que ce soient les canaux d’énergies qui soient « en ba­ taille », allant de-ci de-là de façon incohérente, sans suivre aucun courant directeur. Le yoga royal agit directement comme un roi, pacifiant les différents courants, les diverses tendances parmi ses sujets, pour éviter les batailles et unifier le pays. Quand les che­ veux, ou « canaux en bataille », sont bien peignés, la chevelure, le corps subtil, deviennent ce qu’ils auraient toujours dû être : symbole de beauté et de force. Kesha, la chevelure, n’est plus klesha, obstacle, elle devient Ishan, le Maître du Yoga, en l’oc­ currence Shiva. Axe relatif, axe absolu

Il y a deux axes, l’axe central absolu, archétypal, la verticale vraie, et l’axe relatif au milieu du corps subtil, qui oscille

constamment comme le mât d’un bateau ballotté par les vagues du mental, ou bien comme la baguette d’un métro­ nome. Quand arrive l’instant où l’axe relatif se confond, s’en­ castre comme en un clic dans l’axe absolu, alors le temps se suspend et l’énergie peut monter, la baguette devient magique et le prestidigitateur parvient à faire sortir de son chapeau noir le lapin blanc : en d’autres termes, le méditant peut faire jaillir de son mental, plongé dans le repos de la nuit, la lumière spi­ rituelle, qui, pour le Râjayoga, est située principalement au troi­ sième œil. Cette compréhension des deux axes donne une clé in­ terprétative possible du Yogasutra II, 23. Svaswâmi shaktyo : svarûpo ’labdhahetu: samyoga : « L’obtention, upalabdha, de l’Essence, svarûpa, a pour cause, hetu, la conjugaison, samyogam, des énergies, shaktyo : du Soi universel, sva, et du soi in­ dividuel, svâmi. » Le sva est perçu à travers l’axe central absolu, et le svâmi, à travers l’axe relatif. La conjugaison des deux axes, des deux énergies survient souvent spontanément (samyogam a le sens dérivé d’« heureux hasard ») et fait toucher du doigt l’Es­ sence, même s’il faudra certainement beaucoup d’entraînement pour faire durer cette expérience. Le corps subtil est comme un adolescent agité qui ré­ gulièrement part de travers (en se laissant par exemple capter par les deux « attracteurs »), mais que des parents attentifs réus­ sissent à « recadrer » au fur et à mesure. Notre axe central est régulièrement penché comme la tour de Pise : quel est l’ingénieur génial qui trouvera le truc pour le redresser de façon stable ? Rééquilibrer les deux côtés du corps requiert une ha­ bileté de jongleur, pour envoyer régulièrement les « boules »

d’énergie là où elles doivent aller. L’anglais a un mot intéres­ sant, one-sided : il désigne un sujet littéralement « d’un côté », c’est-à-dire partiel, sectaire, dogmatique, psychorigide, voire fanatique et paranoïaque. Ce côté violent est plus marqué lorsque la narine gauche est fermée, car à ce moment-là, la dis­ sociation est plus forte entre le côté gauche doublement tendu, à cause du cœur qui bat aussi à gauche, et le côté droit com­ plètement ouvert. Pour se tirer de ce « travers », il faut revenir au juste milieu, devenir comme on dit en anglais composed, tranquille, com-posé, posé en équilibre, bien reposé. Ainsi, on peut dire que le yoga de l’ouverture des canaux et le Ràjayoga en général correspondent principalement au labeur consistant à passer peu à peu de l’état de one-sided à celui de composed. T.a colonne vertébrale et l’axe central sont comme une longue chaîne moléculaire, par exemple d’acide gras. Le cœur physique et la narine fermée agissent comme des liaisons d’hy­ drogène. Lorsque c’est la narine gauche qui est fermée, les deux liaisons sont en position cis-, et lorsque c’est la narine droite, elles sont en position trans-. Ce concept de cis/trans peut aider à clarifier ce qui se passe dans le corps subtil en mé­ ditation selon le côté d’ouverture des narines. Par exemple, quand la narine droite est ouverte, l’axe secondaire pingala qui traverse le milieu du côté droit devient comme un « lance-mis­ siles », car rien ne vient contrer sa projection vers l’extérieur - pour le meilleur et pour le pire. Nous revenons au one-sided décrit ci-dessus. Par contre, quand la narine droite est obstruée, le lance-missile est « fermé », et c’est le moment d’être plus pon­ déré, composed, comme disent les Anglais, peser le pour et le contre, la gauche et la droite, considérer la balance de la déesse Justice avec ses yeux bandés, c’est-à-dire regarder à l’intérieur, ressentir directement où est l’équilibre et finalement devenir réfléchi. Dans ce sens-là, la « réflexion » intellectuelle corres­ pond à une reflexion physique, en miroir, entre deux zones de

tensions, le cœur physique à gauche et narine fermée à droite, qui se réfléchissent comme un miroir entre gauche et droite. A l’inverse, quand la narine droite est ouverte, il n’y a pas de réflexion, il n’y a qu’un axe lumineux — une impulsion qui monte toute droite sans être jamais « réfléchie », ni même « in­ fléchie » le moins du monde, d’où le risque de violence, de piège dans une attitude one-sided. On peut reprendre ces deux cas de figures à l’aide d’une analogie géométrique : lorsque la narine gauche est fer­ mée, l’énergie circule selon deux parallèles qui ont du mal à converger, l’une de tension à gauche, l’autre d’ouverture à droite. D ’autre part, si c’est la narine droite qui est fermée, l’énergie suit une sorte d’ovale en tournant sur elle-même via le cœur à gauche et la narine droite fermée. Une autre analogie de forme permettra de mieux com­ prendre le même phénomène. Quand c’est la narine gauche qui est fermée, l’axe central a tendance à être dévié vers le haut et vers la gauche, comme la barre oblique « \ », et lorsque c’est la narine droite qui est fermée, la superposition de la courbure en bas, à concavité gauche, et de la courbure en haut, à concavité droite, forme un « S ». Dans les deux cas, le travaille consistera à revenir à la barre verticale « | » . Transformer le câble en canal

Quand on est accablé, on se voûte et c’est comme si un câble subtil vous attachait le cou aux jambes et vous obligeait à vous courber. L’ouverture des canaux est liée par contre à un re­ dressement, et le « câble » qui était en avant du corps, rentre alors à l’intérieur de celui-ci, il devient canal, nadî. Le Râjayoga ressemble beaucoup à une course d’obsta­ cles, il faudrait même dire, pour être plus exact, une course à un obstacle, qui se trouve à la base du troisième œil : il s’agit de cette zone entre les sourcils qui se tend en cas de colère-désir, il faut

s’arranger pour faire « sauter » dessus le cheval de l’énergie, c’està-dire l’envoyer dans la zone du milieu du front. On pourrait aussi considérer le milieu du front comme un plongeoir, et le fait d’y faire passer d’énergie comme un « saut de l’ange ». Et la colombe planait sur les eaux

Le plan de la mâchoire est comme un océan : à l’intérieur s’agite un requin, la bouche correspond à l’embouchure de la rivière, et dans celle-ci rôde un crocodile. Expliquons-nous : quand les lèvres se tendent vers l’avant dans le désir, on devient comme un crocodile avide ; quelqu’un de « lippu » est ressenti intuitivement comme sensuel, gourmand, et le son lui-même évoque également un individu « repu ». A l’inverse, quand les lèvres se pincent vers l’arrière, se collent aux incisives, on a une sensation de colère, d’irritation, on devient comme un requin agressif qui s’apprête à déchiqueter sa proie. Le plus souvent, les lèvres ne sont pas détendues et en équilibre, soit elles sont poussées vers l’avant, conférant au visage un aspect « lippurepu », et on devient crocodile avide, soit elles se tirent en ar­ rière, donnant à la face une allure assez pincée-coincée, et on devient requin coléreux. Comment trouver non pas seulement un juste milieu entre ces deux émotions perturbatrices, mais un dépassement, une émergence hors de « l’aquarium des contraires » ? En dé­ tendant les lèvres, et en faisant monter la force ainsi libérée dans le milieu de la zone frontale. Ainsi, la puissance de l’avidité-colère sera transformée en énergie de lumière spirituelle, le requin coléreux et le crocodile avide se métamorphoseront en colombe de paix. Même faire seulement monter l’énergie au milieu de la petite rigole menant de la lèvre supérieure au septum nasal assure la même fonction, pour peu que la concentration devienne bien précise. C’est une pratique cen­ trale dans certains types de méditation vipâssana.

Les lèvres serrées sont comme une bombe à retarde­ ment. Tôt ou tard, l’énergie accumulée va se décharger soit sous forme d’avidité vers l’avant, soit sous forme de colère vers l’arrière. Pour désamorcer cette bombe que représente la tension des lèvres, faire monter l’énergie vers l’aire centrale du front, où elle amorcera « l’éclairage » de cette zone spirituelle. A ce moment-là apparaîtra la colombe, et elle planera sur les « eaux de l’océan », c’est-à-dire sur les tensions de la mâchoire à la base de la tête. Khechan-mudrâ et la distance de sécurité Nous développerons l’aspect traditionnel de khechari dans le chapitre 11, qui sera pour sa plus grande part un commentaire d’un texte traditionnel médiéval sur le sujet, la Khecharî-vidyâ. Cependant, nous donnons ci-dessous quelques réflexions plus générales sur cette pratique importante du yoga classique. On a observé grâce à l’imagerie cérébrale qu’il y a un centre du cortex responsable du sentiment de séparation ; il est inhibé durant l’activité sexuelle, on pouvait s’y attendre, mais ce qu’il y a de plus intéressant, il l’est aussi par la colère. Cela ramène à une intuition fondamentale de la psychologie du yoga et de l’Inde qui met le couple kâma-krodha, désircolère, régulièrement ensemble, en en faisant presque un seul mot. Or, à la fois dans la colère et le désir la langue a tendance à partir vers l’avant, la mâchoire à se tendre, et les deux à faire bloc. C’est le tronc commun entre les deux émotions, la diffé­ rence étant dans les lèvres, qui se plissent vers l’avant dans le désir et se rétractent vers l’arrière dans la colère. Le « bloc » de colère-désir peut être en quelque sorte fendu par la verticalisation de la langue, lorsqu’elle se sépare clairement de la mâchoire. Nous avons mentionné que Bau­ delaire disait au début de l’un de ses poèmes des Fleurs du mal : « Sois sage, ô ma douleur ! » Quand on détend la mâ­

choire en khecharî, cela revient à dire : « Sois sage, ô ma colère ! » ou bien « Sois sage, ô mon désir ! » On établit une distance de sécurité et on évite ainsi le risque de « carambolage », de cette inhibition du centre de séparation qui survient dans la colère-désir et qui mène à toutes sortes de complicationsimplications résultant souvent, au bout du compte, à un besoin urgent de psychothérapie. Contre ce genre de glissement, la langue redressée représente une cloison, non étanche certes, mais cloison quand même. En d’autres termes, nous pouvons faire remarquer qu’il y a deux types de fusion, pré- et trans- : la fusion pré- est celle de la colère et du désir sexuel de base, écraser la différence pour simplement dévorer et phagocyter l’autre en tant qu’objet. C’est contre cette « fusion pré- » que « s’élève » la pratique de khecharî, sous forme de langue qui monte et se redresse. La fusion trans- correspond à celle qui survient après tout un tra­ vail de détachement, donc de distinction. En pratique, elle est associée à l’union du soleil visualisée à la pointe de la langue subtile et de la lune localisée au troisième œil. Cela va bien audelà de l’aspect physique, grossier de khecharî où les yoguis, semble-t-il, réussissent à étirer la langue jusque dans cette ré­ gion du troisième œil en coupant progressivement son frein et en travaillant à l’allonger. Pour cela, ils prennent un tissu afin qu’elle ne glisse pas et travaillent pendant des mois dans ce sens. Pourtant, on peut avoir un résultat analogue simplement par la visualisation. Pour continuer sur khecharî, il existe une isomorphie importante à prendre en conscience. L’analogie entre la luette et le périnée. Le conduit montant du pharynx vers le haut des narines correspond alors au rectum, le nez à la zone génitale et le troisième œil au hara. Khecharî permet de faire monter l’énergie directement vers le troisième œil, et par effet d’ana­ logie de forme, d’indirectement faire monter l’énergie du mûlâdhâra vers le hara. Cela aide concrètement à la transmutation

de l’énergie vitale en énergie spirituelle. Sinon, elle ne se verticalisera pas, elle tournera en rond dans le plan de la base du bassin et de la base de la bouche, c’est-à-dire dans celui de la colère-désir. Il y a un chakra secondaire dans la voûte du pharynx, à la base du crâne et que la langue va toucher, soutenir en quelque sorte, quand la pointe de la langue est en khecharî. On l’appelle talu, « plat » (tal veut dire « lac »), de la même racine que « talon » en français probablement. On pourrait se repré­ senter un petit homme de lumière dans la tête, dont les talons seraient au talu, et dont le centre du front se confondrait avec le centre du front habituel. Il recevrait alors de la pointe de la langue « l’énergie fondamentale » et la transmettrait à travers ses talons jusqu’au troisième œil. Dans la tradition chrétienne, on cite souvent Irénée de Lyon : « La gloire de Dieu, c’est l’homme debout. » On pourrait dire en yoga : « La gloire de l’Homme, c’est la langue debout. » En effet, la langue redressée consciemment en khecharî-mudrâ est comme un doigt qui in­ dique le ciel de l’Absolu. Khecharî, le redressement de la langue, verticalisé et paralyse tout à la fois : il verticalisé l’énergie et la rend spiri­ tuelle, et en même temps, il paralyse sa tendance à se perdre dans le plan horizontal du couple désir-colère, qui tourne d’ha­ bitude en rond sur lui-même. Dans beaucoup de traditions spirituelles, on retrouve cette sorte d’anecdote archétypale du mystique qui est en si­ lence et qui, à chaque fois qu’on lui pose une question, répond en indiquant le ciel du doigt et de la main levée. La langue en khecharî accomplit ces deux actions à la fois. Elle indique le ciel par sa verticalité, et à l’évidence, elle est en position de repli silencieux : on ne peut guère parler avec la pointe de la langue collée à l’arrière du palais.

Quand on trouve que quelque chose est vraiment bon, ou redresse le pouce vers le haut au-dessus du poing fermé et on s’exclame : « Super ! ». Il existe un lien réflexe, d’isomorphie, entre ce redressement du pouce et celui de la langue en khe­ charî. Les deux se répondent, le premier extérieur, le second plus intérieur, secret, intime. Il est difficile de pratiquer un tant soit peu longtemps le premier en public, alors que c’est possi­ ble pour le second. Cette correspondance n’est pas étonnante quand on se souvient du sens de khecharî, « ce qui va vers le ciel ». C’est bien ce que fait le pouce lorsqu’il se redresse. Le pôle inférieur de la cavité buccale est relié aux ten­ sions dans la zone de la mâchoire, qui viennent avec les émo­ tions perturbatrices, colère, peur, etc. Un travail important et à long terme consiste donc, pourrait-on dire, à faire passer l’ha­ bitude de conscience du pôle inférieur - « enfer » au pôle su­ périeur - « super »... Dans le khecharî, on évite de poser les questions, et on accepte de ne pas trouver de réponse. En d’autres termes, on donne sa langue au chat. Du point de vue yoguique, le chat, c’est l’axe central, et on lui « donne la langue » en la verticalisant et en la rapprochant de celui-ci. Rappelons que nous donnerons dans le chapitre 10 des citations commentées d’un texte classique du XIVe siècle, la Khecharî-vidyâ, suivi de réflexions et méditations supplémentaires sur les archétypes impliqués dans cette pratique importante. Les chakras et l’archétype de la Table ronde

Chakra-bheda, la percée des chakras, est une tâche centrale du yoga. Chakra signifie « cercle, rond », mais aussi « meule de moulin ». Il n’est pas impossible que Chrétien de Troyes et les

nombreux auteurs anonymes qui ont développé le Roman de la Table ronde aient senti tout cela intuitivement. Si chakra peut signifier meule de moulin, donc une structure de pierre ronde, il peut bien signifier aussi « table ronde ». On dit que Lancelot a pu soigner la blessure du roi Méhaigné (nom qui signifie justement « blessé »), une fracture pu­ rulente à la jambe, en réussissant à ressouder l’épée Excalibur, un exploit que personne n’avait pu accomplir avant lui. Cette force du chevalier était due à sa conduite héroïque antérieure­ ment. La fracture purulente vient du gaspillage, de l’hémorra­ gie d’énergie qui survient le plus souvent dans la psycholgie ordinaire fondée sur la dualité. La fracture en elle-même est un archétype de dualité. Les parties inférieures du corps et du mental (ici la jambe fracturée) nous « pompent » notre énergie, justement parce que sur la fracture de la dualité de base se surajoute l’in­ fection purulente des complications mentales, dont la tendance automatique est de toujours augmenter. Deux des chevaliers principaux de la Table ronde ont des noms « perçants », il s’agit de Perceval et Lancelot. Le val pourrait correspondre au canal central, où il y a justement l’enfilade des chakras à percer. Le terme « Perceval » est proche de « percevoir », l’héroïsme de­ vient l’archétype de la recherche spirituelle : le chevalier conscient se transmute alors en Chevalier-Conscience. Lance­ lot lui, va de la lance de son nom à l’épée : il redresse et rend fonctionnelle l’épée magique du pouvoir spirituel, Excalibur. Il fait sortir, Ex-, et monter l’énergie figée (-calibur, sans doute de la racine de caillou, calcaire, calcanéum, c’est-à-dire pierre) vers l’excellence de la lumière. Le Saint Graal sur la Table ronde représente alors les deux centres spirituels ajfia et sahasrâra, qu’on éveille une fois qu’on a pu dépasser les cinq « tables rondes » inférieures correspondant aux cinq éléments et donc à l’univers visible.

D ’un point de vue yoguique, plus technique, il pourrait être joli d’interpréter la jambe brisée du roi Méhaigné comme la douleur chronique qu’on ressent en position de lotus, et la plaie purulente comme les constructions mentales qu’on établit par-dessus, en se disant par exemple : « L’enseignant de médi­ tation est un sadique quand il nous demande de persévérer en lotus, je ne suis pas un masochiste pour me soumettre à lui, je vais tout envoyer promener, c’en est fini à tout jamais de la mé­ ditation !, etc. » Tout cela parce qu’on a les jambes qui tirent. Le chevalier Lancelot représente l’héroïsme de la concentration, précise comme une pointe de lance. L’épée brisée Excalibur qu’il a ressoudée correspondra ici à cette colonne vertébrale affaissée, voûtée, au fond comme cassée, qui se redresse, et qui fait mon­ ter l’énergie inférieure du calcanéum vers la pointe de la conscience, le Saint Graal, en l’occurrence le centre du front. Ce son du « Je » qui met le « je » en jeu

Mâ Anandamayî disait que lorsqu’elle prononçait le « a » de ami, le son suivant « mi » n’existait pas dans sa conscience (ami signi­ fie « je » en Bengali). On peut comprendre sa déclaration à deux niveaux : déjà, il faut être présent dans ce qu’on fait à chaque instant, comme on épelle un mot, syllabe après syllabe, en toute conscience. La seconde interprétation vient du rapprochement entre la voyelle « a » et le son fondamental, les deux étant régu­ lièrement associés par la tradition. S’arrêter au « a » pur signifiera alors s’absorber dans le Son essentiel, sans le couvrir par le voile du « -mi » de la dualité dans laquelle se complaît et se repaît le « je ». On pourrait faire une méditation parallèle sur le « je » en français, et dire que le sage reste dans le « j », le jaillissement de l’énergie fondamentale, il n’a pas besoin de se projeter auto­ matiquement, comme le font les gens ordinaires, dans le « e », entendez le « euh », de l’hésitation, l’ambivalence, et finalement

la dualité. Du point de vue yoguique, ce « j » pur et simple, dé­ nudé, peut évoquer aussi le jaillissement de l’énergie dans l’axe central. On peut s’absorber dans la sensation du troisième œil, ou écouter le son intérieur, ou encore suivre la respiration. Dans les trois cas, l’objet d’attention est comme une corde qui est ten­ due vers l’avant au-dessus du « précipice » s’ouvrant devant le corps, et qui se perd au loin dans le brouillard. L’attention ellemême est comme le funambule sur la corde, mais quel est le spectateur qui observe tout cela ? Cette dernière question per­ met de passer de la concentration avec la distinction ordinaire entre sujet et objet, à la non dualité, et rend capable d’aller du yoga au yogânta, la culmination du yoga. C’est une explosion subtile dans la grande Vacuité. Elle est provoquée par la fission du noyau de l’ego. C’est la plus grande énergie de l’univers inté­ rieur. Plus que renouvelable, elle est inépuisable. Le passage du yoga au yogânta correspond à un exercice laborieux qui devient spontané, on pourrait dire en une autre formule, à la transmu­ tation du consciencieux en conscient. Suivre le fil du son, qui sonne et résonne en nous, revient à devenir « sonne-ambule », pour ne pas dire « sonambule ». Nous pourrions parler aussi de l’attention « spirambule » qui suit le fil de l’inspir et de l’expir comme on marcherait sur une corde tendue. Les deux sont en fait reliés, et il est important de savoir qu’au début, l’effort d’attention au son subtil entraîne souvent un blocage du souffle. 11 faut donc garder « les deux yeux ouverts », et en avoir régulièrement un sur le son spontané lui-même, et l’autre sur la respiration afin de la garder naturelle. Qui peut écouter le son universel, si ce n’est l’oreille du cosmos lui-même ? Et celle-ci n’est-elle pas également ou­ verte en nous ?

On ne peut guère voir la tête ou le corps de l’Absolu, mais on peut toujours l’attraper par la « queue » : celle-ci n’est autre que le son du silence. Le terme « chapitre », cette réunion que tiennent les moines dans leur monastère, vient de la racine « chef », « tête ». Ainsi, une expression comme « Laisser l’Absolu avoir voix au chapitre » pourra être entendue comme « Laisser résonner le son cosmique-intime au centre de la tête ». En sanskrit, les deux termes nâda et nâtha sont presque les mêmes. Et curieusement, c’est l’ordre des Nâthas qui a transmis le plus au Moyen Age la tradition du yoga, en parti­ culier celle de l’écoute du son du silence, le nâda. Nâtha signifie seigneur, maître, et celui qui est suffisamment fortuné pour percevoir clairement et régulièrement le son intérieur dans toute sa subtilité, devient réellement un maître en yoga. Le Paradoxe

Comment, tout en restant enraciné dans une conscience qui ne bouge pas, observer une respiration naturelle qui bouge tout le temps ? Comment, tout en restant absorbé dans un son qui ne change pas, accepter un brouhaha mental qui change tout le temps ? Comment, tout en étant identifié, comme l’oiseau pri­ mordial, à un vol plané immobile, accepter en dessous les vagues de l’océan qui ondulent tout le temps ? Comment, tout en suivant en pleine conscience le flot continu, statique, extatique de la Flûte divine, accepter aussi pleinement le bavardage distrayant du monde, dont on dit à juste titre : « C’est du pipeau ! » ? Une réponse possible, profonde :

En prenant l’attitude de la mère vis-à-vis de son enfant. Celle-ci est fatiguée par le travail de la journée, et elle se repose. C’est normal. Cependant, elle observe du coin de l’œil l’enfant jouer, car c’est dans sa nature de jouer. C’est normal. Les deux gardent leur indépendance à leur niveau, mais sont quand même en relation, et même plus qu’en relation : en affection. C’est normal aussi. C’est là tout le génie de la méditation d’ob­ servation. Le maître immobile apprivoise l’animal agité

Une autre image est significative en plus de celle de la mère : le son est comme un maître, et le complexe corps-mental, en particulier la respiration, comme un animal rétif qui ne veut pas être domestiqué. Peut-être a-t-il même peur de mourir en acceptant d’être dominé par ce silence qu’on dit parfois « de mort ». C’est tout l’art du maître de savoir canaliser, apprivoiser et finalement domestiquer l’animal, afin que celui-ci accepte comme naturelle sa présence nouvelle. Elargir le cercle de l’immobilité pour y inclure le mou­ vement. Elargir le cercle du silence sonore pour y inclure la variété infinie des bruits. Élargir le cercle du Même pour y in­ clure l’Autre. Pensées et pratiques méditatives sur l’équilibre gauche droite

En faisant s’unir les nâdis dans le centre du thorax, on mani­ feste à la fois la victoire de la vie et la vie de la victoire. La vie vient de l’union, et en hindi par exemple jina signifie à la fois « vivre » et « vainqueur » (pour ce dernier terme, surtout dans son sens religieux : vainqueur des forces d’ignorance et de dis­ persion à l’intérieur).

La tension chronique de la narine fermée s’étend à la nuque, et donne un sentiment préconscient mais prolongé de léger torticolis. Pour s’en défaire, amener les mains de lumière dans cette zone et redresser en douceur l’axe cervical. En d’au­ tres termes, devenir son propre ostéopathe... Lors d’une retraite de saison des pluies à l’époque du Bouddha, il y a eu toute une série de moines suivant son en­ seignement qui ont commis le suicide. Ils avaient trop médité sur l’impermanence du corps. Ceci a amené le Tathâgata à par­ ler fortement en faveur de l’intelligence chez le chercheur spi­ rituel, lui permettant d’éviter les dangers inhérents à l’entreprise. Il a pris une image intéressante : les chasseurs de cobra ont un bâton avec une petite fourche au bout. Ils doivent attraper le cobra en dessous du cou et non pas près de la queue. Dans ce dernier cas en effet, celui-ci pourrait se retourner, se redresser et mordre le chasseur. Cette image a bien sûr le sens général de « prendre l’enseignement par le bon bout », mais on peut y discerner une signification plus spécifique : l’énergie éveillée par la pratique doit monter vers les centres spirituels d’une façon ou d’une autre, sinon elle risque de se retourner contre nous et de nous mordre. Selon une jolie image des tibétains, il y a des moments où être stable en méditation est aussi difficile que de faire tenir une aiguille debout sur une pierre. Je ne suis pas de très près le christianisme actuel, mais j’ai lu qu’il y avait un mouvement qui prenait comme prière principale la parole du Christ guérissant un aveugle, effatha, « ouvre-toi ! ». Sans doute ceux qui ont eu de fortes expériences avec cette parole ont vécu quelque chose en lien avec l’ouver­ ture de la narine fermée, et plus largement avec celle des nâdis. On pourrait considérer que les récitants d'effatha pratiquent l’ouverture des canaux sans le savoir. Dans la tradition de

l’Inde, le grand mantra d’ouverture qui me vient à l’esprit est aham brahmâsmi, « je suis Brahman ». Il s’agit d’une expansion à 360° et dans tous les plans possibles, surtout quand on se souvient du sens étymologique de Brahman : « ce qui est vaste ». L’entraînement à la méditation permet de passer du « forage » habituel au puits artésien, voire au geyser : au début, il faut bien des efforts pour « pomper », faire monter ne se­ rait-ce qu’un peu d’énergie vitale. Progressivement cependant, le processus devient naturel, elle remonte d’elle-même, comme justement l’eau sort du puits artésien, voire du geyser. Samarasa, l’équanimité, est synonyme d’épuisement du désir : celui-ci en effet est fondé sur une dualité qu’on établit, ensuite on choisit un pôle et on rejette l’autre, et on renforce ainsi un processus de déséquilibre. Nous pouvons réfléchir sur deux archétypes opposés, le cobra et le cochon. Ce dernier est horizontal et tend plutôt vers le bas, car il fouille pour trouver à manger tout ce qu’il peut dans des ordures décomposées à souhait. Le cobra, au contraire, est vertical et ascendant quand il se redresse pour mordre, et il a alors toute son énergie qui tend vers le haut. Le yoga a choisi le chemin du cobra, nâga en sanskrit. Ce n’est peut-être pas par hasard que les deux termes yoga et nâga ont en commun la der­ nière syllabe ga, qui a pour sens général « aller », comme dans svarga, « l’aller au ciel », terme qui a pris le sens de « paradis ». Les gens de notre époque croient que les progrès de la science vont résoudre tous leurs problèmes, certains aussi fer­ mement que les chrétiens ou musulmans du Moyen Age croyaient que Jésus ou Mohamed allaient aussi le faire et leur offrir sur un plateau d’argent l’hégémonie mondiale. Pour re­

prendre de façon constructive la croyance a priori quelque peu naïve en la science, on pourrait réfléchir par exemple sur la thé­ rapie par la stimulation magnétique transcranienne du centre de l’humeur altruiste dans le cortex préfrontal gauche, de la façon suivante : il s’agit simplement de visualiser que « l’appareil-miracle » est situé au niveau du cœur subtil à droite et qu’il va sti­ muler ce centre. L’effet positif résultant sera à moitié dû à la foi, et à moitié à la réalité : en effet, l’éveil du côté droit du corps stimule l’hémisphère gauche en général, et en particulier le cen­ tre de l’humeur positive. On aura un mélange d’effet placebo et d’action réelle, mais ceci ne devrait pas poser de problème ma­ jeur au thérapeute, puisque c’est ce qui se passe en fait dans le cas de la plupart des médicaments. Des saignements de nez répétés peuvent être des symp­ tômes d’hypertension artérielle. De même, des tensions légère­ ment douloureuses de la narine fermée peuvent être le signe d’une hypertension nerveuse, d’un stress chronique qui crispe tout l’hémicorps de ce côté. Le côté de la narine fermée est froid, rigide, frigide, congelé comme la terre en hiver. L’ouverture de celle-ci corres­ pond à l’arrivée d’un redoux, d’un souffle de printemps, de primavera comme on dit en italien. C’est alors que peuvent pousser, dans toutes les articulations de l’hémicorps du côté de cette narine fermée a priori tendue et nouée, les « primevères de la détente ». Le troisième œil, réunions des canaux, est à la fois : - symbole, car il met ensemble les deux côtés ; - parabole, car il va au-delà de la gauche et de la droite, et même du corps tout entier pour permettre le plongeon dans l’océan de lumière qui nous fait face ; - et hyperbole, car il intensifie la perception et la transmute en hyperconscience.

L’union des nâdis est classiquement comparée à la confluence continue de deux rivières, et le son intérieur est alors relié au bruissement créé par cette confluence. Pour mo­ derniser l’image, on pourrait rapprocher cette union à la dé­ charge entre des pôles électriques positifs et négatifs qui induisent l’apparition d’un arc électrique, avec son crépitement caractéristique. On peut méditer sur l’amour altruiste même à l’inté­ rieur de sa propre poitrine. Le cœur physique à gauche est émotionnel et doit donc être pacifié et consolé, le cœur subtil à droite prendra alors justement le rôle pacificateur et conso­ lateur. Méditation : la continuité des trois vides

Milarépa disait : Au début, rien ne vient, Au milieu, rien ne se maintient, A la fin, rien ne reste. Il exprimait ainsi cette vacuité d’existence propre et figée qui sous-tend l’impermanence. Pratique Sentir le début comme l’inspiration par la narine fermée, le mi­ lieu comme le passage de l’attention dans la zone inférieure du front, et la fin comme l’expiration à travers la narine ouverte. Pour fixer les idées, le point stable à partir duquel on observe l’instabilité pourrait être le troisième œil au milieu du front.

Méditation : cœur de plomb, cœur d’or

Préparation Sentir la pointe du cœur qui repose sur la gauche du dôme du diaphragme. Percevoir que dans la seconde moidé de l’expira­ tion, l’énergie se rassemble dans ce cœur qui glisse un peu plus vers la gauche et vers l’avant, comme s’il s’enlisait. Ce glisse­ ment est augmenté par le diaphragme qui se bombe à la fin de l’expiration. Ressentir que cela est relié à une augmentation lé­ gère, mais immédiate de l’anxiété, ainsi qu’à une tension de l’œil gauche et dans le plancher de l’orbite gauche, avec même un début d’envie de pleurer du côté gauche. En fait, il y a une isomorphie entre dôme du diaphragme et plancher de l’orbite, ainsi qu’entre œil et cœur : en particulier l’œil gauche repose sur le plancher de l’orbite comme la pointe du cœur sur le dia­ phragme. Pratique Elle vise à se dégager de cette anxiété certes légère, mais persistante-insistante, qui survient en fin d’expiration à cause de l’ac­ cumulation des sensations dans la zone du cœur à gauche. Sur l’inspiration faire monter le souffle par la narine fermée en sentant qu’elle s’ouvre, sur l’expiration le faire descendre par la narine ouverte en sentant qu’elle se resserre quelque peu. Dans un second temps, sentir-visualiser le cœur physique à gauche comme s’il était de plomb, sur l’inspiration on le soulève non sans difficulté, sur l’expiration on va le déposer délicatement sur la zone du diaphragme symétrique, c’est-à-dire à droite et un peu en arrière. Si on peut faire suivre la fin de l’expiration d’un arrêt, même bref, cela marquera, ancrera comme d’habitude mieux la sensation, ici l’image d’un cœur reposant sur le dia­ phragme à droite et un peu en arrière. Pour développer cette méditation en faisant évoluer quelque peu l’archétype, le cœur d’or peut devenir un œuf d’or (le cosmos est appelé en Inde

brahmânda, « l’oeuf de Brahma », ou encore hiranya-garbha, « la matrice d’or»), A son tour, l’œuf d’or peut devenir un grand œuf de Pâques en chocolat, bel et bien caché sous le feuillage au fond du jardin pour que les enfants le trouvent au matin de la Résurrection - si toutefois cette jolie coutume aux racines probablement préchrétiennes parle à l’esprit du pratiquant. Dans un troisième temps, on fait un même genre de travail, mais au niveau du visage : sentir l’œil gauche comme un œil de plomb, le soulever non sans difficulté du plancher de l’orbite où il est lourdement collé —tout en ouvrant la narine gauche si celle-ci est fermée et le déposer du côté droit, où il devient œil d’or. Dans un quatrième temps, on peut se servir de l’isomorphie entre les deux pentes latérales du diaphragme et les deux cuisses en position de méditation de type lotus. À ce moment on partira du cœur de plomb au milieu de la cuisse gauche et on ira le déposer, transmuté en cœur d’or, au milieu de la cuisse droite. Dans un cinquième temps, une visualisation supplémentaire peut aider à rééquilibrer l’influence du cœur physique à gauche : on considère celui-ci comme un patient grincheuxgeignard-pleurnichard. Le cœur subtil à droite, qu’on se repré­ sente au niveau du diaphragme ou à celui de la cuisse, correspondra alors à l’infirmier musclé qui veut le bien du pa­ tient, mais qui justement pour cela l’invite fermement à cesser de se lamenter. Variante au niveau des yeux Lors de la troisième phase, on peut percevoir que le plancher de l’orbite à gauche n’est pas solide, il estons cesse déstabilisé par la perception sous-jacente des battements du cœur : de même, quand il y a un courant d’eau qui passe sous une masse de sable, cela produit le phénomène des sables mouvants. Au contraire, le plancher de l’orbite du côté droit n’a pas ce problème, il est comme un rocher sur lequel on peut s’asseoir en toute sécurité ;

de là, on regarde avec soulagement les sables mouvants tout proches dans lesquels on a failli être englouti. On peut dévelop­ per cette image en revenant à l’archétype de la maison construite sur le sable, à gauche, et de celle construite sur le roc, à droite, ou encore de Jean qui pleure, à gauche, et de Jean qui rit, à droite. De fait, on pourrait considérer que le cœur à gauche est comme une glande lacrymale, et qu’à chaque systole, il verse une larme... Pour aller dans le même sens, quand on est proche des pleurs, la glande lacrymale gauche est plus tendue et gonflée que la droite ; c’est comme si la première larme allait jaillir d’abord à gauche. Méditation « Verticalitude », ou quelques pratiques à propos de l’axe central

Ce nouveau terme de « verticalitude » m’est apparu comme joli, car il exprime une nuance signifiante par rapport à la sim­ ple verticalité. Celle-ci reste une notion abstraite, géométrique, alors que quand elle s’incarne et se vit dans la position, l’atti­ tude corporelle, elle devient expérience, « verticalitude », plé­ nitude, qui nous guérit d’une des névroses les plus commune, la névrose de la platitude, grâce au remontant subtil de la prise d’altitude intérieure... Pratique « La pluie a cessé, pourquoi ne fermez-vous pas vos para­ pluies ? » Quand quelqu’un est dehors avec son parapluie ouvert et qu’il ne s’est pas aperçu que la pluie venait de cesser car il pensait à autre chose, il a l’air gentiment ridicule. Il en va de même en méditation L’axe du parapluie correspond à la langue vertica­ lisée, et plus largement à l’axe central du corps, et il existe en fait deux surfaces plates superposées, deux parapluies ouverts, le palais et le plancher de la bouche. Les deux termes « plan­

cher » et « palais » viennent d’ailleurs de la même racine que « plat ». Quand le stress est là, la tension va vers l’avant, comme pour prévenir une attaque ou pour mordre. L’énergie est alors en première ligne pourrait-on dire, et l’on sent ces deux zones comme étirées, contraintes, stressées horizontalement, comme un parapluie tendu sur ses baleines. Cependant, quand on s’as­ soit pour la méditation, on est protégé au moins pour un temps des pluies d’exigences et urgences de la vie extérieure, on peut donc se déstresser et « replier le parapluie », en l’occurrence sentir le plancher de la bouche se détendre, et de ce fait retom­ ber naturellement, comme emporté par une pesanteur subtile, le long du manche, c’est-à-dire l’axe central. L’hypothèse est que probablement tout ceux qui « déstressent » réellement et reviennent à eux-mêmes doivent avoir ce type de sensations, même s’ils ne font pas cette pratique formellement. Ils y arri­ vent spontanément, car elle est inscrite dans notre logique phy­ siologique aussi bien sur le plan physique que subtil. Par ailleurs, le terme « verticaütude » a l’intérêt d’intégrer le fait que notre colonne vertébrale physique ne sera jamais complète­ ment verticale, ce n’est pas dans l’anatomie qu’elle le soit, mais on peut cependant la ressentir au niveau subtil comme une verticale parfaite. Dans ce sens, il est aussi intéressant de noter que les termes « vertige » et « verticalité » ont la même racine. C’est en tournoyant comme pris de vertige autour de l’axe cen­ tral qu’on trouve sa verticale. Quand la colonne et la tête sont bien droites, bien éri­ gées, il y a un travail de transformation de cette érection qui reste chez l’homme, et à sa manière chez la femme, le désir biologique de base. Par contre, si l’on glisse vers l’avant et que le dos s’affaisse, cela évoque l’impuissance. La beauté de la chose, c’est que seconde après seconde, nous avons au fond la liberté de choix entre les deux attitudes.

Savoir ce qui monte et ce qui descend

a) Quand on fait la moue, qu’on est dans la frustration, l’orgueil blessé, l’arrogance, alors la base et la houppe du menton se contractent et montent. Le milieu de la lèvre inférieure se tend et s’élève aussi légèrement, la pointe de la langue accompagne globalement le mouvement de tension juste par derrière ; même la pointe du nez se redresse. b) À l’inverse, quand on va vers le lâcher-prise et le contente­ ment intérieur, on prend la posture de méditation juste. On suit alors le conseil du zen de « rentrer le menton et pousser le ciel avec la tête » : ainsi, l’axe central du visage se met à des­ cendre, en sens contraire du mouvement de la frustration. Si on observe les axes latéraux et l’axe arrière (celui de la langue redressée), on a aussi une inversion du mouvement : les com­ missures des lèvres qui descendaient dans le geste de la moue remontent en un joli sourire, qui se prolonge à la base externe des yeux. Le sourire des lèvres peut n’être que social et super­ ficiel, mais le sourire des yeux (lié à la contraction des périorbiculaires à la base et à l’extérieur de l’œil) est sincère - c’est celui du bébé quand sa mère approche. Pour ce qui est de l’axe arrière, celui de la langue dans khecharî, on observe la même inversion de descente en ascension. Dans la frustration-colère, le milieu du dos de la langue se tend, se tasse et s’enfonce. Dans la détente-contentement au contraire, il remonte. Ce mouvement spontané est encouragé et amplifié par le khecharî qui amène à peu près la langue dans l’axe central subtil, et ce de façon ascendante. Une femme, Niguma, maître tibétain médiéval indiquait que tout le tantra pouvait être résumé en une formule unique : « Ni méditation, ni distraction »94. À méditer... sans distraction ! Ap­ pliqué à la posture, cela peut signifier par exemple qu’il faille 94. Niguma, dans Les

chants d'immortalités, op.cit.

faire attention à la manière dont on se redresse, sans culpabilité ni colère contre soi-même pour s’être une fois de plus affaissé. Certes, on se redresse - mais avec tendresse. Le terme « clavicule » signifie « petite clé ». Ces clavicules peu­ vent ouvrir ou fermer la porte du cœur, ou le couvercle de la « caisse au trésor ». Quand on se redresse pour ressentir la vé­ ritable « verticalitude », on utilise ces petites clés dans le sens de l’ouverture. Il est intéressant et important de réaliser que l’étirement des chevilles en position de type lotus favorise par réflexe une ou­ verture antérieure des lombaires basses, c’est-à-dire la bascule du bassin et par conséquent la rectitude de la colonne et la dé­ tente de la mâchoire. Elle facilite donc une bonne méditation. On peut tirer un enseignement profond de ces soldats de plomb à l’ancienne dont la base est une demi-sphère : de quelque côté qu’on les pousse ou bouscule, ils se laissent faire sans résistance mais reviennent infatigablement et naturelle­ ment à la verticale juste. Méditation Le champ de fleur et celui ou celle qui l’admire

Tout un chapitre de la Bhagavad-Gîtâ a reçu pour titre : Le champ (kshetra) et celui qui connaît le champ (kshetra-jnâ). On y réfléchit sur la distinction et la relation entre le corps et le Soi qui observe ce corps. Pour créer une variation sur ce thème de base, on pourrait évoquer le corps vécu comme un champ ou un parterre de fleurs, et le « connaisseur du champ » sera alors le promeneur solitaire qui saura prendre le temps d’ad­ mirer la profusion des épanouissements dans le jardin, et, de façon plus subtile, d’écouter la musique secrète des boutons qui s’ouvrent et éclatent dans l’espace vide. Ces expériences

d’ouvertures intimes ont souvent un aspect sonore également, quand on a des oreilles pour entendre. Dans ce sens, on pour­ rait aussi parler de la relation du « chant et du connaisseur du chant »... Pratique Quand on creuse les reins et redresse le dos, les espaces inter­ vertébraux antérieurs s’ouvrent : visualiser-ressentir que cha­ cun d’entre eux est une rose ou un lotus en train de s’épanouir. Une pratique analogue se situe quant à elle en haut du tronc : on se représente la tige d’une grande fleur qui monte du centre du périnée jusqu’à la charnière cervico-dorsale environ. Là, le bouton s’épanouit en quatre pétales, deux horizontales, ce sont les omoplates et les épaules qui s’ouvrent, et deux verticales, ce sont les colonnes cervicales et dorsales qui se redressent. A ce moment-là, ce pistil qu’est le cœur subtil s’ouvre, devient accessible, et des abeilles arriveront de toute part pour venir y faire leur miel. Cette ouverture de la fleur du cœur est à chaque fois un petit miracle : elle était fermée, ses pétales tombaient vers l’avant et sur les côtés, et soudain elle ressuscite et devient fraîche, jeune, vigoureuse et parfumée. On indique dans le bouddhisme tibétain la posture en sept points dite de Vairochana qui est pratiquement la même que celle du lotus, padmâsana, dans le yoga indien. Cependant, il ne faut pas non plus négliger la posture toute simple en deux points : dos droit, tout le reste relaxé... et basta !

Chapitre 8 Méditations brèves

Corps subtil et bonne posture

Tenir la route La méditation est une ligne droite. Laisser son éner­ gie-conscience être piégée par la tension dans la narine fermée et la pommette avoisinante, c’est comme déraper et tomber dans le fossé. La fougère qui pousse vers le ciel Ressentir-visualiser, on pourrait presque dire aussi « sentir-revisualiser » son corps, en particulier l’axe vertébral, comme une fougère qui pousse. La pointe supérieure de la plante qui se déroule sera ressentie comme l’ouverture de la narine presque fermée. « Spirambule » Le funambule est un champion qui réalise l’exploit de pouvoir marcher sur une corde tendue. Le « spirambule » réus­ sit un exploit encore bien plus extraordinaire : demeurer sur la corde raide de l’attention au souffle, être constamment conscient de son inspir et de son expir, sans basculer dans

l’abîme de la distraction. Dans ce sens, une Upanishad déclare sans ambages : « L’inattention, en vérité, est pire que la mort ! » La convergence des cotons dans la lumière Visualiser-ressentir les cuisses comme de grands rou­ leaux de coton léger et lumineux. Sur l’inspiration, les aspirer via le canal central jusqu’au troisième œil, et de là, sur l’expira­ tion, les « souffler », sous une taille plus réduite, vers le point soleil (environ un ou deux mètres en haut et en avant du front) où ils se fondront l’un dans l’autre en même temps que dans la masse solaire. L ’ascension des verrous En lotus, sentir que la rencontre des chevilles et des mains correspond à deux verrous, deux cadenas superposés. Sur l’inspiration, monter ces verrous vers le troisième œil et sur l’expiration, sentir que la porte de là-haut s’ouvre, et laisse rentrer à flot une lumière qui nous inonde. Pomme ridée, lifting et cure de jouvence Quand on a tendance à somnoler en méditation, le corps physique se tasse et le corps subtil suit, en devenant ra­ tatiné comme une vieille pomme ridée. Dans cette situation, l’état mental en vient rapidement à se dégrader. C’est le mo­ ment de citer le proverbe : « Ciel pommelé, femme fardée, pomme ridée, ne sont pas de longue durée. » Dans la tristesse, la « dépressivité », les traits du visage tombent sur les côtés et aggravent les effets de l’âge. C’est aussi le corps vécu qui a tendance dans son ensemble à s’affaisser, reproduisant au niveau subtil la voussure de la colonne verté­ brale et la ptose des organes. La méditation revient alors au contraire à un « lifting » du corps subtil. L’ouverture des canaux est comme un ascenseur, un « lift » qui trouve son chemin vers le haut. En pratique, on peut ressentir-visualiser une montée

d’énergie dans les colonnes latérales du visage, c’est-à-dire les deux axes passant par le coin des lèvres et celui des yeux. En­ suite, on élargit cette ascension aux colonnes latérales du tronc, en le redressant et en ouvrant les épaules. Voilà qui représente une bonne cure de jouvence, et gratuite qui plus est. Mal-être, bien-être et Être Entre, par-delà la fatigue d’exister (le côté gauche, où le cœur battant exprime l’anxiété de l’instinct de conservation) et la peur de ne plus vivre (le côté droit, où le silence du foie peut être interprété comme une immobilité mortuaire), il s’agit de se diriger vers le repos ascendant de l’être (l’axe central où une énergie monte continûment vers le troisième œil). Cet état d’être ascendant correspond à un état qui tient à la fois du fleuve et de l’océan, du mouvement et de l’immobilité, de l’ou­ verture de l’embouchure et de la joie de l’union. Jean qui sourit Nous avons évoqué ci-dessus le lien entre le côté gauche du visage et ce qu’on pourrait appeler « Jean-quipleure », ainsi que le côté droit avec « Jean-qui-rit ». Ceci est particulièrement sensible au niveau des pommettes. En médi­ tation, on n’en reste pas à cette observation, mais on agit en faisant converger les deux courants en provenance des pom­ mettes et des deux demi-visages vers le troisième œil. Là, on voit apparaître, comme par un coup de baguette magique, au-dessus d’un nuage blanc, le visage complet de «Jean-quisourit ». Les cobras amoureux Au début de la pratique du lotus, on a tendance à vivre les jambes comme coincées et sources de souffrance : mais si on comprend qu’elles sont enlacées étroitement comme des cobras amoureux, alors leur tension pénible deviendra étire -

ment d’aise, comme un bâillement, et leur souffrance se trans­ mutera en délivrance. Dans une seconde phase, on peut visua­ liser que les cobras amoureux se redressent, et on obtient la représentation classique du yoga avec les deux serpents enlacés qui montent jusqu’au troisième œil. Il s’agit bien sûr aussi de l’archétype du caducée. L’ouverture de la narine fermée et du troisième œil

Printemps, automne Le cœur à gauche et la narine fermée sont comme des arbres. Sur l’inspiration, le vent d’automne passe à travers leurs frondaisons, et sur l’expiration, les feuilles sont emportées jusqu’au « tas » au fond du jardin, c’est-à-dire le centre du front ; là, elles sont brûlées au fur et à mesure par le jardinier de la conscience. C’est ainsi qu’on assure une énergie renouvelable dans le corps vécu et que les déchets deviennent lumière. Rap­ pelons qu’en sanskrit, chitâ, le bûcher, est pratiquement le même mot que chittâ, la conscience, et que chitrinî, le nom de l’enveloppe la plus interne du canal central. Cette parole signifie aussi « merveilleuse ». Le vent d’automne peut également devenir brise prin­ tanière. Les deux arbres seront alors des cerisiers et leurs fleurs emportées par le souffle iront s’accumuler dans la zone centrale du front, l’autel au dieu de la lumière - quel que soit le nom qu’on puisse lui donner. Pour préciser la visualisation, les deux cerisiers seront des arbres inversés (cf. la Bhagavad-Gîtâ, où l’être humain est présenté comme un arbre retourné) avec les branches et les fleurs au niveau des « attracteurs », c’est-à-dire le cœur à gauche et la narine fermée, et les pieds ainsi que les racines au centre du front. Ainsi, l’autel au dieu de la lumière sera au pied de l’arbre, ce qui correspond à l’archétype habituel.

La lampe à acétylène L’énergie qui monte sur l’inspiration de la pommette du côté de la narine fermée, libérée par la sensation de détente, se dirige vers le troisième œil comme un courant d’acétylène, et à l’expiration elle s’unit au courant « d’air » en symétrique de la narine ouverte, pour engendrer une flamme vive. C’est la lampe frontale du mineur qui s’apprête à explorer la profon­ deur des boyaux de l’inconscient, ou encore l’endoscope du « chirurgien spirituel » qui s’apprête à pratiquer une exérèse de la tumeur de l’ego, quand il s’aperçoit que celui-ci s’est déve­ loppé de façon maligne. Trou blanc, trou noir Le cœur à gauche est comme une étoile, avec son bouillonnement d’énergie continue et une certaine force d’at­ traction. On pourrait parler de « trou blanc ». Le cœur à droite est comme un trou noir, imperceptible au début, mais avec une force d’attraction finalement beaucoup plus grande que son homologue à gauche. Nous avons parlé de deux attracteurs, le cœur à gauche et la narine fermée, qui agissent comme des frondes à l’an­ cienne en faisant tourner autour d’elles la « pierre » de l’énergie. Le méditant est alors un petit David : il sait lâcher cette pierre au bon moment pour qu’elle aille frapper directement le centre du front, c’est-à-dire toucher à la tête le Goliath de l’ego et le vaincre. Eclipse totale Le point de concentration, par exemple le centre du front, est souvent visualisé comme une étoile, un soleil. Pour intensifier la sensation d’absorption, on peut aussi le percevoir comme un soleil en éclipse totale, c’est-à-dire un disque noir entouré d’un anneau éblouissant. On peut aussi utiliser une

image analogue : un énorme trou noir en train d’avaler des mil­ liers d’étoiles. Ces expressions « éclipse totale » ou « trou noir » pourront éveiller chez certains des peurs. Cependant, qu’y a-til de si dangereux à installer quelque part en nous une « pou­ belle à problèmes » et de les y jeter au fur et à mesure qu’ils remontent à la surface ? La désinhibition de la séparation Intuitivement, je sens qu’il doit y avoir un lien entre l’ouverture de la narine fermée et la désinhibition du centre du sentiment de séparation dans le corps. On sait déjà que celuici est désinhibé non seulement dans l’amour, mais dans la co­ lère aussi. Il l’est donc également, c’est probable, dans le sectarisme qui est un mélange particulièrement toxique d’amour et de colère. Le monothéisme a malheureusement été loin dans ce sens-là : « Tous ceux qui ne veulent pas être convertis de force à “l’amour” de notre Dieu unique —auquel toute la terre appartient bien évidemment, puisque c’est Lui qui nous l’a dit dans nos textes sacrés indiscutables - méritent d’être tués » Pourtant, la désinhibition du sens de séparation est aussi à la base de l’élan spirituel authentique. Tout dépend du niveau auquel on place cette désinhibition. Sur un plan vrai­ ment subtil, ou bien sur le plan grossier des conquêtes mili­ taires et de l’impérialisme. C’est pour cela que le chemin spirituel reste un tout, et qu’on peut difficilement isoler une technique, aussi valable soit-elle, d’un effort global de discipline de soi, de purification de l’esprit et de recherche de non-vio­ lence en priorité par rapport à toutes sortes de croyances et d’idées de toute-puissance. Histoires de cobras volants On dit dans le yoga qu’il existe un cobra blanc lové dans le bassin ; il cherche la « fente entre les rochers » pour re­ monter, s’envoler vers le troisième œil. On pourrait aussi ef­

fectuer le même type de visualisation à propos de la « fente » dans la narine presque fermée. Et de façon intéressante, dans l’Égypte ancienne, un des symboles principaux du pouvoir du pharaon était l’uraeus, justement un cobra lové en train de se redresser et s’envoler, cette fois-ci au niveau du troisième œil. L’axe central:

In m edio stat virtus

Petite roue, grande roue Le cœur physique à gauche est comme une petite roue qui tourne sur elle-même dans ses anxiétés, etc. Il attire la co­ lonne thoracique légèrement vers lui, et elle devient déviée vers la gauche, comme un arc de roue. Le cœur subtil à droite est au contraire stable comme la roue du Dharma. Plus précisé­ ment, il correspond au moyeu vide d’une roue dont un arc est la colonne thoracique, cette fois-ci légèrement inclinée sur la droite. Cela évoque la célèbre parole de Lao-tseu : « C’est parce que le moyeu est vide que la roue peut tourner. » Le galérien et l ’amiral Le cœur à gauche est comme un galérien, qui doit sui­ vre le « boum-boum » du contremaître, jouant de son tambour qui donne le rythme aux rameurs, en l’occurrence le nerf vague. Le cœur subtil à droite est comme l’Amiral, qui, lui, sait vers où vogue la galère. C’est le vrai maître, on aimerait pouvoir dire comme les Anglais, « the admirable Admirai ». Le Centaure tire sa flèche vers la gauche Nous avons vu que la colonne vertébrale et l’axe cen­ tral subtil ont tendance à dévier légèrement, comme la cour­ bure d’un arc, vers le cœur à gauche. C’est-à-dire que, pour suivre ce symbole, la flèche sera tirée vers la droite. Quand on met la force de sa concentration dans le cœur subtil à droite, la courbure de l’arc s’inverse. C’est comme si la flèche de l’arc

était dirigée vers la gauche. À ce moment-là, le Centaure aura son corps de cheval à peu près jusqu’au niveau du foie. Savoir extraire de l ’accordéon l ’accord parfait La colonne vertébrale modifie régulièrement son orientation, même si ce n’est que d’un peu, comme un accor­ déon dont on est en train de jouer. Normalement, cet « accor­ déon » s’infléchit vers le cœur à gauche, mais on aura de vraies chances de trouver l’accord parfait, la mélodie de l’amour vrai, quand on saura l’incliner régulièrement vers le cœur prânique à droite. Puissent les accordéonistes du silence partir à la re­ cherche de l’accord divin, et le monde danser au son de leurs mélodies aussi subtiles que le tracé des constellations dans le ciel... Prendre ses distances Les deux cœurs forment un couple : ils ne peuvent se séparer, ce serait la mort, mais ils ne s’accordent pas si bien pour autant. La solution consiste en une prise de distance in­ térieure. Quand, dans un ménage, on s’aperçoit que l’autre est un(e) véritable hystérique, mais qu’on ne veut pas le laisser tomber, par exemple par sens de l’engagement, la solution sage est la prise de distance intérieure. Dans notre analogie, cela se traduit par un rééquilibrage interne du tronc. L’attention prend ses distances par rapport à l’agitation perpétuelle à gauche et se met à s’appuyer sur le cœur subtil à droite. De l’extérieur, rien n’a changé, le ménage tient ensemble, mais de l’intérieur, l’état d’esprit est tout à fait différent, il est bien plus paisible. Du « sac de nœuds » à la roue du Dharma Nous avons vu que le cœur à gauche, se nouant régu­ lièrement à chaque systole, attirait l’attention anxieuse, et sur­ tout, qu’à la fin de l’expiration, la colonne vertébrale avait tendance à pencher vers la gauche, et les espaces interverté­

braux à se pincer dans ce sens, un peu comme une mère s’in­ cline du côté de son enfant malade. Ainsi, chaque espace in­ tervertébral légèrement pincé devient un nœud secondaire, en écho-miroir du nœud principal qu’est le cœur. La résultante de tout ce méli-mélo est que l’espace du thorax à gauche est vécu par le préconscient corporel comme un sac de nœuds. Pour sortir de ce sac de nœuds qui, dans les moments difficiles, peut tourner au nœud de vipères, une solution simple : l’absorption dans le cœur subtil a droite. Celui-ci sera ressenti comme le moyeu de la roue du dharma, kha (signifiant « interstice central, moyeu »), qui, lorsqu’il est bien vécu, tourne au sukha, le « bon­ heur », littéralement le « bon moyeu, la qualité d’une affaire qui tourne bien ». L’inflexion à gauche de la colonne passe à droite, afin que par effet de rééquilibrage des deux déviations oppo­ sées, le geyser de l’énergie puisse jaillir dans l’axe central tout droit et se diriger en une érection qui mène directement vers l’union avec la lumière au troisième œil. Le Bouddha est celui qui a « mis en branle la roue du dharma », dharma-chakra-parivartra. Un sens possible de cette appellation suggère cet éveil du cœur subtil à droite. Le vécu corporel habituel a tendance à verser dans la sinistrose, telle­ ment il est fasciné par ce cœur à gauche qui gigote perpétuel­ lement de façon apeurée, voire parfois paniquée. A chaque fin d’expiration, le méditant doit être assez adroit pour dévier l’axe central à droite plutôt qu’à gauche. Comme nous l’avons dit, le résultat de ce rééquilibrage ne se fera pas attendre. L’axe cen­ tral redeviendra bien droit, avec une énergie montante, pendant que le mental suivra fidèlement le mouvement et deviendra upright, comme disent les Anglais, littéralement « droit vers le haut », c’est-à-dire droit, honnête, debout, bien d’aplomb, convenablement soutenu par des « montants », uprights, du sens moral intérieur. Dans ce sens, nous pouvons relever une image inté­ ressante : upright signifie aussi de façon abrégée upright piano,

le piano droit. Le grand avantage de celui-ci est qu’il tient moins de place dans un appartement qu’un piano à queue. Ainsi en va-t-il du méditant qui sait revenir à la posture juste et bien droite : son ego tient moins de place dans l’appartement des relations humaines, et c’est tant mieux pour tout le monde. O bruit doux de la pluie [Ces images me sont venues, allongé sur mon lit dans l’ermi­ tage de l’Himalaya, au milieu de la nuit, en écoutant une averse de mousson.] Chaque goutte qui tombe est un nœud qui s’en va, qu’il soit relié à un souvenir du passé ou à une anxiété pour le futur. Le lac limpide de la conscience calme s’emplit petit à petit. La terre mouillée du soi s’imbibe progressivement de l’énergie li­ bérée. Tout ceci donne envie de répéter Verlaine, non sans le contredire : O bruit doux de la pluie Par terre et sur les toits, Pour un cœur qui se réjouit, O le bruit de la pluie ! Le bruissement de la pluie rend sonore l’espace ; la conscience s’y fond et s’y oublie elle-même. On pourrait donc aller plus loin en s’exprimant de cette manière : « Pour un cœur qui s’oublie, ô le bruit de la pluie ! » Le Tuteur, Dakshinamûrti Quand un arbre penche de trop d’un côté, on lui met un tuteur. L’arbre vertébral penche trop du côté gauche, il faut donc lui mettre un tuteur bien solide drpcôté droit, par une forme d’absorption de l’attention, de résorption du mental dans la zone du foie. Pour être précis, il est utile de distinguer deux cas de figure : si la narine gauche est fermée, le corps sera dévié dans ce sens jusqu’en haut, il faudra donc visualiser-ressentir le tuteur jusqu’en haut également. Si c’est la narine droite

qui est fermée, le tuteur montera simplement jusqu’à la limite du tronc et du cou. Le tuteur est aussi une forme de maître spirituel, de gou­ rou, « celui qui a du poids » et qui par sa force de gravité même at­ tire à lui, tout comme la planète Jupiter, énorme, a pu capter de nombreux satellites. L’archétype du maître réalisé qui transmet la connaissance suprême en silence est Dakshinamûrti (la statue, mûrti, de la droite, dakshina). Lorsque l’énergie est tellement absorbéerésorbée dans le cœur subtil à droite, que tout s’y immobilise, c’est alors que Dakshinamûrti, la statue, la pétrification, la « statufication » à droite se révèle. Dakshina veut aussi dire l’offrande qu’on fait aux brahmines pour les remercier de leurs rituels, ou au gourou en gra­ titude pour son enseignement. En fait l’offrande est effectuée avec la main droite, d’où le nom. Pour aller dans ce sens mais plus profondément, on pourrait dire que la concentration sur le cœur subtil à droite représente la meilleure offrande au gou­ rou, car elle stabilise notre mental et révèle le Soi sous-jacent. C’est évidemment ce que souhaite un maître spirituel le plus pour son disciple. Dakshina signifie aussi « sud », car on s’oriente dans la tradition indienne en faisant face à l’est, et c’est donc à droite que se trouve le sud. C’est la région des morts, le lieu où le so­ leil s’immobilise au zénith, c’est l’arrêt sur image du film du mental, c’est la cessation du soi dans le Soi. Râmana Mahârshi exprimait dans son attitude corpo­ relle même sa méditation régulière sur le cœur subtil à droite, en tournant la tête à 45° environ vers sa droite, et en dirigeant les yeux vers sa gauche pour pouvoir quand même regarder en face de lui son interlocuteur. Dans cette position, on sent bien l’éveil de la colonne latérale droite, c’est-à-dire de pingala. Et pour aller dans le sens de notre comparaison, on pourrait dire que cela aide à bien enfoncer solidement le tuteur dans le sol.

Le spectacle laser Envoyer ces sensations qui naissent au niveau des jambes, du bassin et du ventre vers la tête, aussi directement qu’un rayon laser puissant qui irait éclairer les nuages. A ce mo­ ment-là, la foule dispersée des sensations sera comme hypno­ tisée et unifiée par le spectacle, et restera « la bouche ouverte » d’admiration, l’arrêt du mental associé à la « bouche-bée » pou­ vant être le début de la béatitude : c’est ce qu’on recherche, on aura alors une bonne méditation. Si on veut préciser l’image, on pourrait dire que le point de contact de la langue et du palais en khecharî correspondra à la rencontre du laser ascendant avec le plafond nuageux. Le visage animal Associer un visage humain donné à un visage animal donné représente un travail profond sur les archétypes, on pourrait presque dire les totems. Il s’agit d’un antidote au désir de l’autre qui idéalise, et fait croire que l’objet sera comme un remède à notre souffrance dépourvu de tout effet secondaire. Ainsi par exemple, par des tests simples, on peut prouver qu’un bébé qui est sur le point de téter le sein maternel cesse de voir et d’entendre le monde extérieur. Le désir dissipe littéralement celui-ci. De même que le bébé est le roi de la famille, le bébé intérieur, si l’on n’y fait pas attention, a été et reste le roi de notre mental. Il voudra toujours le sucre de la satisfaction comme une drogue, même s’il risque fort de se rendre malade à long terme. Le désir ayant tendance à gonfler les qualités de l’objet, l’antidote principale de ce désir restera le « dégonflage » - l’aiguille du discernement qui perce le ballon de baudruche de l’investissement libidinal. Merveilles du son naturel et de l ’esprit ordinaire Niguma, la dame de sagesse, a initié de grands maîtres du bouddhisme tantrique indien vers le XIe siècle, juste avant

que celui-ci ne soit transmis au Tibet Elle expliquait qu’elle avait reçu directement ses enseignements du son du silence. La vibration de ce son s’est mise à baigner et imprégner ses activités quotidiennes : J'ai entendu ces paroles, son naturel, sans naissance, Chantées par le grand porteur de Vajra (Vajradhara), corps de gloire, Félicité immense, libre et spontanée.... La voie spirituelle est pour Niguma une ligne de crête entre deux abîmes : celui de la tension produites par la concen­ tration, et celui de la dissolution provoquée par la distraction. Nul ne connaît le sens caché des tantras Pourtant dévoilé par ces seuls mots : « Non-méditation et non-distraction ». La grande évasion

Les films de guerre fascinent régulièrement le grand public, en particulier le thème de l’évasion. Certains se souviendront par exemple de La grande évasion. Si cette œuvre a eu un particuliè­ rement grand succès, c’est peut-être que son thème est aussi celui de la quête spirituelle : ce sont les liens de notre mental qui nous piègent, et au fond, on aspire à s’en libérer, à réussir la grande évasion pour pouvoir retourner en son pays d’origine. Pratique Sentir le cœur à gauche, comme un boulet de bagnard très pesant-très noir. La moitié gauche de la cage thoracique forme les barreaux de la prison, et l’hémicorps gauche l’espace du bagne, celui-ci étant comme installé sur une île. En rusant de façon magistrale, vous pouvez vous échapper sur le radeau de la conscience et parvenir sur l’autre rive, celle du continent de la liberté. Le port où vous parvenez est englobé par une sphère de lumière, il correspond au cœur subtil à droite.

Le retournement du chien en lion

On explique dans la tradition tibétaine qu’il y a deux types de comportements, le chien et le lion. Le chien, lorsqu’on lui lance un bout de pain ou de bois, court en jappant automatiquement derrière lui ; le lion, lui, se retourne en rugissant et dévore celui qui a lancé le morceau. La plupart du temps, notre mental est de type chien car il court automatiquement après ce qu’il voit, mais parfois, il peut être de type lion, il pousse alors le rugis­ sement du « qui voit ? » et « dévore » la notion d’un ego fixe et limité qui serait censé être le maître. Le son intérieur peut aussi être l’objet d’un tel retour­ nement du type « qui écoute ? ». Par exemple, on peut même percevoir sa forme aiguë comme le son « i », et y associer alors le « i » du qui dans la question « qui écoute ? » L’expérience du son intérieur est la racine, mais le fruit, c’est la réalisation in­ tuitive de la réponse à cette question « qui écoute ? », à cette ritournelle éternelle. Pour paraphraser la formule de Maître Eckhart à propos de l’œil et la transposer à l’oreille, on pourrait dire : « L’oreille qui écoute Dieu est la même que l’oreille par laquelle Dieu nous écoute. » Qui donc fait vibrer le divin tym­ pan ? Cela fait penser aussi au sens du nom de l’archange Mi­ chel, Mi-chaël, « qui est Dieu » ? Comme le dit Maitripa dans un de ses chants de libération95: L ’esprit qui n ’a ni attente ni crainte est pareil à un lion. Comme unfleuve, la grande Félicité s'écoule continûment. Premier de cordée

Par son évolution de conscience, Jlêtre humain est à la tête de son groupe évolutif, les cordés : toutes les espèces munies 95. Les p. 63.

chants d'immortalité, Éditons Claire Lumière, St Cannat,

13, 2003,

d’une « corde vertébrale » ou équivalent, en l’occurrence les serpents, les oiseaux et les mammifères, à la différence par exemple des arthropodes (crabes, araignées, acariens). L’homme, du point de vue de l’intelligence et du sens éthique, est le premier de la lignée des cordés. Par ailleurs, le mouvement général de la méditation en Râjayoga entre autres, est de faire remonter l’énergie à partir de l’extrémité des membres, de la faire passer par les articula­ tions, rentrer dans la « corde » de la moelle épinière et la porter finalement au niveau du cerveau et du centre du front. C’est une ascension vers le sommet, et l’on pourrait dire, pour jouer sur les mots, que l’homme s’y situe aussi en tant que « premier de cordée ». Certes, il prend plus de risques que les autres es­ pèces —il a même développé la capacité de s’auto-détruire complètement avec l’arme nucléaire et l’agression de la nature —mais s’il arrive au sommet, il y sera le premier. Pratique Sentir au départ ses membres comme les pattes d’un crabe ou d’un arthropode quelconque. Ramener l’énergie vers l’axe central et percevoir une transformation progressive en différentes espèces de cordés, serpents, oiseaux et finalement mammifères. Quand l’énergie arrive à la tête, on devient un être humain, et quand elle illumine le centre du front, on a un avant-goût de l’association intime entre pleine compassion et la pleine conscience. Méditation : Retournement en doigt de gant

Sentir la narine fermée comme un doigt dirigé vers le bas et dans un gant. Sur l’inspiration, sentir la narine qui commence à s’ouvrir et percevoir que la main se retire vers le haut. Le doigt de gant est alors retiré vers le troisième œil, c’est-à-dire

vers le soleil de la conscience elle-même, alors qu’auparavant, en pointant vers le bas, elle indiquait seulement les « planètes » des émotions, que ce soit les tensions causées par le désir, la peur ou encore la colère. Sur l’expiration, confirmer que le res­ senti du troisième œil est l’essence de l’émotion et finalement la pure conscience. Sur l’inspiration suivante, revenir du troisième œil à l’axe central de la tête, qui passe par la langue pointée vers le haut et culmine au sommet de la tête. Sur l’expiration, confir­ mer le ressenti de cet axe, et en particulier de son extrémité supérieure, qu’on peut considérer techniquement comme le support de la conscience impartiale qui observe. C’est simple­ ment une manière de travailler qui n’est bien sûr pas exclusive de bien d’autres. « Pensées de baudruche »

Voir les pensées-images qui se développent à partir des sensa­ tions dans les différentes parties du corps comme des ballons de baudruche commençant à se gonfler, et les percer aussitôt que possible avec l’aiguille aiguisée de la conscience. Pour in­ tensifier la méditation, on pourra même essayer de percevoir le son subtil des ballons qui se vident... Le rayonnement silencieux de la compassion

La compassion entretient un lien intime avec le mariage inté­ rieur : en effet, ce terme signifie « passion ensemble », c’est-àdire aussi quelque part l’union amoureuse. Celle-ci peut être vécue à l’intérieur comme l’union des canaux gauche et droits, au niveau du cœur par exemple. D ’où probablement la visua­ lisation de lumière blanclie et rouge au niveau du centre de la poitrine, selon les instructions données par Rahula Gupta dans son chant de libération (ce Rahula n’est pas le fils du Bouddha,

mais un maître du bouddhisme tantrique indien juste avant que celui-ci ne soit transmis au Tibet). Commencer en dhyâna mudrâ, avec les mains donc en position habituelle de méditation, les pouces qui se joignent. Sentir la confluence de deux rivières d’énergie-lumière. Détacher ensuite les pouces de lumière des pouces physiques et les amener par la conscience au centre du thorax. Sentir que leur contact rayonne en produisant comme des gerbes d’étincelles, et qu’en plus des rayons visuels de lumière il y aura aussi le rayonnement du om subtil, s’élargissant de plus en plus comme une sphère à partir du même centre. Pensées « poussées » au milieu de la forêt himalayenne, sous les averses de mousson

11 y a quelques jours a eu lieu dans cette région de montagne traditionnelle où se trouve l’ermitage où j’écris ces lignes (le Kumaon, dans l’angle de l’Inde entre Népal et Tibet) la fête de Hariyâlî, la célébration de la verdure. On coupe des céréales plantées une semaine auparavant, on les offre d’abord aux dieux puis à l’entourage avec divers aliments préparés pour l’occasion. C’est en quelque sorte la fête de bienvenue à la mousson débu­ tante, quand tout se met à reverdir après neuf mois franche­ ment secs. Recueillir les pensées qui « poussent » dans l’esprit revient aussi à une sorte de moisson, la mousson et ses pluies correspondant alors à la plongée dans la retraite. C’est la tradi­ tion du chaturmas des quatre mois de retraite de la saison des pluies qu’observent en principe les moines tant hindous que bouddhistes. La salutation indienne, nâmânjalî, est jolie : en regar­ dant la personne, on joint les mains au niveau du cœur. Par ail­ leurs, l’enlacement des jambes en position de lotus est également une forme de nâmânjalî de la partie inférieure du

cœur. On l’effectue tout en méditant, c’est-à-dire en regardant « dans les yeux » l’impersonnel, la Déité au plus intime de soimême. La retraite procure la sorte de chaleur humide néces­ saire à la germination de ces graines que sont les paroles du maître —ou de divers enseignants et écrits spirituels si l’on n’a pas encore trouvé son maître. Par-delà les millénaires, le message muet-mystique de la momie : le mouvement est d’argent, mais l’immobilité, d’or. Une méditation bien aiguisée comme un acide dissous les métaux, même les plus durs, à condition quand même de laisser se faire la réaction durant un minimum de temps ! Quand on regarde leur vraie nature, les pensées et émo­ tions, même fortes, sont comme la pressions des roues du train des sur les rails. Au moment même, elle paraît énorme mais après, elles disparaît rapidement, a priori sans laisser de traces. Les pensées ont la nature des graines germées : laissées à elles-mêmes, elles se développent et s’emmêlent de façon inextricable. Le méditant, heureusement, connaît la manière de les « avaler », c’est-à-dire non seulement de les faire dispa­ raître, mais aussi d’assimiler utilement cette énergie contenue sous leur apparent fouillis. Une poignée de sel dans un verre rendra l’eau imbu­ vable, mais si elle est jetée dans un lac, elle ne changera prati­ quement pas son goût. Dans ce sens, la vraie solution des problèmes, c’est d’avoir un esprit vaste et serein. En pratique, la narine fermée est comme le verre d’eau, mais quand on l’élargit subtilement par l’inspiration ouvrante, elle devient pa-

reille à un lac, et à ce moment-là, celui-ci peut recevoir des « sacs entiers de sel » sans que sa propre saveur fondamentale soit modifiée. Un auteur fasciné par la question de la station debout de l’être humain a récemment publié un livre : Du pi­ thécanthrope au karatéka 96. Je dirais plutôt : « Du pithécan­ thrope au méditant ». Le méditant a le dos aussi droit que le karatéka. Seulement, il ne donne pas de coups, il se contente de tenir le coup... Beaucoup de gens pensent qu’être adulte, c’est avoir une sexualité active et de passer la nuit avec quelqu’un au lit. Pour­ tant, avec un minimum de perspicacité psychologique et d’ha­ bitude professionnelle, je parle là en tant que psychiatre, on voit que cela correspond assez souvent plus à un fonctionnement d’adolescent prolongé que d’adulte véritable, même au-delà de l’anaclitisme (le fait de ne pas pouvoir passer une nuit seul) pro­ pre à l’hystérie. Je ne veux pas dire par là qu’il faille laisser tom­ ber ses engagements affectifs, mais certainement qu’il est bon de les vivre avec plus d’indépendance intérieure. A un niveau élevé, l’affection de la perfection se fond dans la perfection de l’affection. La sagesse pratique : sans être dans le feu de la colère, être dans le feu de l’action. Nous sommes « tranchés » de l’Absolu, ceci nous amène à devenir retranchés dans notre ego. Pourtant, il nous suffirait pour nous en sortir de redevenir « branchés ». Une seule lettre de différence, et survient un monde de change­ ments, la perspective est complètement retournée. 96. Van Ersel Patrice,

Du pithécanthrope au karatéka, Grasset, 2010.

L’inconvénient des méditations hindoues par rapport aux tibétaines, c’est qu’elles sont moins pédagogiques ; leur avantage, c’est aussi toutefois qu’elles sont moins scolaires. De même que l’addiction au sucre peut rendre obèse sur le plan physique, de même l’addiction aux câlins peut ren­ dre obèse sur un plan subtil. Comprenne qui pourra !97 La consommation de culture telle qu’elle est souvent encouragée en Occident peut mener à une « obésité » si l’on n’y prend pas garde. On croit qu’on est global parce qu’on a été visiter toutes les expositions des environs sur tout et n’im­ porte quoi, mais on peut aussi être simplement handicapé par cet excès de tissu adipeux que représentent les informations et connaissances qui s’accumulent couche après couche. On pense peut-être tuer le temps, mais insidieusement, c’est le temps qui nous tue. Quant aux marchands du temple de la Cul­ ture, tout comme les vendeurs de sucre à la tonne, ils ne se préoccupent guère de la santé du client, ils veulent souvent juste faire leur bénéfice en vendant leur produit. Ils ne se sou­ cient pas du fait que le public n’aura plus guère ni le temps ni l’énergie pour la culture du champ essentiel, le champ intérieur. Celui-là restera en jachère, avec toutes sortes de conséquences fâcheuses au niveau relationnel, psychologique et spirituel. Quand l’humanité sera plus évoluée, sans doute mettra-t-on sur chaque affiche proposant des distractions et amusements culturels pour l’enfant-grand public: « Attention, à consommer avec modération ». Le culte du culturel peut devenir une ad­ diction, et aussi une idolâtrie, détournant du vrai Soi en soi. 97. On pourra lire à propos du lien entre l'amour physico-affectif et l’addic­ tion, du point de vue des neurotransmetteurs et du comportement, les deux li­ vres de Michel Reynaud, professeur de psychiatrie à Kremlin-Bicêtre et grand spécialiste de la question des addictions en général : L'amour est une drogue dâuce, 2005, et On ne pense qu'à ça : passions, amour, sentiments, 2009.

C’est quand un méditant réussit à demeurer longtemps immobile comme une statue, qu’il prend toute sa stature. Il est difficile de voir le visage ou le corps de l’Absolu. La joie, cependant, en est la queue. Si à un moment donné on la tient en main, il est plutôt conseillé de ne pas lâcher prise... Le maître spirituel n’est pas une personne, c’est un principe. C’est même le prince des principes. Un bel idéal pour la conduite de son existence : jusqu’à l’heure de la mort, avoir l’œil pétillant de vie. Gourou-Pournima

Quand j’écris ces lignes à l’ermitage, nous sommes parvenus au jour de Gourou-Pournima en juillet, au cœur de la mousson, quand toute la nature de l’Himalaya reverdit. Ce terme purnima signifie « la pleine lune » mais il peut tout à fait s’entendre comme « Mère de plénitude ». Ceci offre immédiatement une perspective plus profonde de gourou-tattva, la vraie nature du maître spirituel. On retrouve aussi indirectement l’interpréta­ tion traditionnelle du mot tibétain lama : mère, ma, élevée, la. Une synchronicité : en ce matin de fête, je me suis mis à réfléchir sur le sens d’ânanda, la félicité, dans cet ermitage de Mâ Anandamayî où j’écris ces lignes. J’ai regardé le grand dic­ tionnaire de sanskrit de Monnier-Williams, qui fait plus de 1300 pages. Au moment où je l’ai ouvert, je suis tombé d’emblée sur la page 139, où il y a le début de la rubrique ânanda, qui conti­ nue sur la page 140... On pourrait distinguer deux niveaux de retour à soimême, âkanksha et ânanda. Akanksha signifie le désir, l’ambi­

tion, kanksha, qui revient vers soi, â-, sous la forme de désir de plaisir, on pourrait même dire de désir pour le plaisir du plaisir, gloutonnerie, etc. Ananda signifie par contre la salutation, nanda, qui revient vers soi, encore â-. Saluer, en Inde, se fait en joignant les mains au cœur et en regardant la personne dans les yeux. Il y a donc une activation des deux centres supérieurs, le cœur et l’ajna. On dit aussi que les yeux sont les fenêtres de Tâme. En se retournant donc vers l’intérieur, on salue son soi, et en le considérant, on s’aperçoit que les « yeux » de ce soi sont les fenêtres du Soi. D ’où ânanda. D ’autres sens d’ânanda sont aussi intéressants. Par exemple, c’est ainsi qu’on appelle la conclusion tant attendue par les spectateurs d’une pièce de théâtre, les Anglais diraient the happy end. Au fond, c’est aussi à la fois la fin et la finalité des noms de sannyâsis, qui se terminent tous par ananda. Anandagîrî, « montagne de félicite », était disciple et secrétaire du grand Shankarâchârya. Si l’on est intéressé par les canaux du yoga, on pourrait voir Shankarâchârya comme l’axe central, Shankara signifiant « pacifique » et sushumna la forme intensive de la même racine sham-, signifiant donc « très paisible ». A ce moment-là, Anandagîrî serait situé au troisième œil, le sommet de la montagne d’où on peut découvrir le monde de l’autre côté, c’est-à-dire l’autre au-delà du corps, et dans notre comparaison, le secrétaire qui fait passer le message de l’intérieur vers l’extérieur. Anandaprabhâ est le nom d’une nymphe céleste, bhâ si­ gnifiant lumière et pra, vers l’avant, on pourrait donc traduire globalement par « Lumière rayonnante de félicité ». Joli nom à donner, à offrir à une petite fille qui vient de naître... Pour finir, Anandavana signifie « forêt de félicité », et désigne Bénarès. Ce n’est peut-être pas l’image qu’on a de la Bénarès actuelle, avec ses deux millions d’habitants et la pol­ lution qui s’ensuit, mais symboliquement, cette ville qu’on ap­

pelle aussi Kashi, la resplendissante, correspond au corps subtil quand il est travaillé et structuré par le yoga. Il recèle alors une force de poussée vers le haut, vers une félicité une, de même que tous les arbres de la forêt font monter leur sève vers le même ciel. La racine de brahman signifie « ce qui rend vaste, ce qui brise les limites» . On la retrouve dans breit en allemand et broad en anglais. L’inspiration ouvrante qui monte dans la narine presque fermée brise réellement des limites. Les muqueuses sont attachées l’une à l’autre comme par des menottes, mais comme nous sommes au niveau des narines, nous pourrions parler de « narinottes »... D ’abord la brise fraîche du souffle brise ces entraves, ensuite elle continue de monter vers la zone « vaste », brahman, du troisième œil, dans le « pays brillant », qu’on pourrait aussi appeler Brocéliande (de breiz, « brillant », et de land, « pays ») ou encore Dhaulchina, l’ermitage où j’écris ces lignes (de dhaval qui veut dire « blanc, brillant », et de china qui signifie « clairière »). L’indépendance du pratiquant spirituel est bien expri­ mée par la doctrine de la vacuité de Nâgârjuna, le grand maître spirituel à l’origine du bouddhisme mahayana. Quand non seu­ lement on la lit, mais qu’on la médite, on fait plus qu’y goûter la joie de la liberté, on peut y expérimenter la joie complète de la liberté complète. Il y a un verset intéressant des chapitres 18 de la Bhagavad-Gîtâ où l’on parle du bonheur spirituel, prasâdam, qui est synonyme d’ânanda avec une nuance de sérénité : Brahmabhûta: prasannâtmâ na shochati na kankshati. Sama: sarveshu bhûteshu madbhaktim labhate parâm

« Étant devenu Brahman, celui qui est joyeux ne se chagrine pas ni ne désire. Équanime vis-à-vis de tous les êtres, il obtient l’amour à Mon égard, cet amour qui est suprême. » Nous avons vu que brahman a le sens de « vaste », de « celui qui a brisé les limites ». Cependant, le fait de se dissou­ dre dans cet espace vide risque d’induire une sorte de dépres­ sion. À cause de cela, et en quelque sorte pour immédiatement rétablir un équilibre, le texte ajoute : « celui qui a l’esprit joyeux ». À ce moment-là, on expérimente à la fois la liberté de l’espace vide et la joie de l’être. Le résultat de ce processus est un apaisement des pensées. La racine soch- est intéressante, car elle signifie à la fois « pensée » et « souci ». Il y a toute une psychologie par derrière, basée sur l’observation que le mou­ vement naturel de la pensée est de ruminer toutes sortes de soucis. À force de faire cuire des légumes amers, la soupe pro­ duite est aussi amère. On s’attache à ses petites souffrances comme la poule à ses œufs, d’où le verbe to brood en anglais qui signifie à la fois « couver » et « ruminer des pensées néga­ tives ». Au bout du compte, cela n’est pas pour notre bien. L’opposé du chagrin, mais qui lui est en même temps complètement lié en miroir, c’est le désir, un désir qui nous pro­ jette vers l’extérieur et ne nous fait pas revenir vers le soi. Il va dans le sens du chien qui court au loin après n’importe quel objet qu’on lui jette, contrairement au lion qui, lui, est capable de se retourner vers celui qui a lancé l’objet et de le dévorer. Le méditant est du type lion, il a la capacité de faire volte face vers l’ego qui a produit la pensée ou le désir et de l’engloutir. « Égal dans tous les êtres » : Le terme sama, de la même racine que le français simple, c’est l’idée de rassembler, d’unifier. ,Au niveau psychique, il signifie équanime. Il est très proche de

shama : la discipline. Quand on est suffisamment discipliné pour revenir sans cesse à l’unité, on développe la véritable équanimité. Le texte met ensuite un locatif, sarveshu bhûteshu, « dans tous les êtres » : l’idée est que le sage perçoit la même âme dans tous les êtres, et que ce n’est donc pas simplement lui qui est équanime, mais tous les autres de par leur nature même. Jusqu’ici, ce verset est tout à fait cohérent et peut ex­ primer la réalisation selon la voie de la connaissance. Cepen­ dant, l’influence de la bhakti est prépondérante dans la Gîta, et donc le dieu Krishna ajoute : « il obtient l’amour à mon égard, cet amour qui est suprême.» En effet, le vide fait peur, et si l’on n’est pas capable de le remplir directement par de la joie pure, prasâdam ou ânanda, cela sera certainement plus fa­ cile pour les nombreuses personnes qui sont dépendantes de la vie relationnelle, d’y installer de l’amour pour une entité sub­ tile. Le terme para- se retrouve dans parampara, signifiant « tra­ dition ». On le traduit d’habitude par d’égal à égal, l’idée étant que lorsque le disciple est parvenu à un niveau égal à son maî­ tre, il peut lui-même prendre des disciples. Cependant, dans une interprétation plus profonde, on pourrait entendre le pre­ mier para- dans parampara comme le Suprême, et à ce mo­ ment-là, « tradition » voudrait dire : « Ce qui nous rend égal au Suprême ». Les deux derniers mots à la fin du dernier verset de la Bhagavad-Gîtâ sont importants pour comprendre le rôle du gourou : Yatra yogéshvara: krishno yatra partho dhanurdhara: Tatra shrîrvijayo bhûtirdhruvâ nîtirmatirmama « Là où il y a le maître du yoga, Krishna, là où il y a Partha, le porteur de l’arc, c’est là que résident la splendeur, la victoire, la merveille, la conduite ainsi que la politique stable, telle est mon opinion. »

Celui qui parle est le chroniqueur de la bataille, Sanjaya, qui rapporte les enseignements de Krishna au vieux roi aveugle Dhritarashtra. Il ne conclut pas l’enseignement qu’il a rendu à la manière des prophètes bibliques, en disant quelque chose du genre : « Si vous ne croyez pas la révélation divine que je vous transmets, Yahvé va envoyer des fléaux et des châtiments terri­ bles sur Israël ! » Au contraire, il présente la grande valeur qu’il attribue à cet enseignement comme simplement une opinion personnelle, et point final - littéralement. Sous-entendu, le fait que d’autres puissent avoir une évaluation différente de cet en­ seignement n’est pas culpabilisé, ils sont libres dans ce sens. Ceci nous rappelle ce qu’affirme Krishna lui-même à Arjuna un peu avant dans le même chapitre 18, verset 60 : « Voilà donc que je t’ai expliqué une connaissance des plus se­ crètes. Maintenant, médite dessus en détail, et agis comme tu le souhaites ! »

Chapitre 9 Méditations étymologiques et poétiques

Du sens des sons à l 'essence du sens Racines de sons, fleur de sens

L’évolution des mots véhicule l’expérience de l’humanité en cours de développement, et donne des lumières sur la percep­ tion qu’elle a eue à différents stades du monde extérieur et de l’univers intérieur tout à la fois. Ci-dessous, on trouvera un flo­ rilège de quelques racines interprétées de façon spirituelle. Les étymologies sont comme du papier argentique sur lequel sont gravées comme des photos, des instantanés de moments évo­ lutifs de la conscience humaine. Vous êtes donc invités à rendre une visite à cette gallerie-photos, et surtout à y jeter un regard spirituel, en voyant ce qui peut être extrait de la magie des mots. C’est alors que le florilège deviendra sortilège. En sanskrit, le savoir étymologique vyutpati ou nirukti, est considéré pratiquement comme une pratique spirituelle, à la manière de la grammaire en général, yyâkaranam. Ce texte est une tentative, parfois légère, parfois grave, de renouer avec cette tradition indo-européenne on ne peut plus antique. Quant à

l’hébreu, il n’est pas en reste : il s’est bien prêté aux décompo­ sitions-recompositions quasi infinies de l’art cabalistique. Audelà des trouvailles linguistico-mystiques qui font éclater la rigidité, le carcan du texte écrit, il faut voir surtout le pouvoir de l’absorption complète dans un objet de focalisation : cela im­ mobilise le mental et ouvre la porte à toutes sortes d’expériences intérieures profondes. Il est intéressant de voir que pour dire « sens étymolo­ gique » en sanskrit, on emploie l’adjectif yaugika, c’est-à-dire « as­ socié, secondaire ». La notion d’étymologie ne se limite donc pas aux racines scientifiques, mais laisse une certaine liberté pour d’autres associations, du moment qu’elles semblent signifiantes. C’est ce que nous ferons ici, les étymologies scientifiques servi­ ront de base de réflexion, mais on ne se limitera pas à elles. Nous glisserons donc à certains moments vers le jeu au fond sérieux des assonances poétiques, en le saupoudrant de quelques graines du langage des oiseaux. Au fond, pourquoi pas ? Cela créera peut-être des anxiétés difficiles à surmonter de la part des gram­ mairiens rigides, mais il faut se souvenir que les esprits fins se complaisent dans les confins, et que leur front est orienté vers l’air ouvert des frontières. Ils laissent aux lourds, aux balourds, aux très balourds, la sécurité limitée du sérail pour bétail... Le but n’est pas d’explorer toutes les racines dans toutes les langues sous'tous leurs aspects, ce serait un travail sans fin, mais seulement d’utiliser certaines d’entre elles pour se familia­ riser avec la physiologie subtile, la psychologie et la pratique du Râjayoga. Nous avons vu que « se familiariser» est un autre nom, au moins en tibétain, pour « méditer ». Ces rapproche­ ments étymologico-poétiques permettront d’établir aussi de multiples liens, et « la formation de lien » est un des sens possi­ bles du mot upanishad, qui désigne l’ancien enseignement ini­ tiatique au cœur de l’hindouisme. On sait bien que l’expérience spirituelle est indicible, ce­ pendant, la parole, les écrits d’un mystique confirmé - qui ne

sont eux-mêmes qu’un arrière-goût de la réalité - ont un certain pouvoir pour donner un avant-goût de cette réalité au lecteur, à l’aspirant, au mystique en puissance. Les étymologies scientifiques sont certes une fondation pour la réflexion ; mais comme les fondations en général, elles manquent de charme, elles sont faites de béton armé, elles sont carrées, cubiques, parallélépipédiques, enfin peuvent être bien ennuyeuses ! Les associations poétiques, elles, nous permettent de construire de façon libre, avec cette pincée du sel de fantaisie qui donne son goût à la vie... L’interprétation yoguique a l’avantage d’être proche du corps, et en cela plus universelle que les images tirées de la dé­ votion qui elles, sont plus liées à une culture donnée, à un nom et à une forme particulière d’un dieu, fût-il présenté comme unique par ses zélateurs aux ambitions politico-religieuses uni­ versalistes, et en pratique démesurées. Dans le yoga, grâce au support offert par le corps physique et subtil, on revient aux fondations, on se retrouve, comme diraient les Anglais, back to basics. Désir

Désir vient du latin desiderium. Sidus, -eris, veut dire l’astre, l’étoile, et quand on regarde fixement une étoile, on dit qu’on la « con-sidère ». Si on la perd de vue, on est désorienté, on la regrette, on veut la retrouver, et c’est là la naissance du « dé­ sir ». Lorsqu’on a perdu sa bonne étoile, c’est presque comme si on avait perdu la boule, il y a une aspiration à retrouver l’état antérieur, et c’est là encore, le « dé-sir ». Il y a au fond deux types d’interprétations de cette racine qui ne sont pas contra­ dictoires, mais complémentaires : 1. Le désir converge vers l’absolu. Notre attention, notre mental est fixé, figé dans les ob­

jets d’attachement. Il est comme sidéré par eux. L’aspiration spirituelle met en mouvement ces fixations psychologiques, les « décoince » (ne dit-on pas familièrement pour un amoureux malheureux : « il a coincé sur une fille » ?). Elle crée un mou­ vement vers le centre supérieur, la lumière du troisième œil dans le Râjayoga et le soleil du Soi dans le védânta. Le méditant n’est plus sidéré, comme possédé par les envies inférieures, il peut débloquer ses énergies et les envoyer vers le haut. Dans ce sens aussi, le terme sanskrit prêta est intéres­ sant. Il désigne les âmes des morts qui, par frustration, revien­ nent pour posséder les vivants. On dit qu’ils sont soumis en permanence au supplice de Tantale, c’est-à-dire qu’ils souffrent d’une soif et d’une faim terribles mais ne peuvent guère les sa­ tisfaire car leur bouche ne peut pratiquement pas s’ouvrir. Prêta est le participe passé de la racine pri- qui veut dire « désirer, chérir », et signifie donc littéralement « désiré ». Nos attache­ ments passés, anciens, parfois enfouis dans l’inconscient, nous possèdent donc presque comme des entités extérieures. Ce qui est désiré est « possédant ». C’est pour nous déposséder, nous « dé-sidérer » que vient le de-siderium, le désir d’Absolu. Nous pouvons citer aussi l’étymologie de trishna en sanskrit, qui a donné tanha en pâli, les deux signifiant faim, désir : c’est le centre, le moteur de la roue du samsâra d’après le Bouddha. La racine est tra-, comme trans- en latin, évoquant cette avidité profonde qui transperce le corps et l’esprit et qui le met littéralement en transe. On retrouve, comme avec prêta, le lien désir-possession. 2. Les désirs divergent des âmes en peine. La seconde interprétation, complémentaire, considère l’expérience d’arrêt du mental - citta-vritti-nirodha dans les Yoga-sutras - comme l’expérience mystique fondamentale. Cette sidération est notre véritable nature, mais la fascination / pour les objets des sens amène à nous en échapper, à une « dé­

sidération » qui a pour nom « désir ». À la place d’être fixé sur cette étoile, ce corps sidéral qu’est notre vraie Nature, à la place de la con-sidérer constamment, nous nous en échappons pour errer sur terre d’un objet à l’autre comme une âme en peine, dans la désagrégation de désirs sans fin. Quand nous sommes bien absorbés dans la contem­ plation et la con-sidération de l’étoile du Soi, nous expérimen­ tons vraiment un effet sidérant. Il s’agit de l’émerveillement à réaliser que notre vraie Nature est conscience et joie, que le Soi n’est pas seulement dans l’étoile, mais aussi dans cet espace entre l’étoile et soi, et finalement en soi. En contemplant le so­ leil, on devient soleil. L’immobilité devient infinie, la sidération sidérale. Les petits astéroïdes-astrocytes des désirs sont défi­ nitivement éteints (les astrocytes sont des cellules du cerveau qui nourrissent les neurones et participent donc à l’activité mentale, elle-même tissée de désirs). Ils deviennent comme des rochers morts orbitant sur fond d’espace noir, mais qui ont quand même la courtoisie de continuer à graviter à une dis­ tance respectueuse autour du Soleil, c’est-à-dire du Soi. On pourrait faire le même type d’interprétation à pro­ pos d’une autre racine pour « désir » : kuep-, qui a donné kupyati, en sanskrit, « il bouillonne ». En latin, on retrouve cupidus, et donc en français « cupide, Cupidon », et « convoi­ ter » via le bas latin cupidietare. Les termes associés sont aussi intéressants, par exemple kapnos, « fumée » en grec : les sages ne disent-ils pas que les désirs sont éphémères et finissent par se dissoudre comme brume au soleil, comme fumée dans la pureté du vaste ciel ? Un second groupe de la même racine kuep- a donné kvep puis vap-, vapor en latin et bien sûr le fran­ çais « vapeur ». Vappa signifie vin éventé, et vapidus, éventé, terme qui a donné « fade » en français. Notre cupidité, notre bouillonnement intérieur qui nous poussent à prendre pour réelles et solides des volutes de fumée, des vapeurs transitoires, ne sont-ils pas des tentatives impulsives pour remédier à l’en­

nui, à la fadeur d’une vie « sans bulles » comme un vin mous­ seux éventé ? De là se présentent deux interprétations complémen­ taires comme pour le terme « désir » : la « convoitise » d’Absolu amène à utiliser tous nos bouillonnements intérieurs, à les ren­ dre cohérents comme des lasers, et à les focaliser sur cet Ab­ solu, dont le siège en pratique pour le Râjayoga est au troisième œil. Dans l’autre interprétation, les désirs qui se multiplient nous font « bouillir », et il faut donc calmer le jeu et refroidir le chaudron intérieur, pour ne pas dire la marmite intime. Nous sommes là devant un archétype central du yoga. Le bouillon­ nement de l’énergie vitale se situe dans la marmite du ventre, elle est reliée au soleil brûlant, et par l’ouverture des canaux, on la transforme en énergie spirituelle au troisième œil, qui est au contraire baigné des doux rayons d’une lune rafraîchissante. Il n’y a plus d’immersion forcée dans une casserole cuisante, mais un plongeon délibéré dans un lac de fraîcheur. Cupidon rejoint Jupiter par l’intermédiaire de Mercure, Eros Zeus par celui d’Hermès, et Kâmadev s’unit à Shiva grâce à l’ouverture des canaux du yoga. Ce qui fait le lien entre les deux pôles, ce sont les courants d’énergie, les vents, les vayus en sanskrit. La racine de ce terme est probablement reliée à la racine kwep- de vapeur dont nous avons parlé plus haut. Il s’agit de transformer un bouillonnement inférieur en supérieur, de guider la « va­ peur » là où elle doit aller. C’est l’analogie inattendue certes, mais réelle, qu’on peut discerner entre la locomotive à vapeur et la sâdhanâ... Ma Amritânandamayî, une grande sage de l’Inde ac­ tuelle, ne recule pas devant des images contemporaines pour évoquer l’expérience spirituelle. Elle dit par exemple que l’éveil de l’énergie intérieure est pareil à une bouteille de boisson ga­ zeuse qu’on décapsule. Dans cette image, il y a à la fois l’aspect du bouillonnement et de son résultat qui est le calme plat du liquide éventé, c’est-à-dire une paix intérieure réelle. On peut

aussi relier cette image à l’ouverture de la narine fermée, et donc des nâdis. En sanskrit, le terme kâma, « désir intense », en parti­ culier sexuel, est important. Il occupe deux pages de sens prin­ cipaux et dérivés dans le grand dictionnaire Monier-Williams, ce qui est rare pour un unique mot. Il a pris le sens de « ca­ price » dans kâmakâmin, kâmakârin, kâmachâra, celui qui suit ses caprices, qui n’en fait qu’à sa tête. Il est intéressant de noter que Kâmadev, le dieu Kâma, est présenté soit comme fils de Brahma, soit comme celui de Dharma. En effet, le désir amou­ reux est complètement lié à la création-procréation, donc à Brahma, mais il peut aussi être mis au service de la loi juste, de l’harmonie sociale et intérieure, c’est-à-dire de Dharma. On retrouve l’idée de transformation mystique du désir dans un des noms de Durgâ, Kâmâkshî, « l’œil du désir », la beauté de la déesse centrant, hypnotisant presque le désir intense du fidèle. Cependant, il y a une note de prudence, on sous-en­ tend au fait qu’elle est aussi Kâma-kshî, celle qui détruit le désir. Notons en passant que kâma est relié à comis en latin, la nour­ riture en tant qu’objet de désir intense, et par chute du k initial à amare, aimer : l’amour, encore l’amour, nous y revenons ! Déchanter permet de décanter, un peu de dépression permet de lâcher la pression et d’affiner ses impressions : se révèle alors au fond de soi le lac limpide du silence de la trans­ parence, de la transparence du silence. Les larmes sont les armes à la fois du bébé et de l’amoureux déçu ou possessif. Le sage, lui, est bien dans sa peau, il n’a pas besoin de l’arme des larmes, il est à la fois dés­ armé et « dé-larmé »... Nous avons trop été bernés par de multiple désirspeurs qui à chaque fois, nous étaient apparus comme fonda­

mentaux sur le coup, mais après se sont révélés n’avoir été que des caprices. Nous avons été bernés, rebernés et rerebernés. C’est pourquoi il est grand temps de « mettre le drapeau en berne » : que l’étendard bigarré du mental cesse de flotter au gré des humeurs, et qu’il pende, en berne, voilé, vertical, dé­ tendu, reposant en lui-même le long du mât, c’est-à-dire ab­ sorbé dans l’axe central du corps subtil. Du douloureux illusoire au « doux-heureux » réel

On a tendance à rejeter ce qui est douloureux, mais cela repré­ sente au fond un rappel, nous ramène à l’intérieur, à notre vraie nature, à notre être profond qui est « doux-heureux ». Il suffit de retirer une lettre, le /, et l’illusion d’une douleur comme obs­ tacle se dissipe : on trouve alors un passage vers sa vraie nature, vers le fond doux-heureux. On peut même être plus précis : ce qui tombe lorsqu’on sort du douloureux pour plonger dans le « doux-heureux », dans notre vraie nature, c’est le l, qu’on peut entendre comme « elle », c’est-à-dire la douleur elle-même vécue en tant que troisième personne, qu’autre, que différente, qu’ennemie. Si on comprend qu’elle est simplement un rappel de notre vraie nature pour nous attirer vers le fond, elle devient une partie intégrante de nous-mêmes, n’est plus autre... et n’est plus douloureuse. Elle devient presque « douce-heureuse ».. Voilà les grandes lignes du travail que nous indique la douleur, cela ne veut pas dire bien sûr que cet enseignement soit facile. Cette douleur nous entaille, nous « grave » la mémoire, elle nous rend grave, sérieux, et en ce sens elle est un bon gou­ rou pour nous (gourou a le sens étymologique de « grave, lourd, qui a du poids »). Venons-en maintenant à la racine indoeuropéenne du mot douleur : il s’agit de dal-, qui signifie « briser en mille mor­ ceaux, mettre en miettes », mais aussi « percer, s’ouvrir » comme

un bourgeon de feuilles ou un bouton de fleurs qui, en s’ou­ vrant, repousserait les morceaux de leur enveloppe sur le côté. On pense là directement à un côté positif de la douleur, élagage certes, mais aussi nouvelle naissance. La forme nominale de la racine est dalana, un mot qui est exactement comme le latin dolor, si l’on se souvient que le a bref sanskrit est prononcé à peu près comme un o ouvert, et que le n est une consonne liquide très proche du r. Le sens général du mot est « destruction, ce qui fait exploser, réduit en miette », mais aussi dans le sens psycho­ logique, la brisure, la déchirure du cœur, et donc on retrouve ici la notion de douleur, mais au niveau moral. Les dérivés en hindi sont des mots très courants, comme dâl, les lentilles qui sont ef­ fectivement composées d’innombrables petits morceaux, dal, le parti politique qui est aussi une parcelle de l’ensemble de la so­ ciété, dalya, le blé concassé, le couscous à gros grains, sans ou­ blier les classes défavorisées de la société, opprimées, « cassées », en l’occurrence les basses castes, appelées dalit-s. A travers le latin dolus, nous obtenons le français « deuil » et duolo avec le même sens en italien, et encore dans cette langue, doglia, « le chagrin » en langage classique, et actuel­ lement seulement le doglie, les « douleurs de l’accouchement », ainsi que le verbe plus rare, dolorare, « faire mal » ou « exprimer sa douleur ». Il semble que les Italiens soient plus expansifs que les Français, et que, lorsqu’ils sont dans le chagrin, ils ne se contentent pas de pleurer, mais aussi de « douleurer »... Regroupant les sens ci-dessus avec d’autres mots sans­ krits de la racine dal-, nous pourrions dire ceci : la douleur nous attaque à coups de hache (« doloir » en vieux français), elle nous fend (skdalayati), elle nous fait éclater (skdalati), en petits morceaux (sk dâl), nous provoque un brisure dans le cœur (sk dalana), pour finalement nous laisser en état de deuil (latin dolus) et de chagrin (italien üttéraire doglia). La douleur psychique est aussi une forme d’éclate­ ment, on le voit bien dans l’instabilité du schéma corporel dans

les états-limite ou dans le morcellement schizophrénique, qui sont des formes extrêmes de l’éclatement douloureux. Dans ce sens, une bonne thérapie de la douleur sera le yoga qui as­ sure une stabilité en soi, svastha, ce qui veut dire « ce qui est stable en soi », et en pratique « la santé » ; il y aura aussi le samâdhi, qui est le rassemblement, sam, des courants de conscience, dhi, vers soi, â. Nous pouvons mentionner aussi l’absorption yoguique complète dans un objet de concentra­ tion, samyâma. Tous ces sam, ces mouvements de rassemble­ ment et de réunion sont de bonnes thérapies de la douleur, car celle-ci nous avait en fait mis en petits morceaux. Nous pou­ vons rapprocher ce type de thérapie spirituelle du mouvement général du travail intérieur dans la Cabbale, qui consiste à « ras­ sembler les étincelles », ou à « recoller les éclats du pot cassé ». De la même racine que « douleur » est « doloir » en vieux français qui signifie la hache, dolere en latin signifiant lit­ téralement « recevoir des coups ». Tout ceci est un processus douloureux, on parle de « coupes sombres », mais finalement aussi doux-heureux : en taillant dans les frondaisons, on peut voir le soleil directement, il s’agit donc d’un élagage qui ouvre la possibilité d’un éclairage nouveau. Une autre racine proche, bien que considérée différente est dolos en grec, dolus en latin qui veut dire « tromperie, men­ songe ». La « dole » a le même sens en vieux français, et en ita­ lien, doloso signifie criminel mais aussi trompeur, et doloroso douloureux. La proximité des deux mots n’est pas fortuite, c’est le propre de la tromperie de décevoir et donc de faire mal. Une autre racine importante est associée à dal- indoeu­ ropéen, talea en latin qui veut dire « la bouture ». Le mot dala en sanskrit a pratiquement le même sens, « bourgeon, feuille, pétale, petite pousse »... De là est venu le français « taille, taillis » et aussi « détail ». Venons-en maintenant à une application de ces liens / étymologiques à la structuration du corps subtil en yoga. On

pourrait dire que le corps à gauche s’occupe des détails, à chaque systole il dit non, à chaque diastole oui, il saute ainsi d’un petit bout à un autre petit bout de la réalité. Dans le cœur subtil à droite, au contraire, on s’absorbe profondément, c’est comme si on y faisait une entaille, on y « grave » notre atten­ tion, on se rend plus grave, plus stable et sérieux. Ensuite, les énergies des deux cœurs se réunissent dans l’axe central qui est comme le tronc de l’arbre et on essaie de les faire monter le plus haut possible : c’est le processus de taille, d’élagage, qui permet à l’arbre de ne pas rester touffu comme un taillis, mais de s’élever vraiment. A ce moment-là, cet arbre atteint une « haute taille », c’est le cas aussi du méditant qui, en essayant de laisser tomber les soucis et les tensions inutiles, se redresse déjà physiquement, et prend surtout de l’envergure spirituellement. Quand on sait laisser tomber sur les côtés, par une bonne taille, toutes les entailles, au sens de cicatrices du passé dans le corps subtil, et les détails, au sens d’anxiété pour l’ave­ nir, on acquiert réellement une « haute taille ». Pour dire la même chose autrement, on pourrait faire remarquer que les sensations inextricablement emmêlées de par le corps, dans tous leurs détails, sont touffues comme des taillis. L’axe central est comme l’arbre vraiment haut, bien taillé, de haute taille, qui s’élève franchement au-dessus du fouillis de taillis alentour. La quantité d’attention détournée par les deux attracteurs, cœur à gauche et narine fermée, est proportionnelle au niveau d’anxiété, qui elle-même conduit le sujet à se perdre dans les détails. La méthode donc consiste, comme nous l’avons déjà suggéré, à laisser tomber sur les côtés les détails, centrer son énergie pour se redresser et augmenter sa taille : une haute taille est comme un belvédère permettant de contempler presque face à face le sommet blanc, immaculé de l’Absolu. On peut aussi interpréter la séparation des muqueuses dans la narine qui s’ouvre comme une forme de taille, d’éla­ gage. Comme elle se situe en haut du corps, on reviendra donc

à la notion de « haute taille » mais dans un sens différent. Dans le même sens, la narine fermée sera comme un bourgeon sur le point de laisser jaillir la feuille ou un bouton de laisser poin­ ter la fleur. On pourra alors situer la pointe de la feuille ou de la fleur au centre du front. La narine fermée est pareille également à un nœud gor­ dien, un méli-mélo de détails dans lesquels il faut tailler sans hé­ siter, faire une entaille grâce à l’épée d’une inspiration « ouvrante ». A ce moment-là, le méditant gagnera le même privilège qu’Alexandre, celui de devenir un grand empereur... au moins de son continent intérieur : c’est sans doute le plus difficile. La narine fermée, étant crispée, tendue, pendant un temps assez long, peut devenir un peu douloureuse, dolente. Mais il y a là-dedans aussi inclus la possibilité de la percée (sk dalana) d’un bourgeon (même racine dat) et finalement le jail­ lissement du pistil de la fleur hors des pétales (sk dal aussi), c’est-à-dire la montée d’un courant de lumière à travers la na­ rine qui s’ouvre. Les tensions liées au cœur à gauche et à la narine fer­ mée peuvent être rapprochées de ces racines du lierre qui pé­ nètrent le « mur » du canal central, ou encore du plan sagittal (dirigé vers l’avant) du corps. Si on ne sait pas les couper, les tailler, elles risquent elles-mêmes d’entailler ce mur et de l’en­ dommager. En pratique, une visualisation possible est de se représenter le septum nasal, en particulier avec cette muqueuse du côté de la narine fermée, qui se développe comme une lame de hache, de « doloir ». Ensuite, cette lame se met à glisser le long de l’axe central et en vient à couper toutes les « racines de lierre », c’est-à-dire toutes les tensions. Là encore, comme d’habitude, nous avons deux cas de figure : si c’est la narine gauche qui est fermée, la lame du doloir passera tout le long du côté gauche du mur-axe central. Si c’est la narine droite qui est fermée, elle fera la séparation de l’axe à droite en haut, et à gauche en bas, c’est-à-dire au niveau du cœur.

Nous avons souvent fait remarquer que la tension chronique, que ce soit au niveau du cœur à gauche ou de la na­ rine fermée, peut induire une légère douleur : en fait, quand on se laisse prendre par elle, cela revient de nouveau à se la­ menter, à pleurer, à « douleurer » comme disent les Italiens avec leur dolorare. Dans une dernière image, nous pourrions dire que le cœur à gauche et la narine fermée représentent des boutiques de détail, où l’on est très attaché à des objets de peu de valeur. Le cœur subtil à droite ainsi que le troisième œil sont au contraire des magasins de gros : ne transitent par leurs entre­ pôts que les gros ballots, pour ne pas dire les balluchons énormes de lumière qui représentent les « dernières livraisons » de l’Absolu. L’ouverture des nâdis

Une expression anglaise est intéressante : quand on veut dési­ gner quelque chose de laid, on dit : It’s an eyesore. « C’est une douleur, un chagrin pour les yeux. » On pourrait parler à pro­ pos de la sensation de la narine fermée, nouée, sensible au point d’en être parfois légèrement douloureuse : It’s a nose-sore, « c’est une douleur, un chagrin pour le nez ». Ce rapprochement est déjà significatif, mais la diffé­ rence quand on poursuit l’idée l’est encore davantage : l’œil identifie immédiatement quel est l’objet laid, et le distingue fa­ cilement du reste. Par contre, la sensation un peu pénible de narine fermée n’est pas associée a priori à un objet précis, elle est diffuse, et de ce fait libre pour se projeter sur un support extérieur aléatoire, par exemple en se mettant en colère contre une personne qui vous coupe votre chemin à l’instant, etc. L’autre différence, c’est qu’on ne peut guère changer par le tra­ vail intérieur un objet extérieur laid, an eyesore. Par contre, il suffit d’être attentif à la sensation d’ouverture de la narine fer-

mée pour se dégager d’un nose-sore. Si on ne le fait pas, on risque fort de se projeter sur une cause extérieure, supposée à l’origine de notre mal-être. Notons en passant que plus on se sent coupable, désolé, sorry, plus le nose-sore est perçu de façon tendue et pénible... C ’est la fête au faîte ! Les voies de l’Inde mettent ânanda au faîte de l’expé­ rience spirituelle, que ce soit le védânta avec Satchidananda, le tantra avec l’union de Shiva et Shakti, le Râjayoga dans la réu­ nion des canaux, yogânanda, ou encore la bhakti dans le mariage de l’âme et de Dieu. Le sommet du chemin est célé­ bration : il place, en fait, la fête au faîte. En pratique, on peut visualiser les deux courants d’énergie droit et gauche qui convergent vers le centre comme les deux pentes d’un toit remontant vers le faîte. On peut as­ socier ces pentes aux pouces de lumière en forme de flèche ou de « v » inversé qui se touchent en haut. Il est aussi possible de visualiser la fusée d’un feu d’artifice qui monte sur l’inspi­ ration dans l’axe central comme un point brillant vers le troi­ sième œil, et qui, sur l’expiration, y déclenche une explosion de lumière, ce qu’on pourrait considérer comme la traduction visuelle d’ânanda. Retourner mâyâ en yama Quand on détache l’énergie des deux attracteurs pour la faire converger dans le centre du front, on inverse le courant, et mâyâ devient yama, l’illusion discipline, l’esclavage subi de­ vient contrôle actif, l’attrait qui distrait devient cause de progrès, et enfin la vision faussée, l’observation réelle de la vie et de la mort. Rappelons que Yama est le dieu de la mort, celui qui re­ présente l’ultime discipline.

(

C’est quand un satellite fournit l’énergie nécessaire pour échapper à l’orbite terrestre qu’il peut devenir une sonde interplanétaire, et sans doute, un jour, interstellaire. De même, le râja-yogui travaille en profondeur pour se détacher des attracteurs, rappelons qu’il s’agit principalement du cœur à gauche et de la narine fermée. La méditation d’abord paralyse, puis « électrolyse ». Ex­ pliquons-nous : quand on s’immobilise, les tensions se défont petit à petit. Au cœur de chacune de celles-ci, il y a comme une pépite d’or entourée d’une gangue. Lorsque ces enveloppes se défont, elles tombent sur les côtés et disparaissent comme ab­ sorbées dans le sol. Les pépites, elles, montent en convergeant vers le troisième œil, le pôle « positif », où elles sont converties en lumière pure. Elles se trouvent être en quelque sorte fondues dans le creuset du centre du front et se transforment en un li­ quide purement rayonnant. À cause de deux attracteurs, notre axe central non tra­ vaillé a comme deux entorses, il est deux fois « tordu », re-tordu et « retors ». C’est un grand œuvre que d’aligner tout cela. « Paranoïer » On comprendra mieux les lois du corps subtil si l’on rapproche le sens de deux termes : paranoïa, « l’esprit à côté » et le sanscrit svastha, « ce qui est stable en soi », qui a pris le sens de « en bonne santé ». Du point de vue du yoga, la « stabilité en soi » est l’absorption dans l’axe central, et son contraire « l’esprit à côté » revient à la déviation de l’énergie-conscience vers le corps physique des deux côtés et/ou la narine fermée. À cause de ces deux attracteurs, de ces deux « trous noirs », notre conscience subtile du corps est amenée régulièrement à dévier, à glisser insensiblement dans la paranoïa, on pourrait dire à « paranoïer ». C’est vers ces attracteurs que convergent la crispa­ tion anxieuse, ainsi que l’anxiété crispée. Ceci est d’autant plus

important à comprendre si l’on se souvient de l’importance cen­ trale de la paranoïa dans la structuration de certaines croyances religieuses à tendance totalitaire qui ont pu se répandre comme des épidémies. Pour résumer tout cela en un mot nouveau, on pourrait dire que le travail de retour à l’axe central revient à ce « dé-paranoïer », comme par exemple d’autres arrivent, par cer­ tains traitements de chélation, à se désintoxiquer des métaux lourds. Dans la méditation, il y a deux canaux qu’on doit réussir à ouvrir vers l’avant et vers le haut, le premier partant du troi­ sième œil et le second du tiers supérieur du sternum. Ceci vient assez spontanément quand un troisième canal, lui aussi orienté vers le haut, celui de la narine obstruée, commence à se dégager. Quand on persévère dans l’ouverture du haut du sternum de façon obstinée, on en est presque obsédé, et ainsi on se libère, on cesse d’être consterné pour devenir « ob-sterné ». Les cobras amoureux - Saviez-vous que vos jambes étaient des cobras ? - Non ! Me direz-vous. - Oui, vous dirai-je : vous le saviez, simplement, vous l’avez oublié ! D ’habitude, ces cobras des jambes sont assoupis. Quand vous les croisez pour faire une belle posture du lotus, ils deviennent assouplis, et lorsque l’énergie se redresse dans le dos, ils deviennent « assaillants » du Ciel. Cette énergie s’en­ vole ensuite au-delà du troisième œil, comme un oiseau, telle quelle, comme l’essence d’un oiseau, on pourrait dire « tel qu’aile ». Ensuite, elle se dissout en s’épanouissant, elle s’épa­ nouit en se dissolvant, dans le Ciel du Soi, dans le Ciel tel quel. Les cobras enlacés des jambes sont amoureux, même si cellesci nous font mal. De même qu’il y a une part de souffrance dans l’intensité amoureuse, il y a une part d’intensité amoureuse dans cette souffrance des membres inférieurs étroitement en-

lacés. Ensuite, l’énergie de ces cobras amoureux suit leur ten­ dance naturelle, qui est celle du redressement : d’allongée, elle devient érigée, d’endormie, éveillée. Les cobras s’enlacent jusqu’au sommet —et leur baiser tout en haut secrète comme salive le nectar d’immortalité. Le son du fonds est aussi le fonds du son Il y a une association qui est puissante, celle entre mudrâs et mantras : on effectue un geste particulier des mains et des bras qui dirige l’énergie dans un sens, et on exprime cette forme, cette « idée » par une formule répétitive qu’on répète comme un mantra. Cette association a un grand pouvoir pour capturer-captiver le mental dispersé, car le cénesthésique, le vi­ suel et l’auditif sont impliqués en même temps. Il y a une autre association qui est encore plus puissante, c’est celle entre mudrâs subtiles et nâda, ce dernier étant la cul­ mination du mantra récité de façon de plus en plus ténue dans le silence. La mudrâ subtile correspond aux gestes accomplis avec les mains de lumière seulement, et non pas avec les mains physiques qui elles, restent au repos. On peut dire que le mantra subtil se repose sur cette dalle rocheuse qu’est la vibration fon­ damentale du silence, il se fond dans ce Son qui est à la fois son du fonds et fonds du son. S’il y a bien un « fondu-enchaîné », c’est cette chaîne de continuité parfaite qu’on perçoit quand on prête l’oreille au bruissement fondant du silence. Il y a un niveau de subtilité de l’écoute où l’on confond le son et le fonds. La vie est monotone si on n’entonne pas de temps à autre un chant de joie. Cela correspond aussi à l’ouverture d’un canal physico-subtil, celui de la gorge. Dans une première

phase, le sentiment de joie du chanteur est comme un filet de lumière, mais ensuite, il se développe et devient foudre, ton­ nerre : il ne s’agit plus alors d’entonner une tonalité, mais d’en­ tonner, de tonner de l’intérieur et d’écouter l’écho remplir l’espace des vallées. En hindi, on ne dit pas « la pluie tombe », mais « la pluie se pose », barish parta hê. Cela aide à comprendre pourquoi écouter la pluie qui se pose repose. Le ciel se libère en pleuvant, l’être humain est libéré en l’écoutant pleuvoir. La terre desséchée se remplit de l’ondée, et l’être humain est comblé en l’écoutant s’en imbiber. Plénitude au dehors, plénitude au-dedans, pléni­ tude dans la plénitude, plénitude au-delà de la plénitude. Pensées diverses

Si l’on dit de quelqu’un qu’il a l’air pincé, ce n’est pas vraiment élogieux. En fait, notre narine presque fermée ainsi que les es­ paces intervertébraux du même côté ont plus que l’air, ils sont réellement pincés : sentir donc concrètement qu’ils s’ouvrent et ainsi, avoir moins de chance d’avoir « l’air pincé ». De ce sens, la seule « pince » autorisée ici restera celle du pince-sansrire... Une pratique spirituelle sans humour est comme un vi­ sage sans sourire. L’axe central est la ligne de mire, et le milieu du front la cible. Admirable, presque miraculeux est celui qui touche ré­ gulièrement la cible dans le mille, j’aimerais pouvoir dire dans le cent mille (En sanskrit et hindi, lakh, 100,000, est le chiffre de l’abondance et de la bonne fortune, d’où le nom de la déesse du foyer Lak-shmî). On peut faire une interprétation poético-mystique de dvesha, « l’aversion » en sanskrit : la racine est de toute façon dva-, deux, mais il y est rajouté isha, maître, divinité. Celui qui

est dans dvesha est comme possédé par la divinité plutôt ma­ léfique de la division, de la dualité. Colère, collera, choléra J’aime l’orthographe italienne pour colère, collera. Cela évoque le redoublement, l’emphase, l’exagération propre à la mécanique de la colère, et nous rappelle aussi que c’est lorsque quelqu’un « colle » étroitement à un objet de désir que la colère risque le plus d’exploser —pour peu qu’on lui ôte. Enfin, cela nous suggère que la collera est vraiment une forme de choléra, une épidémie éminemment contagieuse et qui tue régulièrement. On a la tendance habituelle, surtout en cas de stress et d’anxiété, de se recroqueviller, c’est-à-dire au fond de bloquer l’énergie dans le plexus. On devient littéralement com-plexé, et le travail intérieur, en particulier par le redressement de la posture et l’ouverture des nâdis, consistera à se « dé-plexer ». Mâ Anandamayî disait : «Je suis-vous, et entre moi et vous, c’est aussi “je”. » Il faut comprendre ici bien sûr le «Je » universel. Ainsi, la relation à l’autre n’est plus comme souvent un conflit de petits egos en compétition, mais le Grand Jeu du Grand Je. Du point de vue physico-subtil, l’être inspiré ne serait-il pas celui qui sait inspirer par la narine presque fermée ? Laisser passer les pensées, laisser penser le passé La première proposition est facile à saisir, c’est la dé­ finition de la méditation d’observation. La seconde, elle, re­ vient au fond au même : si le passé peut remonter à la surface dans une atmosphère tranquille, son côté « mousseux », exci­ tant, agité, va se calmer naturellement, et il deviendra comme du champagne dans une bouteille ouverte depuis plusieurs jours, éventé, plat. « Fade » vient du bas latin vapidus qui veut

dire un vin éventé, sans goût. Ce qui excite le désir ou la colère, c’est ce qui est salé ou épicé, au propre comme au figuré. Une bonne méditation d’observation laisse naturellement « s’éven­ ter » les émotions. En anglais d’ailleurs, to vent one ’s émotion veut dire « laisser libre cours à, défouler » son émotion. C’est ce qu’on fait dans l’observation méditative, mais entièrement à l’intérieur. Ces « vents », ces « courants d’air » sont subtils, et c’est justement pour cela qu’ils sont libérateurs en profondeur et à long terme. Par contre, si on les laisse gicler à l’extérieur sous forme de parole dures ou de passages à l’acte, ils entraî­ nent au contraire des tempêtes et contre tempêtes, et on n’en sort plus : qui n’a pas vécu cet enchaînement ? Du point de vue du svara-yoga, la pratique principale pour venting one ’s émotions consiste à faire passer un filet d’air frais, un filet de « vent » par la narine presque fermée. Addiction de base, base de l ’addiction On peut reconnaître dans les muqueuses collées de la narine fermée l’archétype de l’addiction. Ce terme signifie « donné à » : le sujet se donne, s’adonne à un objet, le drogué à sa drogue. Cependant, à un moment donné, il réalise qu’il y a mal­ donne, il revient vers lui-même et vers le but supérieur de sa vie. Du point de vue de la technique du yoga, les deux muqueuses se séparent, et l’énergie de celle qui est le plus à l’intérieur revient vers l’axe central, et remonte vers la zone supérieure, le troisième œil : l’addiction est donc soignée de façon essentielle par la « supradiction ». Ainsi va le flux du yoga. « Avoir quelqu ’un dans le nez » : la critique du ressentiment n ’est pas le seul fait de Nietzsche La narine ouverte correspond au sentiment, celle fer­ mée au ressentiment. Il est grand temps d’arrêter la pendule qui nous fait osciller sans cesse de l’un à l’autre, il est temps

d’arrêter le Grand Temps. Ainsi, sentiments et ressentiments s’élèveront pour finalement se dissoudre dans le Sens im­ mense, dans le Signifiant immobile, dans le « senti » moins le « ment » du mental. En yoga, on méditera sur lui au niveau de l’ajna chakra, le centre de la connaissance, jnâ, qui revient vers soi ou le Soi, â. Non-oubli La narine fermée est liée à l’oubli, et son ouverture au souvenir, à la capacité que l’inconscient corporel « sous-vienne » par ce conduit qui commence à s’ouvrir et qu’il soit vu clai­ rement au niveau du troisième œil. C’est un travail de vérité au sens grec du terme, a-lêthéia, le « non-oubli ». Si on somnole sans rien faire pour changer la sensation automatique de narine fermée, on est dans un oubli mortel, dans une « léthargie lé­ thale ». Des bulles qui ne sont pas si nulles L’art de savoir ne rien faire, l’art de « buller » est un grand savoir-faire méditatif. Les bulles des émotions perturba­ trices remontent à la surface, comme les gaz produits par la vase au fond de la mare se dissolvent dans un espace supérieur infini. Laisser faire, laisser passer. Laisser remonter, laisser « buller »... Une bulle est un zéro, mais deux bulles côte à côte in­ diquent l’infini. Nos petites émotions, nos convoitisescolères mesquines sont au fond nulles, mais si on sait voir, au lieu du verre à moitié vide, le verre à moitié plein, elles nous orientent par contraste vers l’Absolu. Le zéro pointé pointe vers l’autre zéro, ce qui aurait pu être, et nous retrouvons ce symbole, cette paire de lunettes par laquelle nous pouvons fixer l’infini. C’est là aussi le génie de la méditation d’observation. En d’autres termes, quand on accepte ses limites, on devient sans limites.

Grand business Le mystique ne fait pas de commerce de détail avec des petits sous, entendez des petits sons : il cherche à acquérir directement le lingot d’or, le Grand Son, le Mahâ-nâda. C’est un terme qui signifie aussi grand fleuve, et désigne le plus grand des fleuves du sous-continent indien, le Brahmapoutre. Comme par hasard, ce nom signifie « fils de Brahma, ou du Brahman », donc l’expression en ligne directe de l’Origine, de l’Absolu. C’est bien ce à quoi correspond le son intérieur. En Occident, on a certainement une vision trop tech­ nologique de la méditation. Nous sommes des enfants gâtés de la modernité, il nous suffit d’appuyer sur le bouton 32 pour monter en deux minutes au 32eme étage de la tour. Pourquoi, nous disons-nous en notre for intérieur, n’y aurait-il pas un bouton sur lequel appuyer qui nous mènerait directement au samâdhi ? Est-ce que Apple ne va pas bientôt sortir un logiciel intelligent qui fera le travail pour nous ? Un s-pod qui nous mettra en samâdhi rien qu’en appuyant sur la touche verte ? A l’opposé de cela, nous pouvons rapporter le témoignage d’un tongden, un yogui Tibétain réfugié dans l’Himalaya indien. Ils sont réputés pour leurs secrets mystiques. Il a reçu la visite de Tenzin Palmo, qui était alors une jeune nonne arrivée depuis peu d’Angleterre. Elle a essayé de lui demander des techniques secrètes et élaborées, mais il a répondu : « Au fond, nous n’avons pas de secret. Nous faisons à la base les mêmes pra­ tiques que vous êtes censée faire, sauf que vous les effectuez à moitié alors que nous les faisons à fond ! »

Chapitre 10 Khecharî-vidyâ

La connaissance de la pratique du redressement de la langue Le contexte historique

Ce chapitre est basé sur un texte de XIVe siècle de la littérature du hatha-yoga, la Khecharî-vidyâ. Je dois remercier d’abord mon ami de longue date Alvaro Enterria, directeur des Éditions Indica Book à Bénarès, pour avoir publié tout récemment ce texte avec des commentaires précis et utiles par James Mallinson. Ce der­ nier a effectué son doctorat en sanskrit à Oxford et est un spé­ cialiste des textes du hatha-yoga.,La Khecharî-Vidyâ (KV) a précédé d’un siècle environ la célèbre Hathayoga-pradipikâ de Svâtmarâma, « la petite lampe du hatha-yoga » qu’on appelle en abrégé Hatha-pradipikâ. Le terme vidyâ lui-même signifie connaissance dans le sens fort du terme. La connaissance pra­ tique des mantras et le pouvoir qui vient de leur récitation est en particulier appelé de ce nom vidyâ. Ce terme pour un ouvrage sur la pratique de khecharî, le retournement de la langue en met­ tant la pointe vers le haut, suggère donc que chaque verset du texte peut avoir la force efficace d’un mantra.

Comme nous l’avons dit au début de cet ouvrage, nous suivrons la translittération internationale des noms sanskrits, à quelques nuances près : les consonnes rétroflexes, en général translittérées par la lettre avec un point dessous, seront simple­ ment redressées à l’intérieur du mot sanskrit qui lui est globa­ lement en italiques. Le c qui représente le son tcha sera retranscrit par cha, et le son cha français sera retranscrit par le sh anglais habituel, comme dans Shiva. L’accent circonflexe cor­ respondra bien sûr aux voyelles longues. Ces modifications me semblent constituer les translittérations les plus naturelles pour les non-spécialistes. Le développement du hatha-yoga est lié au shivaïsme tantrique, il a été transmis par le plus grand ordre ascétique du Moyen Age indien, le Nâth sampraday, jusqu’au début du XIXe siècle. C’est de ce groupe dont faisait partie Matsyendranâth et son disciple Gorakshnâth, qui sont considérés traditionnelle­ ment comme les fondateurs du hatha-yoga. Tout au long de cette évolution, l’interprétation des pratiques traditionnelles a oscillé entre deux pôles, celui des tantras visant aux pouvoirs, siddhis, et celui du védânta et de la bhakti visant à la libération, mukti. Nous retrouvons ces deux tendances interprétatives dans les commentaires sur khecharî. Les sannyâsis védântins ont re­ pris le khecharî, non pas pour les siddhis, mais plus simplement pour le contrôle de soi. On retrouve la simplicité de la descrip­ tion de la pratique telle qu’elle apparaît dans le canon pâli par le Bouddha, à laquelle nous reviendrons ci-dessous. Dans l’hin­ douisme du XIXe siècle, la tendance du courant général a été de prendre une distance vis-à-vis des pratiques tantriques com­ plètes, en particulier sous l’influence de la morale victorienne qui était dominante à l’époque. On peut dire que globalement, l’importance de khecharî a été oubliée par le yoga du xxesiècle. B.K.S. Iyengar par exemple ne le mentionne qu’en passant. Cependant, on peut distinguer comme Vivekânanda l’a fait au XIXe siècle les pratiques physiques du hatha-yoga et

les pratiques méditatives, celles-ci ayant tendance à être appe­ lées râja-yoga et associée au yoga en huit membres de Patanjali. À ce moment-là, les manipulations physiques du khecharî mou­ dra du hatha-yoga seront reprises mais du point de vue subtil, visualisé et méditatif. C’est l’approche par exemple de Swami Satyânanda. Les racines de la pratique dans la culture de l’Inde

Nous pouvons commencer par citer ce que le Bouddha rap­ porte de cette méthode à son époque. Elle était effectuée par des ascètes « antinomiens », c’est-à-dire qui prenaient leur dis­ tance vis-à-vis de la société brahmanique des villes et partaient dans les forêts, aux « antipodes » de la vie sociale, pour faire une sâdhanâ plus intensive. Les moines jaïns en faisaient partie, et le Bouddha a certainement eu sa formation en partie chez eux. Etait présent alors aussi un ordre maintenant disparu, les ajîvikas, mais qui à l’époque était très important. Les références qu’on trouve dans les paroles le Bouddha sont quelque peu ambivalentes : dans un premier temps, il rejette complètement la pratique de khecharî comme de la torture inutile, et la met sur le même plan que les rétentions forcées de souffle et les jeûnes prolongés. Il fait visiblement référence à la pratique très physique du khecharî, en forçant le corps, plutôt qu’à son ap­ proche méditative. Notre citation vient du Mahâsacchaka Sutta (Majjhîma Nikaya I, livre 9, p. 242-246) où le Bouddha explique à un jaïn appelé Sacchaka les pratiques qu’il a tentées : «J’ai serré les dents, j’ai pressé mon palais avec la langue et contraint, refoulé et torturé mon esprit avec mon es­ prit. Sacchaka, tandis que je serrais les dents, pressais mon pa­ lais avec ma langue et contraignais, refoulais et torturais mon esprit avec mon esprit, je transpirais abondamment sous les aisselles. C’était comme si un homme fort s’emparait de

quelqu’un de plus faible par la tête et les épaules pour le contraindre. Bien que cela ait secoué ma paresse et m’ait donné une clarté d’esprit non troublée par autre chose, mon corps restait impétueux, non calmé, tandis que j’étais perturbé par ces exercices pénibles... J ’ai essayé ensuite les arrêts respira­ toires. Mais je n’ai pas atteint, en me fondant sur ces pratiques sévères, une plus grande excellence dans la noble conscience et la clarté d’esprit qui transcendent la condition humaine. Je me suis demandé alors s’il ne pouvait pas y avoir un autre che­ min vers l’illumination. » Cependant, dans le même livre du Majjhima Nikâya, dans le Vitthakasanthânasutta, le Tathâghata semble considérer que cela peut être utile : « Quand le pratiquant serre les dents, presse son palais avec sa langue et contraint, refoule et torture son esprit avec son esprit, un moment vient où ses pensées troubles et mal­ saines qui sont associées avec le désir et l’aversion sont domi­ nées, et elles disparaissent. En se débarrassant de celles-ci, l’esprit se tourne vers l’intérieur, devient calme, concentré et absorbé. »98 Dans le Suttanipâta (p. 138, v. 716-718), le Bouddha ex­ plique la sagesse, monam, en l’associant naturellement à khe­ charî, de la façon suivante : « Le sage doit être aussi précis que la lame de rasoir. En pressant sa langue sur son palais il gagnera en maîtrise de l’appétit. Il ne doit pas avoir un mental inactif mais il ne doit pas non plus penser de trop. 11 doit être sans taches, indépen­ dant et orienté vers la vie sacrée. Il doit apprendre les pratiques de la solitude et le service des ascètes. La solitude est un autre nom pour la sagesse. En étant solitaire, vous serez immergés dans une joie intense et rayonnante dans les dix directions. » 98. Mallinson James, The Khecharîvidyâ 2010, p. 18, www.indicabooks.com

of Adinâtha, Indica Books, Varanasi,

On parle de khecharî dans la Hathayogapradipikikâ, qui en fait est une compilation, une anthologie de textes antérieurs sur le hatha-yoga. La Khecharî-Vidya, nous l’avons dit précède d’un siècle environ la Hathapradipikâ. Dans le Kularatnoddyota, la khecharî est décrite comme la première d’une série de huit mudrâs, parce que sans doute l’auteur a considéré qu’il s’agissait d’une pratique fondamentale. Il faut cependant se souvenir que le système des sept chakras tel qu’il est présenté dans le yoga actuel n’est pas constitué comme tel dans les textes du hathayoga de l’époque médiévale. Parfois il y en a moins, parfois plus, par exemple dans le Vairâta Purâna, on décrit 27 chakras. Khecharî et la stimulation des endorphines Beaucoup d’éléments amènent à penser que khecharî stimule les endorphines. Il y a un travail de transformation des appétits de base de l’être humain, que ce soit l’alimentation ou la sexua­ lité. Dans ce sens, on dit dans les textes : « Il est difficile pour les dieux de percer cette porte, [c’est-à-dire de réussir khecharî\ parce que leur esprit est tourné vers le plaisir. » En sortant du circuit des impulsions instinctuelles habituelles, colère, désir, etc. et de la tendance à tendre les mâchoires, ainsi qu’en ame­ nant la pointe de la langue vers l’avant, khecharî libère de ces enchaînements d’émotions perturbatrices et déstresse profon­ dément. Dans ce sens, il y a probablement une diminution du cortisol et une augmentation des endorphines, puisque ces deux substances agissent de façon antagoniste. D ’où l’idée sim­ ple d’associer le nectar d’immortalité traditionnel, amritam, aux endorphines. A ce moment-là, on comprendra mieux ses bons effets sur la santé que les yoguis soulignent : en effet, si on di­ minue le cortisol en augmentant les endorphines, on va dimi­ nuer le stress chronique, on va renforcer l’immunité et favoriser une bonne santé à long terme.

Y a-t-il d’autres éléments dans la khecharî qui peuvent favoriser la sécrétion des endorphines ? Oui, on pourrait par exemple observer que la zone du palais qui est stimulée par la pointe de la langue ne l’est pas d’habitude, sauf au moment même où l’on s’alimente. C’est comme si la langue elle-même dans cette position inattendue, devenait l’aliment. Un texte de hatha-yoga le dit d’ailleurs explicitement : « Par le yoga, la langue devient comme de la viande de vache, et le nectar comme du vin. » Remarquons qu’il y a dans cette comparaison un aspect tantrique de la main gauche typique, où la pratique elle-même est comparée à ce qui en général est interdit : ici, consommer de la viande de vache et boire de l’alcool, à d’au­ tres endroits ce sera l’analogie entre khecharî et l’union sexuelle. Cette pratique permet aussi de « supprimer la faim et la soif en se concentrant dans le creux de la gorge » comme on dit dans les Yogasutras de Patanjali 3. 29. Dans la Khecharîvidyâ, on suggère que le yogui réussit à se nourrir de nâdabindu. Cela veut dire que quand il est absorbé dans le point se trouvant au contact de la langue et du palais, le bindu, et qu’il écoute comme si le son intérieur, le nâda, provenait de ce point, son attention est complètement absorbée et la sensation de faim et de soif se manifeste beaucoup moins. C’est comme s’il remplissait sa propre cavité buccale de lumière et de son, ayant ainsi l’impression d’en être nourri. Tout ceci met en branle le système de l’appétit, avec au début une stimulation des endor­ phines. Dans le mécanisme d’alimentation normale, l’arrivée des aliments digérés dans le sang coupe l’appétit en faisant baisser entre autres les endorphines. Mais ici, il n’y a pas d’ali­ ments physiques, et donc les taux d’endorphines restent élevé, c’est d’ailleurs ce que souhaite le yogui, car cela stimule l’atten­ tion, l’appétit de connaître, diminue les douleurs corporelles et renforce l’immunité. Une manière facile de vérifier cette hypothèse serait de conduire une expérience simple comme je l’ai fait pour la mé­

ditation d’une façon générale pendant trois jours. J’avais pris un comprimé chaque matin de Naltrexone, une substance qui coupe les effets des bêta-endorphines. Je remarquai alors que la joie que je trouvais dans ma méditation —je terminais alors une retraite de cinq mois sans autre activité pratiquement que de méditer et de préparer mes repas - était complètement coupée. Cependant, elle revenait progressivement au bout de sept ou huit heures, le temps habituel pour que le corps élimine la Nal­ trexone. J’ai parlé plus de cette expérimentation dans mon cha­ pitre sur les substances, inclus dans mon livre Soigner son âme 99. Si on montre que ce même produit inhibe la joie procurée par la pratique de khecharî moudra quand on a un minimum l’habi­ tude de la ressentir, alors cela prouvera que les bêta-endorphines sont un maillon indispensable de cet effet de joie que procure khecharî. Par ailleurs, cette pratique est régulièrement associée aux rétentions de souffle dans les textes classiques, et ceux-ci aident à une production rapide d’endorphines. En effet, cela crée une alerte vitale pour le cerveau, qui, craignant un manque d’oxygène fatal, met en route ce système d’urgence que repré­ sentent quelque part les endorphines. En concluant ces quelques réflexions sur khecharî et en­ dorphines, nous pouvons faire remarquer que la réduction de l’alimentation et de l’activité sexuelle évite la production impor­ tante d’endorphines par à coup mais la maintient en plateau pro­ bablement. Le contrecoup positif pour le yogui est que le cerveau fabrique plus de récepteurs pour bien profiter en quelque sorte de la quantité moindre d’endorphines qu’il trouve. Donc, un certain niveau d’abstention affine la sensibilité. On le savait déjà, mais c’est intéressant de pouvoir se dire que cet affi­ nage est probablement relié à une augmentation du nombre de récepteurs aux bêta-endorphines.

99. Vigne Jacques,

Soigner son âme, Albin Michel/Spiritualités, 1996, 2007.

Conseils donnés dans la Khecharî-vidyâ pour la pratique

La pratique de khecharî moudra y est appelé simplement abhyâsa, « la pratique », en quelque sorte donc « la pratique par excellence ». Son étude est développée entre quatre chapitres. Ceux-ci sont appelés patala-s, terme dont le sens primitif est une enveloppe de tissu, probablement pour enrober les pa­ quets de feuilles constituant un chapitre donné. Cependant, il y un autre sens qui est joli, donné par le dictionnaire de Monier-Williams, c’est « le troisième œil ». En effet, celui-ci est marqué par une traînée, une bande de pâte de santal qu’on ap­ pelle aussi patala. Ainsi, les quatre chapitres apporteront aux lecteurs en quatre phases de plus en plus profondes, une ou­ verture du troisième œil, l’œil de la connaissance. La pratique de khecharî doit être constante : « Debout, éveillé, endormi, en bougeant, en mangeant ou en jouissant durant les relations sexuelles, le pratiquant doit enrouler sa langue en la rentrant [vers le plafond] de la bouche ». Concrè­ tement, la détente de la mâchoire est le corollaire important du redressement de la langue. Nous en avons parlé, en fait, le premier réflexe est au contraire de tendre la mâchoire à cause de cette position nouvelle de la langue qui est vécue a priori comme inconfortable. « Il faut mettre la langue dans l’espace sans support [on peut y voir l’espace en dessous de la luette, ou au-dessus si on retourne la luette avec un doigt en crochet et on passe la langue par derrière, comme dans la khecharî phy­ sique du hatha-yoga traditionnel] sans que les dents et les lèvres ne se touchent, sans qu’elles n’aient aucun contact. » Pour Swami Satyânanda, ce mouvement de la langue est naturel quand le prâna s’éveille. Pour la pratique de khecharî, on conseille dans les textes de mettre les mains sur les genoux.

Pratique : Les sept lâcher-prises Assis en position jambes croisées avec les mains sur les genoux, on détend les mâchoires, on laisse les yeux remon­ ter vers le haut et le souffle sortir par la bouche ouverte, éven­ tuellement en le rendant audible avec un son « Ah ! ». En même temps qu’on sent les muscles autour des mandibules à gauche et à droite se détendre, on sent aussi les deux bras et les deux cuisses qui relâchent leurs tensions. Le fait de laisser les yeux partir vers le haut permet de relaxer son lien trop étroit et fusionnel avec les images mentales, en regardant dans le ciel vide au-dessus de l’horizon en quelque sorte. Cela peut aider d’imaginer que l’onde de détente a un épicentre, un peu comme dans les tremblements de terre. Dans cette pratique, on le situera au talou, le point de contact de la pointe de la langue avec le palais. Il existe une isomorphie, un lien réflexe, entre le creux, la concavité postérieure, de la langue en khecharî, et celui des colonnes lombaires et cervicales. Khecharî permet donc de re­ dresser le dos, et d’avoir une meilleure méditation, en particu­ lier quand il s’agit d’observer son propre mental en prenant une distance vis-à-vis de lui. D ’après les textes, le simple fait que la pointe de la langue touche le palais commence à mettre en branle le pro­ cessus de montée d’énergie. On dit que la pointe de la langue redressée est le sommet de l’axe central, qu’on compare sou­ vent à la rivière secrète Sarasvatî. C’est comme si il y avait un océan de lait dans la zone du cerveau et que la rivière montante avait son estuaire au niveau du talou, l’arrière du palais. Pratique Transformer le fruit rouge en fruit d ’or Une pratique associée avec khecharî est plutôt simple : « Le yogui doit inspirer l’énergie par le canal de la lune c’est-àdire à gauche, et l’expulser par le canal du soleil, c’est-à-dire à

droite, et ceci pour l’amélioration du corps. » Nous avons déjà parlé précédemment de cette anxiété qui a tendance à se coller dans la zone du cœur, comme des atomes dans la solution d’un sel donné autour d’un cristal de départ. Pour sortir de ce pro­ cessus automatique, on prend sur l’inspiration l’énergie exces­ sive pour l’extraire des « filets » du cœur à gauche, et sur l’expiration, on la « reverse » libérée en quelque sorte dans la zone du cœur subtil à droite. De façon imagée, on pourrait dire qu’il s’agit de transformer le fruit rouge, le cœur physique, en fruit d’or, le cœur subtil. Une image qui revient souvent dans les textes de hatha-yoga à propos de khecharî est jolie, il s’agit du bec de l’oiseau : la partie supérieure du bec est la langue qui part vers le haut, la partie inférieure la mâchoire qui se détend et part vers le bas. On a l’impression de la mère-oiseau qui revient au nid et qui ouvre son bec pour chanter et nourrir son petit. On peut se demander ce que signifie exactement le terme khe dans khecharî. On sait qu’il veut dire au départ « es­ pace, espace médian, fissure », et aussi le moyeu de l’axe, cet espace vide permettant d’introduire l’axe. Dans ce sens, on peut dire qu’il s’agit de l’axe central autour duquel tout le corps subtil gravite, khecharî consistant à sentir la langue qui non seu­ lement pénètre dans cet axe central, mais en constitue l’extré­ mité supérieure. Le bonheur, su-kha, signifie l’état lorsque la roue tourne bien, su-, autour de son axe, et le malheur, l’état inverse, du-kha, lorsqu’elle tourne mal, du-, qu’elle grince ou qu’elle est voilée en quelque sorte. En outre, dans la pratique de khecharî, on peut aussi considérer que khe correspond à l’es­ pace au-dessus de la luette, ou éventuellement juste en dessous. On pourrait présenter la visualisation de base pour khe­ charî de la façon suivante : La rencontre de frère soleil et de sœur lune Visualiser le soleil à la pointe de la langue, et le porter

vers « l’orbe de la lune », c’est-à-dire le centre du front. De l’union des deux astres subtils s’écoulent en descendant deux rivières de nectar, l’une vers le bas et l’avant à travers les narines baignant donc l’avant du corps, l’autre vers le bas et l’arrière, à travers le conduit nasal postérieur, imprégnant donc l’intérieur de l’organisme. Archétypes et visualisations associées à la pratique de

khecharî

Ce qui pourrait repousser dans la pratique de khecharî, ce sont les manipulations physiques qui y sont associées dans sa forme hatha-yoguique ancienne, par exemple se couper le frein de la langue : bien qu’il y ait des précautions à suivre, cela semble bizarre. Un informant de James Mallison lui a dit qu’il l’avait coupé d’un coup sans suivre les précautions traditionnelles, qu’il avait saigné plutôt abondamment juste après, mais que sinon, il n’avait pas eu de problèmes spéciaux à long terme. Cependant, on peut se demander si tout cela est la solution, et s’il ne vaut pas mieux reprendre certes ces pratiques, mais sous forme subtile et visualisée. C’est l’avis par exemple de Swami Satyânanda. Ainsi, on pourra dépasser le fakirisme, sans avoir besoin de se faire enterrer vivant afin de prouver au public que khecharî fonctionne... Bien qu’il y ait beaucoup d’exemples assez sérieusement attestés de yoguis qui se soient faits enterrer vivants grâce à leurs pratiques de khecharî, j’ai lu au moins un cas d’un pratiquant qui avait essayé, qu’on avait déterré au bout d’une semaine et qu’on a malheureusement retrouvé mort. Il y a une énergie importante qui se dégage de la langue en khecharî, on peut la diriger vers d’autres points de la zone, par exemple du visage, en visualisant que cette langue s’allonge et va les toucher par l’intérieur. Il peut s’agir d’un point au-des­ sus de la luette, qui correspondra au talou dont nous avons parlé, ou le centre du front, ou encore l’espace dans la petite ri­

gole à mi-chemin entre la lèvre supérieure et le septum natal. On appelle ce point « centre de l’être humain » en acupuncture, et il a la réputation de stabiliser les émotions. Dans les textes du hatha-yoga, c’est une localisation possible pour vajra-danta, la « dent de diamant ». Nous y reviendrons. Ces visualisations correspondent à une tendance générale de la pensée de l’Inde, qui est celle d’intérioriser les rituels. C’est ainsi que les Upanishads ont évolué à partir des Védas. On retrouve la même ten­ dance dans le bouddhisme tibétain aussi, en particulier chez les Kagyupas. Dans le shivaïsme du Cachemire, la tendance est aussi d’intérioriser les rituels sexuels du tantrisme de la main gauche. Khecharî est alors vécu comme l’union avec la déesse qui porte précisément ce nom, celle « qui va dans le ciel », ou alors, on se laisse posséder par elle, ou encore on s’offre en sacrifice hu­ main sous forme symbolique en lui donnant la chair de sa langue à « dévorer ». Cela se retrouve dans une représentation classique d’une des dix déesses incluse dans la série des dix Mahâvidyas. Il s’agit de Baglamukhi, « celle qui a le visage sur le côté ». Elle est figurée sur une sorte de radeau flottant en pleine mer, elle regarde effectivement sur le côté un guerrier qui sort des eaux avec un bouclier et une épée et qui cherche à l’atta­ quer. Elle le maîtrise en le saisissant par la langue. On peut y voir un symbole clair de la transformation de l’agressivité liée à la sexualité de base grâce à la dévotion à la Mère divine. En effet, si le désir est projeté sur une forme clairement mater­ nelle, le mécanisme du complexe d’Oedipe jouera et l’énergie sexuelle de base sera transformée. La langue en tant que kalâ, « lumière croissante » La pratique sacralise en quelque sorte la perception di­ recte ordinaire de la langue, elle la rend lumineuse, comme le disait un yogui actuel, cette langue est samâdhi ka anga, ce qui en hindi signifie « partie, membre du samâdhi ». Un des sens du

mot sanskrit kalâ peut être « langue ». Cependant, la signification primaire est « quartier de lune ». En plus des quinze phases de Lune qu’on peut compter quand la Lune croît ou décroît, et il y en a une seizième, subtile, qui symbolise la réalisation inté­ rieure. Kalâ représente au fond de façon imagée l’évolution na­ turelle du processus d’absorption. Au début de la pratique, la langue, le palais et la luette seront perçus comme simplement un peu lumineux. Ensuite, ils le deviendront de plus en plus, comme le croissant pendant la phase montante, et finalement ils se transformeront en pleine lune. L’aspect favorable de la lune montante est tellement important dans l’Inde classique qu’elle a donné lieu à un nom de clan chez les brahmanes, les Shukla-s. Dans l’Inde moderne, ceci est devenu un nom de fa­ mille assez courant pour les membres de cette caste. Un autre sens de kalâ est « coupe, réservoir ». Ceci est probablement lié à une influence du terme proche kailash qui a justement ce sens de « coupe ». Cette signification est souvent utilisée dans le texte de la Khecharî-vidyâ. Un dernier sens est peut-être le plus profond, c’est celui de « voyelle ». Il semble que quand la concentration et l’absorption dans la lumière du bindu, du point de concentration à l’extrémité de la langue de­ vient complète, celui-ci se met à dégager un son continu comme une voyelle, c’est ce qu’on appelle aussi le nâda. La pointe de la langue peut être aussi un bon endroit où visualiser « la reine du langage », Sarasvatî, « aussi brillante que dix millions de lunes et entourée par les coupes du Grand nectar ». Le yogui qui visualise la déesse ainsi devient alors un « maître-poète ». Signalons à ce propos que Sarasvatî, nous l’avons dit, correspond à l’axe central, et est donc synonyme de sushumnâ. La pointe de la langue dressée correspond alors au sommet physique de cet axe central, au-dessus, l’énergie continue à monter certes, mais sous forme subtile. Dans les commentaires traditionnels sur khecharî, la saveur de l ’amritam, du nectar, est un thème qui revient sou­

vent. Il semble normal d’avoir un goût salé quand on dirige la langue assez en arrière, car on rentre en contact avec les sécré­ tions qui descendent du nez, ce qu’on appelle en O.R.L. « le jettage postérieur ». Ces sécrétions sont salées, et elles contien­ nent probablement aussi un peu de glucose, ce qui leur donne quand on maintient le contact avec elle dans un second temps un léger arrière-goût sucré. Après, joue l’évolution habituelle de la concentration et de l’absorption dans une sensation, elle se transforme, déforme, devient plus globale, et donne finale­ ment un arrêt du mental. Les pratiquants expriment cela en di­ sant que la saveur, après avoir évoluée, devient tellement exquise qu’elle défie toute description. La langue est aussi comme une sorte d’embryon, de bébé qu’on consacre à la déesse, afin que sa « croissance de conscience » aille dans la même direction. Nous pouvons noter en passant un clin d’œil de la langue française, le mot même de « langue » ressemble fort au sanskrit lingam. Avant d’avoir pris le sens dérivé de « pénis », ce terme a voulu dire « signe distinctif », c’est d’ailleurs son sens principal dans les Védas et les Upanishads. Pareillement, notre langue dressée est un signe distinctif, à la fois le point de focalisation et le symbole de notre pratique. Elle est comme un doigt qui pointe vers l’Absolu. De même qu’on honore le shiva-lingam quotidiennement en lui offrant à l’aube et au cré­ puscule des fleurs, de même on offre ces fleurs que sont les prises de conscience ainsi que des sentiments intérieurs positifs (,bhava-s) à la langue qui est dans l’axe central, c’est-à-dire dans le milieu entre le jour (côté droit, pingala) et la nuit (côté gauche, ida), ce qui correspond donc symboliquement à l’aube et au crépuscule. Il y a une symétrie intéressante et souvent développée dans la tradition, celle entre kalâ et kâla, ce dernier terme si­ gnifiant le noir, la nuit, et aussi le temps qui finit par tout dé­ truire en l’engloutissant dans ses ténèbres primordiales. En

s’absorbant dans la lumière du kalâ, on échappe à l’emprise de la nuit du Temps, kâla. Cela évoque la pratique comme une sorte de naissance inversée, une préparation à la mort pour pouvoir commencer une vie nouvelle dans un monde de lu­ mière. C’est ce que les Nâths appellent en hindi ulta sâdhanâ, la pratique « inversée ». L’énergie qui a tendance à descendre et s’éloigner de sa source est inlassablement recentrée et re­ montée. On dit en sanskrit kâla-mrityu-jayo bhavet : « Qu’ad­ vienne la victoire sur le temps et la mort. » La luette au centre de l ’attention Les associations archétypales autour de la luette sont nombreuses, car celle-ci est au fond au centre de la pratique de méditation de khecharî. Sa forme évoque pour les yoguis un shivalingam car la tendance de la langue est d’aller vers elle comme avec un mouvement de bhakti, de dévotion. Elle est aussi considérée comme un foyer, agnisthana, d’où montera la flamme du sacrifice vers le sommet de la tête. Par ailleurs, comme il s’agit d’une région où se situe la sécrétion d ’amritam, et que celui-ci est considéré comme le lait, à ce moment-là la luette devient naturellement associée au pis de la vache. Elle est aussi comparée à une clochette, ghantikâ, non seulement à cause de sa forme, mais aussi parce que c’est dans cette zone qu’on peut placer le bindu d’où rayonne le nâda, c’est-à-dire le son de base du silence. En effet, celui-ci a deux formes, une continue et une autre pulsatile, plus ou moins donc comme une clochette. De manière générale, toute la zone est associée à la déesse, avec des allitérations en sanskrit qui sont intéres­ santes et qui montrent le sentiment d’unité qu’induit l’absorp­ tion méditative dans cette région : le frein de la langue et appelé ambikâ, ce qui est un nom courant de la déesse, la langue ellemême est appelée lambhikâ, « celle qui prend », le palais talikâ, « la région plate », et la luette ghantikâ, « la clochette ». Tous ces termes sont des féminins.

Dans la Taittiriya Upanishad 2 -6- 1, on dit : « La luette est le yoni d’Indra. » Yoni veut dire utérus, matrice, mais aussi cette pierre ronde qui supporte le shivalingam et de façon plus générale, les statues de dieux dans les temples. Ceci atteste pro­ bablement dès cette époque ancienne l’interprétation symbo­ lique de la pénétration de la langue dans l’espace derrière la luette comme une union sexuelle. Du point de vue du Râjayoga, cela signifie que cette zone est une base importante dans la montée de l’énergie plus haut, en quelque sorte la der­ nière étape du fond du pharynx jusqu’au sommet de la tête. Un nom de la luette en yoga est vajra-danta, la « dent royale ». Une autre localisation pour cette « dent royale » est la zone entre la lèvre supérieure et le système nasal, avec la petite ri­ gole médiane qui joint les deux. On remarque une symétrie entre ces deux localisations ; c’est comme s’il y avait une dent royale ex­ terne et une autre interne, les deux permettant en quelque sorte de mordre dans le fruit-soleil du Soi. Le frein de la langue, en tant que « lien de la mort » Le frein de la langue empêche la montée de celle-ci vers l’espace supérieur qui est vie, on l’appelle donc de temps en temps « le lien de la mort », mrityu bandhanam. Ceci fait écho à l’un des mantras les plus célèbres de l’hindouisme, le Mahâmrityun-jay mantra, le grand mantra qui vainc la mort, où l’on demande à Shiva de couper le lien de celle-ci. Quand elle n’a « plus de frein », la langue visualisée peut monter vers le som­ met de la tête où culmine l’Énergie selon le yoga. Dans une autre image, la langue s’élève en un mouve­ ment spiralé autour de l’axe central, comme une glycine ou une autre plante grimpante autour de son tuteur. Cette souplesse de la langue qui peut monter « sans frein » permet à sa forme visualisée et lumineuse d’aller toucher certains points énergé­ tiques dans la tête, par exemple la « dent royale » qui se trouve au-dessus de la lèvre supérieure, nous y reviendrons bientôt.

Il y a au-dessus « l’orbe de lune » qui correspond à la zone in­ férieure du troisième œil entre les sourcils, et encore au-dessus vajra-khanda, le « bulbe de diamant » qui correspond à sa zone supérieure dans la moitié du front en dessous des cheveux sur la ligne médiane. C’est cette zone qu’on appelle « l’orbe des khechara-s », « ceux qui vont dans l’espace », c’est-à-dire des sortes d’anges qui aident les yoguis dans leur pratique. Au-delà des aspects physiques et magiques d’avoir le pouvoir de voler dans les airs, 1absorption dans le vajra-kandha permet un allé­ gement de la méditation et une familiarisation avec le monde subtil et lumineux des êtres divins. Langue, axe du monde et barattage de la mer de lait La montée de la langue peut assez facilement être per­ çue comme un mouvement spiralé d’ascension, comme le mou­ vement par exemple de la fumée qui s’élève au-dessus du foyer avant de se dissoudre dans le ciel, ou pour prendre une com­ paraison plus récente, la montée des brins d’ADN. Ce mouve­ ment de rotation est appelé en sanskrit mathana, terme qui évoque directement le barattage de la mer de lait primordial, d’où est sorti en particulier Lakshmi, épouse de Vishnu et déesse de la Fortune, et aussi, ce qui nous intéresse dans notre cas, en dernier, le dieu de la médecine, Dhavantari, portant avec lui la jarre de nectar d’immortalité, l ’amritam. Ensuite, les dieux et les démons se sont battus pour cette jarre. Ils avaient chacun tiré sur un bout du serpent primordial Ananta pour faire tourner sur lui-même l’axe du mont Mérou et permettre le barattage de la mer de lait. Finalement les dieux ont réussi à enlever le pot, kumbha, de nectar au ciel. Ce récit est relié à la tenue de la Kumbha-méla tous les douze ans. Le Mont Mérou correspond clairement à l’axe central, qu’on appelle meru-danda, « le bâton de Mérou », le serpent primordial Ananta à la force vitale et sexuelle qui oscille entre la violence et la générosité, entre le mal et le bien. Quand ce conflit qui tourne en rond sur lui-

même parvient à se débloquer et à monter en spirale, c’est-àdire s’orienter vers l’évolution spirituelle, à ce moment-là l’éner­ gie se verticalisé. Ceci est aidé par la position de la langue vers le haut, d’où la comparaison de mathana, le barattage, et finale­ ment l’ascension en spirale. C’est aussi une façon de dépasser l’opposition rigide du bien et du mal. Une autre comparaison parlante pour ceux qui ont l’ha­ bitude du sacrifice védique est arani, l’allumage le feu en faisant tourner une sorte de grand crayon en bois dans l’orifice d’une bûche. Le frottement des deux parties amène à créer un début de braise qui permet d’allumer un feu. Cela est associé régulière­ ment dans les Upanishads et dans les Brahmanas à l’union sexuelle. Celle-ci d’ailleurs s’appelle maithuna, un terme visible­ ment de la même racine que mathana, le barattage. Le beurre qui remonte correspondra alors à toutes ces particules lumineuses dont la perception s’intensifie sur l’écran du front. Il est beau de voir que toutes ces correspondances symboliques peuvent être associées au simple fait de verticaliser la langue dans la bouche. Les trois sommets et les trois cloches Trikuti, les trois sommets, se réfèrent d’habitude à l’union des trois canaux d’énergie au niveau externe du centre du front. Mais cette union peut être aussi visualisée au niveau interne, c’est-à-dire celui de la luette. On explique aussi les « trois cloches », comme le carrefour du haut pharynx où il y a les conduits qui arrivent des deux narines, des deux oreilles, et les yoguis associent cela aussi aux nerfs optiques qui arrivent des deux yeux justes au-dessus de cette région. Brahmadvâra-s, les trois « portes de Brahma » On indique trois localisations où la conscience-énergie peut pénétrer facilement dans l’axe central, il s’agit d’abord de la base, mulâdhâra, ensuite de la région de la luette, qu’on ap­ pelle aussi bindu-dhara, « le support du point », et finalement

sahasrâra au sommet de la tête. On pourrait dire que la porte inférieure est liée à la génération physique, et donc à Brahma, le dieu créateur ; la porte supérieure est liée à l’Absolu, c’està-dire au Brahman. Quant à la porte moyenne, elle permet la transition ascendante du premier au second. Dans ce sens, on appelle parfois dans la Khecharî-vidyâ l’axe central la « tige de bambou », venudanda. Bille est conçue comme un tuyau où il y a des obstacles, les « nœuds » du bambou : si on les peut les retirer par l’intérieur, le tuyau laissera monter l’eau ou l’énergie continûment. L’orifice derrière la luette est aussi présenté comme « la bouche de la conque ». Il s’agit d’un archétype intéressant, la conque évoquant l’utérus. Ainsi la cavité buccale représente un utérus supérieur permettant une naissance inversée, c’està-dire vers le haut, par sa « bouche », qui correspond alors à un canal pelvien qui serait ascendant. De plus, si l’on souffle dans l’orifice, la bouche de la conque, on fait un son continu qui ressemble fort au bruissement du silence, et cela permet l’absorption dans le divin au moment du rituel de la poujâ. Celle-ci, rappelons-le, commence et se termine par trois appels de la conque. Nous avons vu que la région de la luette était un bon endroit pour se concentrer sur le bindu d’où rayonne le nâda, le son intérieur. C’est comme si le prêtre ou Shiva luimême était au-dessus de la luette, et s’il pouvait, par l’énergie de ce son intérieur qui se répand dans l’assemblée des « fi­ dèles » en dessous, les mettre dans un état de conscience plus profond. C’est bien l’effet qu’a la perception du son intérieur quand on le sent se répandre à flots dans tout le corps. Melana, l ’union avec la déesse Il s’agit d’un terme de la même racine que le français « mélange » et qui signifie « rencontre, union ». Il y a plusieurs niveaux à cette union, déjà celle entre la pointe de la langue et le palais, puis entre le fidèle et la déesse qui s’appelle elle-même,

rappelons-le, Khecharî, ou entre les trois canaux, ou encore entre le soi individuel et le Soi universel. On dit dans le texte sur la khecharî : « Avec la pointe de la langue, le yogui doit entrer le lieu du soma, appelé Shambhu-\e-béni. » Soma désigne la lune, et « l’orbe de la lune » correspond au pôle inférieur du troisième œil. C’est un endroit qui est souvent tendu par le stress, voire la colère, et donc, en quelque sorte par compensation, il est bon de méditer dessus comme un lieu où réside l’être de paix, Shambhu (Sham, paix et bhu, être). L’absorption de la conscience dans le centre du front peut être aidée par le fait de laisser aller la tête vers l’avant. Il s’agit de jâlandhara-bandha, « le fait de retenir l’eau ». On peut interpréter cette expression comme un composé « augmenta­ tif », c’est-à-dire où la voyelle de la racine, ici de jalan, est aug­ mentée pour prendre une valeur longue. Jalan signifie l’eau. Du point de vue physique déjà, la salive et le jetage postérieur auront plus tendance à glisser dans la cavité buccale, et à y res­ ter pour quelques temps. Du point de vue subtil aussi, l’énergie s’accumule plus facilement dans le centre du front quand la tête est penchée vers l’avant. La racine de mêla fait penser aussi à la Kumbha-mêla, qui est une vraie rencontre, c’est le moins qu’on puisse dire, puisqu’en trois mois environ 30 millions de personnes se rassemblent à Hardwar ou Allahabad pour pren­ dre leur bain dans le Gange et rencontrer les sadhous et ascètes de différentes écoles. Ma Anandamayî disait que la Kumbhamêla était l’étendard de l’hindouisme. Le terme bindu-dhârana est intéressant. Il signifie « ins­ taller, soutenir le point ». Dhârana a aussi le sens de concen­ tration, absorption dans quelque chose et celui d’assise prolongée. Une manière de travailler dans ce sens peut-être de se visualiser soi-même en lotus dans cette région de la luette, ou d’y visualiser Shiva, le dieu du Yoga ; ainsi, l’absorption dans cette zone sera intensifiée. Par ailleurs, le redressement et l’al­

longement de la langue vers le haut est rapproché d’un allège­ ment du pénis, une sorte de détumescence100, ce qui est recher­ ché en méditation pour la pacification de l’esprit et une mise à distance certaine du désir. De plus, bindu-dhâranam est un élé­ ment central du processus d ’ulta-sâdhanâ (terme hindi) qui est la « sâdhanâ inversée » développée par les Nâths au Moyen Age. On y fait remonter une énergie qui chez les gens ordi­ naires a plutôt tendance à descendre101. Ulti en hindi signifie aussi vomissement, il s’agit d’une expérience qui paraît haute­ ment désagréable mais qui en fait libère des endorphines et donne aussi une euphorie. C’est pour cela qu’un certain nom­ bre de personnes atteintes d’un trouble du comportement ali­ mentaire alternent anorexie, boulimie et vomissements. Le vomissement est addictif, mais l’inversion du sens de l’énergie au niveau de l’œsophage de façon yoguique et méditative peut probablement secréter par association avec le vomissement une quantité d’endorphines, ce qui est très bon pour la santé physique et psychique, sans avoir pour autant les inconvénients du vomissement physique. On pourra regarder à ce sujet mon ouvrage récent La faim du vide 102. On dit dans les Yoga sutras 3-29 : « L’absorption dans le creux de la gorge supprime la faim et la soif. » Cela aide donc pour le contrôle de l’appétit, et de manière générale cela per­ met d’être vratastha, « stable dans ses vœux », c’est-à-dire aussi dans celui de chasteté pour les yoguis qui pratiquent intensé­ ment. Ce phénomène est le résultat d’une pratique soutenue qui échauffe, tapas ; il est comparé à un dessèchement des li­ quides du coprs, rasânâm shoshanam, un terme qui est prati­ quement le même que shodhanam, la purification, une notion aussi centrale dans le Yoga que dans les pratiques spirituelles 100. Id. p. 204. 101. Id. p. 189. 102. Vigne Jacques, La faim du vide, Éditions du Relié, Paris, 2012. Déjà paru en 2010 en italien à Milan sous le titre Anoressia e conoscenza interiore, MC Editrice.

de l’Inde en général. On pourrait dire que quand le dos se re­ dresse sous l’œil de la pleine conscience, le tronc du corps de­ vient suspendu comme un linge qui sèche au soleil. Du point du vue biochimique, le soleil augmente la vitamine D, qui elle même soigne les problèmes de rhume, en quelque sorte les « assèche » donc. Il s’agit probablement de la combinaison d’une action anti-allergique et antibactérienne. Naissances inversées Nous avons déjà évoqué l’association entre bouche et utérus, le passage derrière la luette étant alors associé au col et au canal pelvien, et la langue montante correspondant au bébé en train de naître. On dit qu’à la naissance, les nouveau-nés ont souvent la langue retournée en khecharî et que c’est leur premier cri qui la déroule et la met en position habituelle. Ainsi, la pratique permet de réactualiser cet état de départ, un peu comme on réinitialise un ordinateur dont le programme est devenu corrompu. Cela n’est pas sans évoquer le koan zen cé­ lèbre : « Quel était mon visage avant ma naissance ? » La langue remonte vers la source, en une sorte de processus de décréa­ tion qui permet de retourner au point originel, concrétisé en yoga par le bindu dans lequel on s’absorbe le plus possible. Il s’agit aussi d’une préparation à la mort, où l’on rend à la nature les éléments desquels on est composé. La pratique permet une naissance dans un nouvel espace au-delà du temps. On dit dans le texte de la Vidyân III, 30 : « Plus jamais le yogui [accompli dans la pratique de khecharî\ ne boira le sein d’une mère dans la ronde des renaissances. » La luette est comme un pis de vache qui nous offre son lait-nectar, ce qui fait qu’on peut boire le lait de la Mère divine qui nous libère de l’errance d’une mère physique à l’autre, d’un sein à l’autre, d’un lait à l’autre. Le lait de l’Absolu suffit.

Le bulbe de diamant Vajra-kanda signifie « bulbe de diamant », il s’agit d’une zone située dans la moitié supérieure du front : « Il est le siège de Shiva et Shakti, il brille comme une lune éclatante. »103 On médite en particulier dans cette zone sur pritî, la joie, purna, la plénitude et angadâ, la « protection du corps ». La raison en est probablement là encore la production d’endorphines qui per­ met une meilleure immunité et un effet antistress à long terme, ce qui évidemment donne une meilleure santé. On pourrait aussi ajouter que cette zone est éveillée juste après la concen­ tration sur la zone de la luette, qui représente la fin de la rivière sarasvatî (l’axe central). Elle correspond donc dans la tradition à khir sagar, l’océan de lait supérieur ; s’y plonger équivaut ainsi à un retour à l’origine qui est aussi une réalisation de la trans­ cendance. La pratique de khecharî en lien avec le védânta

L’histoire montre de nombreux lien entre le yoga et le védânta. Ils ont été bien mis en lumière par Christian Bouy dans son livre de 1994 sur les Nâthas-Yoguis et les Upanishads104. Il m’avait fait l’amitié de me l’offrir quand nous nous sommes rencontrés à Paris peu après sa publication. Christian Bouy est un agrégé de philosophie qui s’est orienté vers l’Inde et en­ seigne maintenant l’indologie et le sanskrit au Collège de France. Le rapport entre védânta et yoga tantrique est bien ex­ primé par l’histoire du gourou déchu chez la Reine du pays des bananes. Il s’agissait de Matsyendranath, le maître de Gorakshanath. Il était tombé amoureux de cette reine et était très oc­ cupé à s’amuser aussi avec ses 1600 compagnes. Les hommes 103. Id. p. 125. 104. Bouy Christian, Les Nâthas-Yoguis card, 1994.

et les Upanishads, Éditions de Boc-

étaient interdits dans le harem. Cependant, Gorakshnath, ayant entendu parler de la chute de son maître, s’est déguisé en cour­ tisane et l’a ramené à ses sens en utilisant le chant et la danse. Matsyendranath a finalement transformé les 1600 filles en chauve-souris et s’est échappé du piège... Cette histoire pour­ rait servir de mise en garde pour ceux qui tendent à faire du yoga un objet de simple consommation, ou un adjuvant pur et simple d’une sexualité hyperactive. Le risque évident sera alors de manquer la fonction de libération du yoga et de deve­ nir « l’esclave de la Reine du pays des bananes ». Le yogui commence par l’éveil de la kundalinl, continue par une réflexion intellectuelle, tarka, sur l’âtman, et ensuite contemple l’âtman par l’âtman, c’est le stade du védânta. Ensuite, nous dit le texte de la Vidyâ, il n’y a plus d’âtman, cela pourrait être rapproché du stade bouddhiste de shûnyatâ, la vacuité. La pratique de khecharî est pour les Nâths un moyen de transcender les différences de castes pour arriver à l’unité humaine fondamentale, c’est une notion importante dans le contexte social rigide de l’Inde. « Pur ou impur ou quel qu’il soit, celui qui pratique khecharî est assurément un adepte. »105 Khecharî amène l’énergie dans la tête, le crâne. Celuici peut être désigné en sanskrit par le terme anda, littéralement l’œuf, ce qui évoque aussi Brahmânda en sanskrit, c’est-à-dire l’œuf de Brahma, en fait l’univers. Quand l’énergie est stabili­ sée à l’intérieur du crâne, l’essence de l’univers pourra se révé­ ler plus facilement, c’est l’idée de ce rapprochement. Pour exprimer le lien entre un yoga tantrique préoc­ cupé de pouvoirs et un védânta plutôt soucieux de libération, nous pouvons rappeler l’histoire de Brahmânanda et de Go­ rakshnath que nous avions déjà mentionnée dans Le maître et le thérapeute 106. 105. Id. p. 33. 106. Vigne Jacques, Le maître et le thérapeute, en cours de réédition aux Édi­ tions du Relié, disponible aussi en anglais sur le site www.jacquesvigne.fr.st

Gorakshanath était très fier d’avoir atteint par une pra­ tique intensive de yoga le vajrakâya, le corps de diamant, invincible et indestructible. Il a rencontré le vieux védantin Brahmânanda, lui a tendu son épée et lui a de­ mandé de le frapper pour vérifier par lui-même l’invulnérabilité de son corps. Au début, Brahmananda a refusé de se prêter à ce petit jeu, mais devant l’insis­ tance du yogui, il a donné un coup d’épée, et effective­ ment celle-ci a rebondi sur le corps sans le blesser aucunement. Avec un sourire, il a rendu son épée à Gorakshnath et lui a dit : « Maintenant, à ton tour de me frapper ! ». Gorakshnath s’est bien sûr récusé : « Vieux et fragile comme tu es, tu risque d’être tué du premier coup ! » Cependant, comme Brahmânanda insistait, il l’a frappé. A sa grande stupéfaction, l’épée est passée à travers le corps sans pourtant l’atteindre, comme s’il n’avait pas de substance, s’il était constitué de vide. Brahmânanda a conclu l’anecdote en deux mots mémo­ rables : kâya, chaya, « le corps est une ombre ! ». Khecharî et le bouddhisme La pratique de la langue retournée vers le haut, c’est-à-dire d’un khecharî modéré, est intégrée à la posture de méditation clas­ sique du bouddhisme tibétain, celle dite de Vairochana : le « boud­ dha qui éclaire», rochana, « complètement », vai. La langue redressée est comme un phare au milieu de la tête, et aide à diriger dans la bonne direction le navire du mental balloté par les vagues puissantes des sensations-émotions qui agitent la mer du corps. Cette posture de Vairochana correspond à la posture du lotus en yoga. Les Khecharîs, les « déesses qui volent dans les airs » aident les yoguis ou les yoguinîs ; elles sont synonymes de dâkinîs, khandroma en tibétain. Elles sont importantes dans cette tradition, et d’ailleurs les nonnes qui ont atteint un certain niveau spirituel re­ çoivent le titre de khandroma.

La pratique de khecharî permet une montée de l’énergie spirituelle du cœur à la tête et facilite ainsi la communication aux autres d’une qualité de vibration par le rayonnement spirituel di­ rect. Elle est donc reliée à l’altruisme, une notion fondamentale du bouddhisme mahâyâna. C’est ce qui ressort par exemple du texte suivant : Lorsque Shambhu (Shiva, ou encore le pratiquant avancé qui a atteint « l’être égal », sham-bhu, c’est-à-dire la paix, sham, profonde de l’être, bhu) a le croissant de lune consti­ tué de nectar dans le cœur, il détruit le poison et la fièvre (qui peuvent l’affliger lui-même), mais quand il porte ce croissant au niveau de la tête comme un diadème, il peut apaiser les souffrances triples des autres. Secret et compassion Les textes yoguiques et tantriques sont pour le moins pa­ radoxaux : d’un côté, ils insistent par exemple sur les bénéfices d’une pratique donnée en en faisant des louanges hyperboliques, et de l’autre ils insistent sur le fait qu’elle doit rester secrète et uni­ quement être transmise par oral entre gourou et disciple. Cepen­ dant, nous somme bien contents de nos jours d’avoir des écrits qui nous donnent une idée de ces enseignements, même si elle n’est pas complète et fraîche comme dans un véritable enseigne­ ment oral direct. Après des siècles voire un ou deux millénaires, il faut reconnaître que l’écrit est tout ce qu’il nous reste de ces en­ seignements et qu’ils ont leur exactitude. Déjà au temps de Platon on discutait l’idée selon laquelle le développement de l’écrit allait altérer la pureté de la sagesse. Il a changé sans doute la forme de la transmission, mais pas vraiment le fond. Derrière l’idée de secret il peut aussi y avoir des ques­ tions de pouvoir, on pourrait dire de commerce : ne pas révéler son secret de fabrication pour garder le marché. Il ne faut pas sous-estimer cet aspect dans un monde médiéval qui était au

fond très marqué par la concurrence entre les gourous de dif­ férentes sectes. Les shivaïstes avaient par exemple probable­ ment peur des bouddhistes, qui pratiquaient aussi khecharî, mais en échappant à la mainmise des prêtres de Shiva. Ces bouddhistes se rendaient donc coupables sur le plan écono­ mique d’un « crime de lèse-monopole », et vice-versa. Du point de vue positif, le secret limite le risque que des gens qui n’aient pas une motivation pure arrivent à déve­ lopper un certain pouvoir hypnotique sur les autres. De plus, la relation entre maître et disciple est une relation d’amour spi­ rituel, et en tant que tel tout ce qu’elle recèle n’a pas à être mis sur la place publique. Il faut se souvenir qu’il n’y a au fond qu’un gourou, c’est le Divin ou l’Absolu, c’est ce que rappelait par exemple souvent Mâ Anandamayî. Les enseignants sous forme phy­ sique et les pratiques ne sont là que pour nous orienter vers celui-ci : en particulier, on pourrait comparer khecharî à un doigt dressé qui montre la lune de l’Absolu, et comme le disait déjà le Bouddha en des temps très anciens, il ne faut pas que le doigt nous fasse oublier la lune... Quelques réflexions supplémentaires sur la pratique de

khecharî

Après avoir été inspiré par le texte de la Khecharî-vidyâ, nous allons continuer à donner quelques réflexions ou images issues plus directement de la pratique. Une objection au yoga de khecharî, c’est de dire qu’elle amène le méditant à se fabriquer de toute pièce un état mental. Cependant, quelle que soit la position de la langue, elle influence l’état intérieur. Khecharî peut être considérée comme une posi­ tion de repos faisant partie de la posture de méditation ellemême : le lotus par exemple influence de façon positive l’état mental, et c’est bien pour cela qu’on le recommande.

Khecharî représente une verticalisation subtile du cor­ don ombilical. Expliquons-nous : naître, c’est avoir le cordon coupé, probablement le nouveau-né vit cela comme une bles­ sure non désirée, imposée de l’extérieur, et il est bien possible que ce soit un événement qui laisse des traces psychiques. Le cordon ombilical a deux sens de circulation, l’artère et la veine. De même, ce cordon verticalisé qu’est l’axe central a deux sens, ascendant de spiritualisation de la force vitale, et descendant d’imprégnation de la force spirituelle. Dans la posture de mé­ ditation, dhyâna moudra, les petits doigts touchent l’abdomen en dessous du nombril, c’est comme s’ils voulaient guérir la blessure originelle de la coupure du cordon, et cela procure un sentiment de sécurité profond. Il en va de même pour l’ab­ sorption de la conscience dans le hara. Le cordon physique et le cordon subtil verticalisé sont à angle droit. Il est utile de bien méditer sur la droiture de cet angle, car c’est au fond de notre droiture psycho-spirituelle elle-même qu’il s’agit. Il est possible de ressentir une isomorphie entre l’ou­ verture antérieure de l’espace intervertébral au niveau lombaire et les mâchoires. Ainsi, en creusant bien les reins, on facilite de façon réflexe la détente des mâchoires. On pourrait aussi com­ parer le bloc langue-mâchoires crispées par la colère par exem­ ple à un rondin de bois. Khecharî sera alors le coin qui permet de fendre le morceau en deux, ce qui le rendra déjà bien plus utilisable, que ce soit pour la menuiserie ou le chauffage. En sanskrit, langue se dit jibha et semence bija. Les deux mots sont presque symétriques : quand la langue se re­ tourne vers le haut, elle passe de la position jibha à la position bija, et se transforme en semence d’éveil. Elle devient aussi fondamentalement bonne, shiva, et divine comme Shiva...

Il y a un lien entre le chakra secondaire talou, dans la région de la luette ou de l’arrière du palais dur, et le point du centre de l’être humain au dessus de la lèvre supérieure. Les deux correspondent en acupuncture à la jonction interne et ex­ terne des méridiens yin et yang, et en yoga à vajradanta, la « dent de diamant », là encore interne ou externe. Par ailleurs, l’énergie insdnctuelle a tendance à s’accumuler dans le plancher de la bouche, et en yoga on cherche à la faire monter, au moins au « premier étage », c’est-à-dire au niveau des deux vajradanta-s. C’est un premier pas, à la fois facile et difficile : comme le dit la sagesse populaire : « C’est le premier pas qui coûte. » Le redressement de la langue dans l’axe central revient à sortir une grande antenne pour se relier au vaste monde. Lorsqu’on pénètre bien dans cette expérience, on obtient une « connexion haut-débit » avec le plan subtil... Dans l’Inde traditionnelle, on conseille aux personnes, surtout ceux qui font une pratique spirituelle, de ne pas se tou­ cher les lèvres. C’est un petit travail d’attention et de discipline tout simple, qui évite la gamme de sensations et sentiments as­ sociées à ces lèvres. Khecharî va dans le même sens, car la langue est d’habitude en direction des lèvres et les touche presque de l’intérieur. Avec la pratique, elle revient franchement en arrière, vers le pôle opposé de la cavité buccale. Dans le stress ou la frustration, la langue est collée, at­ tachée à l’arrière des incisives inférieures, c’est comme si elle y faisait un nœud. La langue relaxée qui part vers le haut et vers l’arrière correspond, elle, à un heureux dénouement. Dans la tradition des Naths, le plus grand ordre ascé­ tique indien au Moyen Age, la pratique de khecharî était très encouragée, comme une activité quotidienne. Son nom même se rapproche de celui du plat de riz, lentilles et légumes qui

représente l’alimentation de base des yoguis et sadhous, le kicheri... Ce rapprochement par assonance est au fond incon­ tournable pour les 600 millions de personnes qui s’expriment en hindi, je le signale en passant, bien qu’il « n’y ait pas besoin d’en faire un plat »... Il y a régulièrement une pression qui monte à l’intérieur du corps, pour toutes sortes de raisons, ne serait-ce déjà qu’à cause de l’effort d’immobilité quand on médite, qui excite par réaction le système sympathique stimulant. L’ouverture de la narine fermée et la langue redressée en khecharî aident à ré­ duire cette pression, un peu comme le sifflet de la cocotte mi­ nute se soulève. On pourrait aussi rapprocher cela de la cheminée qui peut permettre à la fumée d’enfin s’échapper par un orifice dans le toit d’une hutte à l’atmosphère irrespirable : à ce moment-là, les gens à l’intérieur pourront non seulement mieux respirer, mais aussi y voir plus clair. L’idée traditionnelle du khecharî est la suivante : la langue retournée vers le haut y maintient un liquide, Yamrita, qui est en fait une énergie. On pourrait comparer cela à une balle vide qui tiendrait facilement au sommet d’un jet d’eau, ou encore qui planerait à la sortie d’un entonnoir avec un cou­ rant d’air provenant du tuyau de celui-ci en dessous. On peut identifier deux pôles : en bas, le mouladhara et en haut, le talou, la racine de la luette ou à proximité, cette région qu’on touche lorsque la pointe de la langue effectue un khecharî modéré. Ces deux extrémités d’un axe vertical se ré­ pondent en isomorphie, c’est-à-dire qu’elles sont en situation anatomique analogue et symétrique, une zone musculaire à la rencontre de deux conduits (anus et zone génitale en bas, ar­ rière du conduit nasal et cavité buccale en haut). Le pôle qu’on pourrait appeler « négatif » est celui de l’énergie vitale au mu-

ladhara, le pôle « positif » sera alors en haut le talou, le hautplateau (en effet, talu signifie «plat»). Par l’intensification de l’aspiration spirituelle, on charge le pôle positif. Le résultat en sera la décharge d’un arc électrique entre les deux polarités via l’axe central. Cela correspond à l’éveil de l’énergie intérieure. Déjà, traditionnellement, le corps, tanu, est relié à l’arc, dhanu, dans le vocabulaire même. L’image de l’arc électrique va encore plus vers l’intérieur, voire vers l’intime. Méditations

Cultiver les sept ouvertures Le cycle respiratoire de base consiste comme d’habitude à sentir la narine fermée qui tend à s’ouvrir sur l’inspiration, et celle ouverte qui tend à se resserrer sur l’expiration. A cette pre­ mière ouverture on en ajoute six autres, au niveau de l’aisselle du côté de la narine fermée, au niveau de l’espace antérieur des lombaires et, ce qui va avec, au niveau des mâchoires. La langue en khecharî représente aussi l’ouverture d’un angle droit situé entre elle-même et la plancher de la bouche. On fait en sorte que la paupière du côté de la narine fermée est aussi légèrement entrouverte. Toutes ces six ouvertures culminent dans la sep­ tième, celle du troisième œil au milieu du front. L ’alchimie des cinq sublimations On pourrait distinguer cinq sources de montée d’éner­ gie, de sublimation, qui font en quelque sorte écho à distance à la montée de la langue en khecharî. Quand on en a conscience, la montée d’énergie à l’intérieur est plus cohérente, plus intense comme le rayonnement du laser l’est par rapport à la lumière ordinaire. D ’autres points de sublimation naturelle sont l’avant du septum nasal, un peu en arrière de la pointe du nez, la base du menton, chez l’homme le frein du pénis ainsi que chez la femme une zone à la sensibilité équivalente comme sans doute

le clitoris ou le col de l’utérus, et enfin le mouladhara. Pour pren­ dre une autre image, on pourrait dire que ces cinq points quand éveillés et montés ensemble forment un filet qui permet de sou­ lever cet animal craintif, ce chat fuyant qu’est l’énergie vitale. Savoir décrocher : entre bathyscaphe et montgolfière Cette idée de pratique est inspirée au départ par cette réponse plutôt radicale de Ramana Maharshi à toutes sortes d’interrogations de la part des visiteurs : « Est-ce que votre ques­ tion se posera-t-elle toujours quand vous êtes en état de som­ meil profond ? » En pratique, y a-t-il un déclic, un clic, un tilt qui permette de « décrocher » et de plonger rapidement dans cet état de sommeil certes profond, mais malgré tout hyperconscient, et ce au moins pour un temps ? Un exercice simple peut aider dans ce sens, le voici : Sentir la nuque qui se détend et l’énergie libérée de ce fait qui descend sous forme d’onde de pesanteur et de relaxa­ tion dans tout le corps. Cette simple prise de conscience peut être le début d’une exploration des profondeurs de la conscience corporelle, d’où l’image du bathyscaphe. On peut aussi s’aider d’une visualisation-sensation plus affective : revenir à l’état d’enfant, sentir la main de sa mère sur la nuque et la dé­ tente que cela procurait, et procure encore maintenant grâce au pouvoir merveilleux de la réminiscence. Pour l’électromyographie, E.M.G., c’est au moment où la nuque lâche que sur­ vient l’endormissement : on peut aussi se souvenir de cela pour intensifier l’aspect « décrochage » de l’exercice. Maintenant, on peut observer que la relaxation de la nuque s’associe bien avec celle de la mâchoire. Il est d’ailleurs possible de s’y préparer en massant l’os hyoïde (étymologique­ ment « en forme de u »). Il se trouve environ à un centimètre au-dessus de la pomme d’Adam. Il correspond à une sorte

d’anneau auquel s’attachent de nombreux tendons et muscles de la région. Le mobiliser induit une relaxation de toute la zone, à parür en quelque sorte de son centre. On accompagne la détente de la mâchoire de la verti­ calisation de la langue, sans tension, comme dans le khecharî méditatif. Les tensions dans la mâchoire représentent une forme d’énergie en stock, quand on les relâche, elles donnent le sentiment de monter sous forme d’un courant d’air chaud, dans la direction indiquée par la langue, c’est-à-dire dans l’axe central. Dans ce sens, on peut imaginer aussi que les mâchoires raides de chaque côté sont des bûches qui finalement prennent feu et dégagent une chaleur agréable tout en induisant un cou­ rant d’air ascendant. Pour poursuivre dans le sens de cette image, l’air chaud sert à gonfler une montgolfière qui s’élève dans l’axe central puis part vers le soleil pour s’y fondre, en l’occurrence elle monte jusqu’à la lumière au centre du front. L’image de la montgolfière est importante en yoga : en effet, nous avons souvent une énergie qui veut monter mais qui n’y arrive pas à cause de blocages divers et variés (mâchoire, nuque, narine fermée par exemple) : elle est alors stoppée dans son élan naturel, à la manière d’une montgolfière trop lestée ou encore attachée au sol. Cet exercice peut être rapproché de la préparation à la méditation sans forme dans l’école nyngmapa du bouddhisme tibétain. Rappelons-en la technique : On met les deux mains sur le rond des genoux, les mâ­ choires se détendent et la bouche qui s’ouvre fait un son « a » comme quand on est soudain soulagé, c’est le son même du « délestage ». Quant aux yeux, ils plafonnent en regardant au dessus de la ligne d’horizon. Cette pratique est souvent reprise pour relaxer et détendre après les exercices de méditation avec forme qui sont plus concentratifs. On peut relier le plafonne­ ment des yeux à l’effet des médicaments neuroleptiques, an­

tipsychotiques, qui vont aussi dans ce sens, et en même temps stoppent l’apparidon des images mentales et donc en particu­ lier le délire. Tout se passe comme si les yeux dans cette posi­ tion, et encore plus s’ils convergent vers le centre, passaient rapidement au-dessus des vagues des images mentales, à la ma­ nière d’un hors-bord ou d’un adepte du ski nautique.

Q uatrième Partie

L’éveil au-delà de la gauche et de la droite

Chapitre 11 La guérison autocatalytique des émotions et la méditation Le présent chapitre relie des aspects importants de la méditation traditionnelle à l’œuvre d’Ernest Lawrence Rossi. Nous avons déjà parlé de lui dans le premier chapitre : il s’agit du disciple principal et successeur de Milton Erickson, il a beaucoup travaillé sur le lien du corps et de la biologie avec le mental, étant en même temps ouvert à toutes sortes de mé­ thodes de psychothérapie et aussi à l’Inde. À travers lui, nous nous relierons donc aussi aux découvertes principales de la re­ cherche en psychothérapie et sur le lien corps-esprit. Je sens que sa notion de guérison autocatalytique est proche du pro­ cessus de méditation. L’énergie de guérison est déjà en nous, et tout ce dont nous avons besoin, c’est d’un « déclic cataly­ tique » pour qu’elle puisse se manifester. Il y a différentes mé­ thodes pour trouver ce déclic, et l’une d’elles est l’ouverture des canaux d’énergie en travaillant au départ directement sur l’ouverture de la narine fermée. C’est comme s’il y avait des « robinets fermés » au fond de nous : on les cherche à tâtons,

mais une fois qu’on les a localisés et ouverts, on peut y étan­ cher notre soifRossi définit aussi son approche technique comme de l’hypnose naturaliste. Cela est également proche de l’esprit de la méditation, où l’on cherche à revenir en soi et à rentrer dans un état de conscience différent, et ce de la façon la plus natu­ relle possible. Par ailleurs, de même qu’il y a deux grandes orientations dans la méditation, la concentration et l’observa­ tion, de même, la psychothérapie moderne a oscillé entre l’hyp­ nose classique, plutôt basée sur la concentration focalisée sur les suggestions du thérapeute, et la psychanalyse, plutôt basée sur l’observation de son mental, mais avec l’aide du thérapeute. La clarté d’esprit de Milton Erickson et de Rossi est d’avoir bien vu qu’au fond, on peut et doit combiner les deux et fina­ lement dépasser cette polarité. Les mains du miracle

Rossi a réfléchi à travers l’œuvre de Jung sur le dépassement des paires d’opposés, ce qu’on appelle en Inde les dvandva-s. Ce dépassement est tellement important, en particulier dans le védânta, qu’on lui a donné des noms tels que nirdvandva ou dvandvâtîta, c’est-à-dire « au-delà des contraires » qui sont aussi des noms du Soi. Le terme sanskrit pour les paires d ’opposés est dvandva. Il signifie aussi paire (en particulier homme et femme), conflit, querelle, combat, doute. Les paires d ’opposés ont été ordonnées par le Créateur du monde. Ne pas se laisser influencer par elles, être nirdvandva (libre, non touché par les opposés), s ’élever au-dessus d ’elles, voici la tâche éthique essentielle, parce que la délivrance des opposés mène à la rédemption. Le propos de la sagesse de l ’Inde est donc clair : elle veut libérer l'individu complètement des opposés inhérents à la nature humaine, afin qu 'il puisse atteindre une vie nouvelle dans le Brahmane, qui est l ’état de rédemption et en même temps Dieu.

Le yogui cherchait à réduire cette concentration ou accu­ mulation de libido en ramenant à l ’intérieur systématique­ ment l ’attention (correspondant à cette libido) à lafois en se dégageant des objets extérieurs et aussi des états psy­ chiques intérieurs, en un mot, des opposés. L ’élimination des perceptions des sens et l'expulsion des contenus de la conscience renforcent un abaissement du niveau de celleci, comme en hypnose, et une activation des contenus de l'inconscient, c ’est-à-dire des images primordiales, qui à cause de leur universalité et de leur antiquité immense, possèdent un caractère cosmique et surhumain. Cela rend compte de toutes ces comparaisons avec le soleil, le feu, la flamme, le vent et le souffle. Il est intéressant de réfléchir sur des expressions comme « mettre les mains à la pâte », « prendre le problème à pleines mains » ou encore « prendre le taureau par les cornes ». Ce qui semble des tournures simplement imagées devient une méthode thérapeutique concrète dans la pratique de Rossi. Ecoutons en détail ce qu’il en dit : Les gens éprouvent des conflits à l'intérieur d'eux-mêmes à cause de la propriété psychologique, naturelle et curieuse, qu 'ils peuvent spontanément dissocier différentes parties de leur personnalité, de sorte qu 'elles ne s'expriment pas au même moment. Pour la plupart des gens, il est apparem­ ment difficile de faire simultanément l'expérience de leur haine et de leur amour : habituellement il s'agit de « fuir ou combattre », mais rarement les deux en même temps. De tels conflits peuvent se résorber à l'aide de prises de conscience, suite à la mise en place d'une sorte de psycho­ drame psychocorporel permettant aux patients, lors d'une séance de thérapie, d ’expérimenter à la fois et en même temps les deux côtés de ce qu 'ils ressentent. Un moyen idéal d ’apprendre quand et comment utiliser cette approche, est de prendre des rêves typiques de conflit. Le thérapeute demande au patient d ’étendre ses mains, les paumes tournées vers le haut, afin de ressentir, à travers

elles, l ’expérience vécue dans ses rêves. Selon lesforces ou les personnes qui apparaissent en conflit dans le rêve, le thérapeute peut, par exemple, demander au patient quelle main, selon lui, représentait le rêveur, et quelle main lui semblait être le monstre qui le poursuivait. On peut utiliser d ’autres types de questions analogues : - Laquelle de vos mains semble plutôt correspondre à vousmême, dans votre rêve, et laquelle à votre supérieur qui vous critique ? - Laquelle de vos mains ressent un peu de la douleur que vous avez eue dans votre rêve, et laquelle ressent les bien­ faits de l ’élixir magique que vous avez bu pour la guérir ? - Laquelle de vos mains représente plutôt la partie de vous qui est en colère, et laquelle la partie de vous qui a peur ? - Quel est le côté de votre corps qui sent les choses plutôt comme votre mère (ou n ’importe quelle autre personne im­ portante avec laquelle le patient est en conflit), et quel est le côté qui se rapproche de vous-même ? - Laquelle de vos mains serait plutôt comme l ’adulte, et la­ quelle plutôt comme l ’enfant en vous ? - Notez quelles sont vos sensations dans le côté le plus sexy de vous-même, et celles que vous éprouvez dans le côté qui a peur, puis indiquez-les moi. - Vous voulez vous débarrasser de ce mal de tête (par exem­ ple). Centrez-vous vraiment sur chacune de vos mains pour voir laquelle éprouve cette douleur, d ’une manière ou d ’une autre... Et maintenant, que se passe-t-il en vous, alors que cette main éprouve une part de plus en plus importante de cette douleur, juste pendant quelques instants ? (Souvent le patient annoncera que la douleur s ’est spontanément dé­ placée de l ’endroit où elle se situait précédemment, pour se mettre dans une de ses mains.) Et vous pouvez vous de­ mander pourquoi c ’est votre main qui ressent cette douleur maintenant, et plus votre tête ? Et cependant l'autre main, elle, se sent bien, n 'est-ce pas ? Est-ce qu une de ses mains va pouvoir aider l ’autre ? Vous pouvez vous demander, maintenant, comment cette « main guérisseuse », qui se sent bien, va pouvoir aider l ’autre...

Une fois que le patient a déterminé le rôle de chaque main, quel que soit le conflit exploré, le thérapeute enchaîne sur la deuxième étape avec la proposition suivante : « Maintenant, prêtez simplement attention à ce qui commence à se dévelop­ per entre ces deux côtés qui désormais agissent de pair ; voyons un peu ce qui commence à se passer avec ces deux mains. » (Ainsi, le thérapeute établit une communication entre les deux côtés, et à travers eux, entre les paires d ’opposés psy­ chiques). Tout ce quefait le thérapeute, c ’est simplement de se joindre à lafête, en observant ce processus autogénératifet en l ’encourageant à l'aide d'une attitude appropriée, faite de sur­ prise, d ’attente et d ’émerveillement}01 En d’autres termes, les mains ont leur intelligence, et c’est à nous de savoir les suivre. On dit de façon populaire : « Jeux de mains, jeux de vilains », mais dans cette méthode, il fau­ drait plutôt dire : «Jeux de mains, jeux de malins ». Cela évoque aussi tout le savoir transmis par les moudras, les gestes de mains en Inde et au Tibet, que ce soit pour la danse ou les rituels. La méthode de Rossi travaille en quelque sorte sur les moudras spontanés, cette approche évoque également l’anthropologie de geste de Marcel Jousse. Il s’était inspiré du langage mimique des populations primordiales qu’il avait pu étudier, en particulier les Indiens d’Amérique.107108 Cette méthode, ce travail « psycho-ma­ nuel » permet de transformer les symptômes en signaux, et les problèmes en ressource. Chaque problème recèle en lui un po­ tentiel de progrès, chaque poison une possibilité de remède, on retrouve ici une des idées force du tantrisme tibétain. Rossi a écrit un livre entier sur ce type de sujets, dont le titre anglais si­ gnifie : « Le chemin du symptôme à l’illumination : la nouvelle dynamique de l’auto-organisation en hypnothérapie. »109 107. Rossi, Ernest Lawrence, Psychologie de la guérison, Epi-DDB, Paris, 1993, p. 181. 108. Jousse Marcel, L'anthropologie du geste et La manducation de la parole, Gallimard. 109. Rossi E.L., The Path from Symptom to Illumination: The New Dyna­ mique ofthe Auto-organisation in Hypnotherapy, 1996.

Il y a un avantage de plus à travailler sur les mains : c’est que celles-ci ont une grande représentation dans l’homonculus de Rasmussen et Penfield, c’est-à-dire la projection cor­ ticale du schéma corporel, de même que les pieds et la bouche. Rossi utilise aussi des inductions hypnotiques à propos de la bouche, par exemple essayer de prendre conscience de la cha­ leur ou du froid qui s’y trouvent. Il veut ainsi attirer l’attention facilement à l’intérieur du corps, et donner un chemin pour rentrer en soi-même. On pourra rapprocher cela du kécharî, cette pratique si importante en yoga que nous avons décrite dans le chapitre précédent. Pour contourner aussi les résis­ tances, le thérapeute insiste bien sur le fait que le travail que le patient va faire vis-à-vis de lui-même est a priori pour soi. Il a le droit d’avoir des souvenirs privés, et dans ce sens, il ne sera pas obligé d’en parler. Cela diffère de la psychanalyse et des thérapies verbales habituelles. Pratiquer la non-violence par rapport à ses propres rythmes naturels

Une idée-force de Rossi est la suivante : « Les individus inter­ rompent leur propre rythme circadien ou n’en tiennent pas compte (en ignorant leurs besoins naturels périodiques de repos, notamment avec des pressions très contraignantes, de rendement par exemple) et mettent ainsi en mouvement les mécanismes physiologiques de base du stress chronique et des maladies somatiques. »110 Cette importance du rythme dans l’intériorisation avait déjà été assez bien identifiée par diffé­ rentes traditions : les moines chrétiens par exemple prient au minimum cinq fois par jour à l’occasion de leurs offices, les musulmans ont aussi la prière cinq fois par jour, et les hindous recommandent pour la méditation l’aube, le crépuscule, l’heure de midi et l’heure de minuit. Les tibétains recommandent pour

se familiariser avec la méditation des séances plutôt courtes mais souvent répétées. Rossi souligne l’efficacité de ces sessions courtes, qu’il qualifie de « suggestions périodiques ultradiennes ». Précisons que le rythme ultradien correspond à des périodes entre 90 et 120 minutes, et qu’il continue pendant la nuit où il constitue les cycles bien connus du sommeil, qui ont une durée qui reste très proche de 90 minutes. On doit cette découverte à Kleitman et en France à Jouvet. On parle de Cycles d’ActivitéRepos de Base (CARB). Rossi a remarqué que cela correspon­ dait aux sessions un peu longues qu’aimait pratiquer Erikson, d’une heure et demie ou deux heures. Quand on a moins le temps, on peut utiliser le besoin naturel de relaxation de 15 ou 20 minutes toute les heures et demie ou deux heures, pour ren­ trer en soi. C’est une façon habile de faire, on choisit le laps de temps où, pourrait-on dire, « la pâte à modeler est la plus modelable »... La régénération ultradienne que propose Rossi sait écouter les appels discrets du corps et du mental à un retour à l’intériorité. L’alternance de l’ouverture et de la fermeture de chacune des narines toutes les 2 heures environ correspond à des changements de dominance cérébrale, quand la narine gauche par exemple est ouverte, c’est l’hémisphère droit qui est stimulé. Celui-ci est particulièrement reliée à l’activité parasym­ pathique, et l’hémisphère gauche à l’activité sympathique111. Une manière de stimuler la production d’endorphines, et ainsi de contrebalancer les effets de l’hormone du stress, le cortisol, c’est de sentir que la narine fermée s’ouvre. En effet, quand on fait un effort soutenu comme la course ou monter les escaliers rapidement, les deux narines s’ouvrent spontané­ ment au bout de quelque temps et simultanément les endor­ phines sont libérées. Méditer directement sur l’ouverture de la narine fermée revient donc à tromper le cerveau, à lui faire

croire qu’on est en période d’effort intense, et donc à l’amener à libérer les endorphines. Celles-ci ont de nombreux avantages, ce sont les hormones de l’attention, du bien-être ; elles repré­ sentent non seulement le meilleur antidépresseur naturel, mais elles ont aussi un effet positif de stimulation de l’immunité. De plus elles contrebalancent le cortisol et son effet d’usure du cerveau et du corps par les mécanismes du stress chronique. Le taux des deux hormones dans le sang alterne : A peu près toutes les heures, les poussées de cortisol acti­ vent l ’esprit et le corps et sont suivies, à peu près 20 mi­ nutes plus tard, d ’une poussée de bêta-endorphines qui, au contraire, ont un effet de ralentissement. Ces rythmes par­ fois d ’une heure, parfois d ’une heure et demie ou deux heures, divisent lajournée habituelle de travail en périodes d ’action entrecoupées par des coupures de 15 à 20 mi­ nutes. Il semble que « le cycle de base activité-repos » de 90 minutes soit lié à la production et au rééquilibrage constant de molécules messagères en provenance du sys­ tème neuro-endocrinien. De manière similaire au cours de la nuit, les cycles d'environ 90 minutes alternent entre des périodes intenses de rêve à onde rapide et de creux de som­ meil profond à onde lente... Comme beaucoup d ’autres hormones telles que le cortisol et la bêta-endorphine, la testostérone suit une périodicité ultradienne d ’environ 90 minutes chez les mâles humains. On observe une alternance ultradienne naturelle, avec d ’un côté une stimulation vers l'action par l ’intermédiaire du cortisol, et de l'autre, une réponse de relaxation par la bêta-endorphine. La plupart des activités humaines quotidiennes suivent cette périodicité de 90 minutes, à 120 minutes : il en va ainsi des moments d'études et de travail, des bons repas, des repré­ sentations musicales, des films et des spectacles de théâtre, qui tous sont fondés sur des rythmes ultradiens donc simi­ laires... Les hémisphères cérébraux droits et gauches sont sous la prédominance de tels changements ultradiens, ce que la plupart d ’entre nous ne remarquons d ’ailleurs pas,

alors que notre dynamisme personnel, nos compétences, nos humeurs - de manière sinusoïdale - passent subtilement d ’un état à l ’autre tout au long de la journée.11213 Savoir utiliser ces rythmes naturels et la production d ’en­ dorphines régulières est un bon viatique pour une bonne santé solide à long terme. Sinon par le stress chronique, on risque la mort neuronale et le vieillissement prématuré. L ’excitation chronique est comme une intoxication, et à la manière des drogues, elle finit par détruire certaines par­ ties du cerveau. Sans aucun doute, une découverte éton­ nante et des plus alarmantes de la neuroscience moderne au cours des dernières années, a été de montrer qu ’une si­ tuation chronique de stress pouvait détruire - au niveau de l ’hippocampe - des neurones impliqués dans les appren­ tissages et la formation de la mémoire.m On parle en Inde de Brahmamuhurt, la période de Brahma, le dieu créateur, son « heure » qui survient le matin au réveil, une ou deux heures avant le lever du soleil. Cette période est réputée particulièrement favorable à la méditation. En fait, du point de vue hormonal, il y a un pic de cortisol juste avant le réveil habituel, et un pic de testostérone juste après. Ce sont des hor­ mones qui ont un effet plutôt euphorisant, dynamisant, et si cet effet est mal géré, il peut se transformer en stress et en agression, mais s’il est bien dirigé, il peut aider à avoir une bonne méditation. L’avantage évidemment de la méditation matinale, c’est que le mental n’est pas parasité comme c’est le cas le soir par les souve­ nirs récents et la dispersion de toute une journée à l’extérieur. Pour conclure ces quelques réflexions sur la question des rythmes quotidiens, nous pouvons mentionner que Rossi re­ marque de façon fort intéressante une structure analogue entre le cycle court de 90 à 120 minutes, ultradien, et celui circadien de 24 h. Les deux ont une forme de cloche, avec une phase as­ 112. Id. p. 112-114 113. Id. p. 117.

cendante et une phase descendante. Au niveau d’une séance de thérapie ou de méditation de 1 h 30 ou deux heures, la phase as­ cendante correspondra à une excitation montante du sujet, elle permettra de voir en face le problème, c’est en quelque sorte le diagnostic, mais pourra mener à une sorte de crise. Après ce pic, viendra la phase descendante de digestion, d’intégration, de thérapeutique, où les solutions apparaîtront du fond de l’incons­ cient. C’est à ce moment-là que surviendront le plus probable­ ment les « expériences eurêka » : les trouvailles et prises de conscience soudaines. Rossi a mis en évidence un rythme ana­ logue sur la journée, le pic central est alors vers midi, avec une énergie qui monte pendant la matinée et qui peut donner lieu à certains conflits, mais aussi permet de voir en face les problèmes, et dans la pente descendante de l’après-midi, on a tendance à plutôt trouver les solutions.114 La projection corticale du schéma corporel et le processus du Râjayoga

Le lecteur aura sans doute entendu parler de la projection du schéma corporel sur le cortex. On l’appelle l ’homonculus, le « petit homme » de Penfield et Rasmussen. Ce qu’il y a de remar­ quable dans cette projection qui est en parallèle sensitive et mo­ trice, c’est que certaines parties du corps sont beaucoup plus grandes que leur équivalent anatomique : par exemple la main, les pieds, la lèvre inférieure et la cavité buccale en général, ainsi que la zone génitale. Il est facile de comprendre qu’il en est ainsi car ces zones sont plus investies par la conscience et la libido. Le travail du rajayoga est justement de partir de ces zones et de les « désinvestir » pour investir des zones complémentaires. Il peut s’agir par exemple de chakras supérieurs, comme le troisième œil au centre du front, le sommet de la tête ou éventuellement le cœur. On travaille aussi pour ramener l’énergie des mains et des

pieds dans l’axe central, et ensuite pour la faire monter vers le troisième œil. Le flux de conscience habituel animé par le désir, la peur et la colère a tendance à aller vers les extrémités, pour schématiser nous pourrions dire par exemple les mains pour se battre et les pieds pour s’enfuir. L’activité sexuelle également tend à aller vers l’autre, cela aussi favorise l’extrémité du corps, que ce soit par les lèvres ou au niveau génital. On pourrait visualiser une main subtile couverte d’un gant qui aurait tendance à pren­ dre des objets extérieurs. Le processus de méditation revient à tirer la main et à retourner les doigts de gants. Ceux-ci alors, au lieu de pointer vers l’extérieur, indiqueront l’intérieur. Swami Rama, originaire de Dehradun au nord de Delhi, a vécu aux Etats-Unis et a beaucoup travaillé pour rapprocher psychothérapie occidentale et yoga. Son disciple et successeur, Swami Ved Bharati, a écrit un livre Méditation and the Art of Dying 115, où il explique : « Il existe dans le samâdhi une relation intéressante entre l’ouverture nasale, l’orgasme et les états de béatitude élevée. D ’après les écrits anciens des yoguis, les deux narines sont dégagées pendant l’orgasme [ce qui n’est guère étonnant, puisqu’il s’agit d’un effort intense] et pendant les états de méditation les plus profonds du samâdhi. L’effet de cette forme de méditation est dû à des implosions vers le haut de koundalinî... si bien que la chasteté devient plus facile et plus agréable que le sexe ».116 Plasticité cérébrale

Il faut bien comprendre ce qu’on signifie par plasticité cérébrale : on ne modifie pas les gènes eux-mêmes, mais leur mode d’acti­ vation. Pour prendre une image, on ne crée pas de nouvelles am­ poules, mais on apprend à les allumer de façon sélective. Ainsi, 115. Swami Ved Bharati (Dr Usharbudh Arya), Méditation and the Art of Dying, Himalayan Institute Honesdale, Pennsylvania USA, 1979. 116. Id.p. 247.

la plasticité cérébrale aura des effets sur l’organisme tel qu’il est, mais ses caractères ne seront pas transmissibles génétiquement, puisque les gènes eux-mêmes n’auront pas été modifiés. Rossi a fait à ce sujet une expérience pilote, dont il parle dans un livre entier qu’il a mis en ligne sur son site, y compris en version française : A Dialogue with our Genes 117. Il s’est fondé sur l’observaüon de trois sujets qui ont effectué avec lui une séance d’hypnose fractionnée. Il a fait prélever chez eux un échantillon de leur sang avant, une heure après, et 24 heures après cette séance. Le but était de mesurer l’activation des gènes dans leurs globules blancs. Au bout d’une heure, il y en avait 15 d’activés, et au bout de 24 heures 77 : ceci montre que ces expériences, où l’on rentre dans un état profond, ont un effet durable à moyen terme sur le corps, cela dépasse de loin le cadre de la réaction immédiate et éphémère. L’activation des gènes est importante, car elle permet l’élaboration de protéines qui elles-mêmes auront la capacité de transformer le cerveau, elle représente donc la ra­ cine de la neuroplasticité. On parlait du rythme d’lh30, et les neurologues ont remarqué que, quand il y a nouvel apprentissage, la paroi de l’axone (c’est-à-dire le tube qui prolonge le corps du neurone et constitue la fibre de base du nerf lui-même) com­ mence à gonfler et crée une nouvelle excroissance qui se sépare au bout de 30 minutes, pour donner deux embranchements qui constitueront des nouvelles synapses. Donc, même la constitu­ tion des synapses, essentielle pour la mémorisation et l’appren­ tissage, n’est pas immédiate, elle suit un rythme précis. Neurones miroirs et empathie

Les neurones miroirs ont été mis en évidence par Giaccomo Rizzulatti en Italie à l’Université de Parme au début des années 90. Ils permettent non seulement l’imitation des gestes de l’autre,

mais en reproduisant de façon discrète et intériorisée les mou­ vements de son visage, ils rendent aussi capables de comprendre les émotions et à plus long terme les intentions de l’autre. Les primates aussi ont cette possibilité de « singer » l’autre sponta­ nément. Il est clair que c’est cette capacité qui permet l’empathie. Il y a plusieurs régions anatomiques qui peuvent abriter des neu­ rones miroirs. Une de ces zones est particulièrement importante, il s’agit de l’aire de Broca, liée au langage. Cela peut se compren­ dre, car l’enfant apprend à parler en reliant les sons qu’il entend au mouvement des lèvres et de la bouche de sa mère par exem­ ple. Une bonne capacité d’imitation est donc une condition sine qua non pour un bon apprentissage du langage. Ceux qui pour une raison ou pour une autre en sont dépourvus n’arriveront pas à cette acquisition. Signalons par ailleurs qu’on a pu identifier des centres importants en lien avec l’émotion d’empathie, il s’agit de l’amygdale, de l’insula et du cortex temporal supérieur. Les traditions dévotionnelles ont su utiliser naturelle­ ment les neurones miroirs : en effet, elles s’identifient à une di­ vinité donnée ayant en général, une forme humaine. Même chez les monothéistes, les chrétiens ont des représentations de Jésus et de la Vierge, sans compter les saints et les démons. Dans l’is­ lam et le judaïsme qui sont plus stricts, l’identification au maître spirituel peut avoir une fonction analogue, et dans l’hindouisme et le bouddhisme, il y a à la fois les représentations des dieux, des bouddhas et des bodhisattvas, avec la figure du maître spiri­ tuel qui reste aussi très importante. Deux auteurs ont fondé leur anthropologie sur la capa­ cité d’imitation, Marcel Jousse dont nous avons déjà parlé avec son anthropologie du geste, et René Girard. Pour celui-ci, l’imi­ tation du désir pour un objet est la source de nombreux conflits des sociétés humaines. De plus, l’imitation de la violence d’un des membres du groupe par les autres pour éliminer le bouc émissaire est responsable des épidémies d’agressivité. Il s’agit aussi d’une loi de base du fonctionnement des sociétés humaines.

Les neurones miroirs sont importants théoriquement, pour comprendre comment les mouvements perçus à l’extérieur peuvent être reproduits en nous et entraîner une stimulation des gènes qui fabriquent de nouvelles protéines, et peuvent conduire à des changements durables dans le cerveau. Ainsi, les neurones miroirs seront impliqués de façon essentielle dans le processus de neuroplasticité. Leur sensibilité aux stimuli extérieurs est tel­ lement importante qu’on pense qu’ils continuent à fonctionner même dans certains types de coma. A ce moment-là, on pourra les utiliser en rééducation, même si le contact conscient avec le patient n’est pas possible. Les effets de groupe, que ce soit en psychothérapie ou en méditation lors de sessions de pratique en commun, sont à l’évidence liés aussi aux neurones miroirs. Dans le gourou yoga, la méditation sur le maître spirituel consiste à se voir en miroir de lui. Les Tibétains ont, par exemple, une méditation où l’on visualise trois rayons de couleurs différentes, l’un qui unit le troi­ sième œil du méditant avec celui du gourou, le second qui unit les deux centres de la gorge et le troisième les deux du cœur. Dans une méditation hindoue qui va dans le même sens, on peut aussi se représenter en face de son maître comme un frère ju­ meau dans l’utérus de la mère. On est donc inclus dans une sorte d’œuf, on suit en montant l’enchaînement des chakras dans le corps du gourou, on sort par le haut, on fait un demi-cercle, et on rentre en redescendant à travers ses propres chakras dans son axe central. Il s’agit typiquement d’une mise en situation de mi­ roirs, qui facilite le transfert de l’énergie entre maître et disciple. On connaîtra sans doute le principe des méditations ti­ bétaines d’empathie, comme celle de « prendre et donner » par exemple : au lieu de chercher à résoudre ses problèmes person­ nels dans son petit coin, on prend en charge en quelque sorte en miroir le même type de problèmes tel qu’il est répandu dans le monde, on imagine que, bien que très noirs, ces difficultés sont aussi peu denses que des nuages, alors que nous sommes nous-

mêmes stables comme la montagne. On peut aussi se représenter un soleil à l’intérieur de soi, qui avale et consume les fumées noires provenant des souffrances des autres. Une autre manière de pratiquer en miroir l’empathie est de savoir se réjouir de la réussite des autres. Le réflexe de jalousie souvent nous empêche de le faire de bon cœur. En parlant de miroir et d’écho, nous pouvons faire re­ marquer que la parole n’est pas simplement son, mais aussi ré­ sonance : l’enfant apprend en miroir de la mère, et quand on parle, on fait résonner les autres en miroir et écho. De même que, quand on fait vibrer une coupe de cristal, d’autres coupes peuvent entrer en résonance, de même la parole, et très proba­ blement l’état vibratoire du cerveau en général, peut faire rentrer les autres en résonance. Ces phénomènes sont aussi reliés à la loi d’interdépendance chère aux bouddhistes. Evidemment, du point de vue scientifique, il reste à déterminer de quels « champs vibratoires » il s’agit : peut-être un mélange d’interactions vi­ suelles et auditives, plus le champ électromagnétique. Il se peut que celui-ci agisse directement sur la libération des vacuoles présynaptiques, qui sont extrêmement fines et donc sensibles à une influence extérieure. Rossi fait remarquer que l’action de la psychothérapie passe essentiellement par une décompartimentation de nos fonc­ tions psychophysiologiques qui sont d’habitude trop séparées : nous avons les sensations d’un côté, les émotions de l’autre, les images mentales d’un troisième et les messages provenant de la réalité extérieure d’un quatrième, et tous ces compartiments communiquent mal. « Les gens ont des symptômes ou des pro­ blèmes quand ils se sentent emprisonnés dans une modalité ou assujettis à une autre, d’une manière qui les empêche d’utiliser le génie naturel contenu dans leur nature. » 118 L’ouverture des canaux et la libre circulation de l’énergie dans ceux-ci grâce au Râjayoga sont une forme de décomparti­

mentation. En cela, elle est thérapeutique. Pour élargir la com­ paraison, nous pourrions faire remarquer que les grandes civili­ sations antiques se sont souvent développées le long d’axes fluviaux permettant justement la communication entre des tribus qui, au départ, étaient plutôt isolées et primitives : nous avons eu l’Egypte ancienne avec le Nil, la Mésopotamie avec le Tigre et l’Euphrate, ainsi que la civilisation de Mohenjo-Daro avec l’Indus et la Sarasvatî. De nos jours, nous avons un nouveau type de fleuve qui facilite la communication entre les « tribus » sépa­ rées du globe, il s’agit de l’internet... Au moment d’achever ce chapitre, nous pouvons donner une image significative à propos de l’utilité des méditations de rééquilibrage des latéralités. Demandons-nous par exemple quelle distance pouvons-nous faire en marchant à cloche-pied : certai­ nement, pas plus de 50 ou 100 m. Par contre, si nous utilisons normalement et en alternance nos deux jambes pour marcher, nous pouvons partir pour un grand pèlerinage et a priori arriver au but plusieurs milliers de kilomètres plus loin... Rappelons que l’ouverture des canaux est traditionnel­ lement le début d’une grande aventure spirituelle. Mon maître Vijayânanda était au départ médecin généraliste en France et il est devenu yogui en Inde, il a pratiqué la méditation pendant 75 ans. Il disait parfois, à propos de l’application hâtive de certaines pratiques de méditation à la thérapie, que cela revenait à « utiliser un couteau en or pour éplucher les pommes de terre ». Dans ce sens, pour les pratiquants spirituels en général, mais en particulier pour les thérapeutes qui souhaitent avoir une ouverture spiri­ tuelle, il est important de se souvenir régulièrement de la pers­ pective de libération complète. Le patriarche du zen Houeï-Neng était sur le point d’envoyer ses moines pour transmettre un en­ seignement, et il leur a donné au moment de leur départ ce conseil : «Pensez à parler de l’Essentiel, sinon les gens croiront que vous l’avez oublié ! »

Chapitre 12 La gauche et la droite dans l’univers, le corps et la culture Au-delà des études scientifiques sur la méditation, il existe des recherches plus globales qui ont abordé la question du cerveau et de l’expérience mystique. Un certain nombre de livres sont parus sur ce vaste sujet, par exemple celui D ’Aquilo et Newberg que nous mentionnerons dans le chapitre sur la science contemplative, The Mystical Mind119120,avec une édition française. On pourra voir aussi entre autres Le cerveau et Dieu. Cependant, dans ce livre, nous sommes surtout centrés sur la question de la méditation d’ouverture des canaux d’éner­ gie et de rééquilibrage des côtés gauche et droite. Dans ce sens, il y a un livre fort intéressant de 400 pages publié en Angle­ terre, et ensuite aux États-Unis par Harvard University Press, une édition prestigieuse, dont le titre pourrait se traduire ainsi : Main droite, main gauche - les origines de l ’asymétrie dans les cer­ veaux, les corps, les atomes et les cultures}20 Le professeur d’uni­ 119. Fortress Press, USA, 2001. 120. McManus Chris, Right Hand, Left Hand -The Origins of Asymmetry Brains, Bodies and Cultures, Harvard University Press, 2004.

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versité de Cambridge en Angleterre qui l’a écrit, Chris Mc Manus, est un vrai passionné, un aficionado, il a travaillé pen­ dant 30 ans sur le sujet et son ouvrage est très complet. Par rapport à ce que nous avons dit déjà, signalons simplement qu’il n’a pas beaucoup développé la question des polarités émotionnelles des hémisphères, ce sont des sujets de recherche relativement récents, alors que son livre a été publié en 2002. Du Big Bang aux battements du cœur à gauche

Laissons Mc Manus lui-même nous résumer le sujet de son livre plutôt fouillé. J ’ai regardé nombre de ces argumentations, elles sont non seulement fort intéressantes, mais en plus convaincantes et bien que certains aspects de ses démonstra­ tions soient encore des hypothèses, elles paraissent déjà bien fondées : La plupart des gens sont droitiers car ils sont porteurs d ’un gène appelé le gène D, et le même gène fait en sorte que la plupart d ’entre nous ont le langage dans l ’hémisphère gauche. Le gène D représente lefacteur principal permet­ tant de séparer les êtres humains des autres singes et pri­ mates, il s ’est généralisé il y a peut-être deux ou trois millions d ’années. Le langage et le contrôle moteur chez les droitiers sont dirigés par l'hémisphère gauche parce que le gène D est probablement une mutation du gène situs, lui-même responsable du fait que les humains et les verté­ brés ont leur cœur du côté gauche. Les vertébrés et leurs prédécesseurs ont eu des corps asymétriques depuis envi­ rons 150 millions d ’années. Le gène situs fait que notre cœur est du côté gauche car, très tôt dans le développement embryologique, les cils de la région nodale ont formé un courant contenant des déterminants du développement dans le sens des aiguilles d ’une montre, plutôt qu’à l ’in­ verse. Les cils tournent dans ce sens car ils sont constitués principalement d ’acides aminoacides lévogyres (L), et non de leur image en miroir (D), c ’est-à-dire dextrogyre.

Presque toutes les protéines des organismes sur terre sont des chaînes d ’aminoacides-L. Il s ’agit d ’une prédominance qui n ’est certainement pas lefruit d un pur hasard, puisque les aminoacides trouvés dans les météorites venus de la profondeur de l ’espace montrent une prédominance iden­ tique. La vie primordiale a évolué en contenant simplement des aminoacides L parce qu’ils étaient la forme la plus abondante, au moins dans ces zones localisées de la Terre où la vie a évolué. Les aminoacides L peuvent aussi pré­ dominer à cause de ce que les physiciens appellent « l ’échec de la conservation de la parité » qui est la ré­ flexion de l ’asymétrie de l'interaction faible au niveau sub­ atomique. La prédominance de la dextralité parmi les êtres humains signifie que beaucoup d ’objets courants sur terre et notre utilisation des termes symboliques dans le langage et la culture, sont aussi hautement asymétriques. L ’asso­ ciation de la droite avec le bien et de la gauche avec le mal se trouve dans pratiquement toutes les cultures hu­ maines,m Quelques explications à propos de ce résumé. La dif­ férence entre acide aminé lévogyre et dextrogyre est assez fa­ cile à comprendre. Il faut se représenter la molécule d’acide aminé comme un trépied surmonté d’un axe avec, au centre, un atome de carbone entouré de ses quatre liaisons. Il y a une pointe qui part vers le haut et les trois pieds vers le bas sont différents. Il y a alors deux possibilités, quand on tourne par exemple dans le sens des aiguilles d’une montre, ABC et/ou ACB. Ces deux possibilités ne sont pas superposables, mais par contre, elles sont l’image en miroir l’une de l’autre. Les acides aminés lévogyres polarisent la lumière vers la gauche, et les dextrogyres vers la droite, d’où leur nom. Pour montrer le travail de détective quasiment policier que les chercheurs ont effectué pour comprendre pourquoi le cœur des vertébrés et de leurs prédécesseurs depuis environ

600 millions d’années était à gauche, cherchons par exemple à comprendre le syndrome de Kartagener : il s’agit d’une maladie rare, qui associe une bronchite et une sinusite chronique à un situs inversus, c’est-à-dire le cœur à droite, le foie à gauche et une inversion des viscères à l’intérieur du tronc. On peut com­ prendre que le lien entre bronchite et sinusite chronique soit une malformation génétique des cils qui normalement sont là à la surface des cellules pour évacuer les impuretés du poumon ou des sinus. Par contre, pendant longtemps, l’association avec un cœur à droite était complètement incompréhensible. Pour saisir cela, il a fallu remonter aux premiers stades de l’embryon, après la démultiplication des cellules de l’œuf. À un stade pré­ coce, l’embryon se réduit à une traînée primordiale, avec au milieu, un nodule qui émet une bosse vers la gauche : cela se développera en un cœur. Quand on observe au microscope ce nodule, il a en son centre des cils qui effectuent un mouvement tous dans le même sens, ce qui pousse les liquides vers la gauche de la traînée primordiale. Incluses dans ces liquides se trouvent des protéines messagères qui induiront la formation du cœur, et elles vont donc s’accumuler à gauche. Les cils euxmêmes sont composés de protéines, dont toutes les briques, les éléments constitutifs, consistent en des acides aminés lévo­ gyres. Le résultat de leur addition donne un mouvement spé­ cifique à la spirale du cil, et celle-ci va finalement pousser les liquides vers la gauche. Fonctionnement physiologique des latéralités

Il faut déjà bien comprendre que nous avons un grand nombre d’éléments génétiquement symétriques dans notre corps, comme les membres et les deux côtés du visage. Cependant, il y a une asymétrie non génétique qui fait que nous sommes lé­ gèrement dissymétriques. Même nos deux incisives ne sont pas exactement de la même taille. Ces petites dissymétries ne sont

pas génétiques, elles ne sont pas transmises par les familles, mais elles sont dues aux phénomènes qu’on appelle « l’asymé­ trie fluctuante » : cela veut dire qu’à cause de légères variations d’environnement durant la vie fœtale ou après la naissance, les parties du corps qui devraient être complètement symétriques sont un peu déviées. Heureusement au fond pour les vrais ju­ meaux, car c’est justement à cause de ces asymétries fluc­ tuantes qu’il est possible de les distinguer l’un de l’autre. Les fœtus dans le sein de la mère commencent à sucer leur pouce à partir de douze semaines. Dans 90 % des cas, il s’agit du pouce droit. Dès dix semaines, alors que les bras et les jambes ne sont pas encore connectés au système neuronal du cerveau, ils commencent à bouger, et en général, c’est aussi à droite. Avec des démonstrations détaillées et astucieuses que je ne développerai pas, Mc Manus a montré que s’il y avait moins de gauchers en Inde, au Japon, ainsi que dans certains pays d’Afrique, environ 4 à 5% seulement, cela était dû à des facteurs génétiques. Il y a en fait deux gènes co-dominants, le D, le gène de la dextralité à proprement parler, qui lorsqu’il est dominant (DD) la produit à coup sûr, et le C qui est neutre : quand il est dominant (CC), il induit 50 % de gauchers et 50 % de droitiers. Le modèle rend bien compte des proportions de gauchers et de droitiers dans ces familles où il y a parmi les pa­ rents et les grands-parents des gauchers. C’est peut-être parce que l’hémisphère gauche a un dé­ veloppement plus complet au niveau de la quantité des neu­ rones et des connexions, qu’il a pris en charge le langage qui est une fonction complexe. En particulier, on a noté par exem­ ple que la différence entre la prononciation de la lettre b et p par le larynx était d’un vingtième de seconde. Pour faire la dif­ férence quand on prononce la lettre ou quand on l’entend, il faut un cerveau qui marche vraiment vite, et pour cela, l’hémi­ sphère gauche est anatomiquement mieux « câblé ».

Il est intéressant de rappeler que l’hémisphère gauche est lié à l’attention minutieuse, le détail, la vision à deux dimen­ sions, alors que l’hémisphère droit gère le retrait rapide, la vision dans l’espace, à trois dimensions, car en cas de stress et de be­ soin de retrait rapide, il faut avoir une bonne perception de l’es­ pace. Cette troisième dimension permet également de mieux se projeter dans le passé et dans l’avenir. Si on demande de reproduire un grand triangle dont les lignes sont faites de tas de petits carrés allongés, le sujet qui ne fonctionne qu’avec l’hémisphère gauche reproduira tous les petits carrés dans le désordre, mais sans la forme du grand triangle, alors que celui qui ne fonctionne qu’avec l’hémisphère droit reproduira la forme générale du triangle, mais oubliera les petits carrés. Dans les méditations sur le son dans l’oreille droite, ou sur le cœur subtil à droite que le yoga propose, on cherche à aller au-delà du temps, cela est donc en consonance avec le fait de favoriser la dominance de l’hémisphère gauche. Un sujet qui ne fonctionne qu’avec le côté gauche est comme un enfant qui comprend les choses au premier degré, mais manque de la capacité de calculs intéressés pour un avenir à plus long terme par exemple. Peut-être y a-t-il quelque chose à voir avec l’en­ fance spirituelle considérée comme un signe de sagesse. On pourrait rapprocher cela aussi de la spiritualité de l’amour du travail bien fait. Il s’agit de ne pas se perdre dans la vastitude des espaces postérieurs du passé ou antérieurs de l’avenir, pour se concentrer sur la platitude du plan présent, sur sa rectitude, voire même sur sa « punctitude »... Nous avons vu aussi que quand on regarde une image, on est plus attiré vers le côté de celle-ci qui est à notre gauche, et il y a donc ce qu’on appelle une « pseudo négligence » du côté droit. Ce phénomène existe sans doute car il est une pro­ jection de ce qui se passe aussi dans notre corps, d’où les mé­ ditations de rééquilibrage.

J’ai rencontré une Française qui était chercheuse dans le laboratoire d’E.E.G. dont j’ai parlé ci-dessus pour les études sur la méditation à Rishikesh. Elle avait fait sa thèse de maîtrise en psychologie cognitive sur la différence émotionnelle entre cerveau gauche et cerveau droit. J ’ai eu son travail entre les mains. Ce qui ressortait très schématiquement, c’est qu’il y avait une distinction importante à établir dans la manière dont le cerveau se reliait aux émotions, selon qu’il les recevait ou qu’il les manifestait. Il semblerait que dans les deux cas, il utilise des circuits assez différents. Ceci expliquerait certaines contradic­ tions si on considère les émotions en tant que telles, sans faire cette distinction de base, à savoir si l’émotion rentre ou sort du système. Ceux qui fonctionnent simplement avec l’hémisphère gauche ont un trouble de l’attention, ils oublient par exemple des parties du corps ou leur maladie, c’est ce qu’on appelle res­ pectivement l’asomatognosie et l’anosognosie : peut-être y at-il là aussi un lien avec la méditation profonde, où justement on cherche à aller au-delà du corps. A ce moment-là, cela cor­ respondra avec l’insistance dans la pratique sur une stimulation préférentielle de l’hémisphère gauche, par exemple par l’ab­ sorption dans le cœur subtil droit. Redisons-le cependant, l’élé­ ment majeur dans l’importance globale pour la méditation de l’hémisphère gauche n’est pas le centre du langage de Broca à l’arrière du lobe frontal, mais le centre préfrontal lié à la joie. La plupart des fibres du nerf auditif croisent, et donc quand on écoute, le son du silence dans l’oreille droite, cela ac­ tive le cortex auditif gauche, et de manière générale tout l’hé­ misphère gauche. Relatons une expérience de psychologie précise : on donne au sujet des écouteurs qui sont dissociés, et on laisse entendre des séries de mots différents à gauche et à droite, puis on lui demande d’essayer de les reproduire. Il le fait mieux avec ce qui a été perçu par l’oreille droite. En effet, puisque celle-ci connecte avec l’hémisphère gauche, et que

celui-ci a une plus grande capacité d’analyse verbale, l’oreille droite sera plus performante dans ce sens. L’hémisphère gauche reconnaît mieux les sons assez plats, il distingue préci­ sément le rythme et la hauteur absolue d’un son, alors que l’hé­ misphère droit traite les mélodies. Cela peut être une raison supplémentaire pour écouter le son du silence dans l’oreille droite, car l’hémisphère gauche sera plus à l’aise pour percevoir pendant longtemps sa platitude complète... Faut-il préférer la symétrie ou l’asymétrie ?

Il s’agit d’une question très générale à laquelle il n’y a pas de réponse univoque. Commençons déjà par regarder vers le passé. Est-ce que nos ancêtres semblaient être droitiers ? Les psychologues Stan Coren et Clare Porac de Vancouver ont eu la patience d’examiner un millier de représentations, sculptures, images datant pour les plus anciennes de 3000 ans avant l’ère commune. Ils ont observé quelle était la main active dans ces œuvres, ils ont trouvé une proportion de 8 % de gauchers, quasi exactement celle qu’on observe actuellement dans nos sociétés. Il y a eu simplement une légère décroissance au X IX e siècle, causée probablement par la dictature morale victorienne qui considérait que ce n’était pas « bien » d’être gaucher... Il est difficile de remonter plus loin vers la Préhistoire, mais étant donné la manière dont certains objets en métal ou en pierre ont été tournés et travaillés, on peut supposer que les artisans qui les ont fabriqués étaient droitiers. Venons-en maintenant à envisager certains aspects positifs de la symétrie. Comme nous l’avons mentionné, l’asymétrie du corps est liée à un stress et à des épreuves dans le développement. En général, plus cette asymétrie est grande, plus grande a été la souffrance, c’est ce que suggèrent des analyses psycholo­ giques aussi. On voit cela également dans les chevaux de course : les animaux gagnants seront ceux qui seront plus sy­

métriques. Nous avons déjà parlé dans le premier chapitre des vrais jumeaux : celui qui a le visage légèrement plus symétrique que l’autre est en général reconnu comme plus attirant. En ce sens, on peut maintenant arranger des visages et les rendre plus symétriques par ordinateur : quand on demande à des sujets extérieurs de dire leur préférence, ils penchent pour le visage « symétrisé ». Par ailleurs, point n’est besoin d’être spécialiste de l’histoire de l’art pour voir que dans pratiquement toutes les cultures, les artisans ont beaucoup travaillé sur la symétrie et sur toutes sortes de motifs géométriques qui se reprodui­ saient de façon régulière. On ne peut pas parler de droite et gauche sans faire al­ lusion à la politique ! Le nom des partis de droite et de gauche est venu au début de la Révolution française, quand le Prési­ dent de la chambre a décidé d’organiser la foule des nouveaux députés en mettant un parti à sa droite et l’autre à sa gauche. Ceci dit, la désignation a si bien pris qu’on peut se demander s’il n’y a pas pour cela des raisons plus profondes. L’idée de droite est plutôt conservatrice, maintenir l’ordre établi, et l’idée de gauche est automatiquement associée à l’inverse. C’est peutêtre en se fondant sur cette différence intuitive que le Président de la nouvelle Chambre des Députés a fait ce choix. Ce qu’il y a de très intéressant, quand on fait les statistiques des partis de droite et de gauche depuis la seconde guerre mondiale dans 16 démocraties européennes, c’est qu’on retrouve pratique­ ment toujours les mêmes proportions, c’est-à-dire 41 ou 42 % de votants pour les partis de gauche, et plutôt 55 % ou 56% pour les partis de droite122. Cela peut être causé par ce que les psychologues anglo-saxons appellent le principe de Pollyana. Il s’agit de l’héroïne d’un roman d’Eleanor H. Porter qui pra­ tiquait la psychologie positive à haute dose. Son père lui avait appris « le jeu d’être contente », c’est-à-dire de toujours trouver une raison de se réjouir d’une situation donnée. Il semble qu’une majorité de gens ait, d’une façon ou d’une autre, cette 122. Id. p. 262.

tendance, ce qui expliquerait la différence de 15 % en faveur de ceux qui préfèrent l’ordre établi. Cela vaut la peine de réfléchir sur des expressions comme « perdre le Nord », « perdre la boussole » ou « être dé­ boussolé ». Tout se passe comme si quelque chose en nous cherchait régulièrement son axe, sa direction, son cap, sachant que c’est essentiel pour un fonctionnement psychique harmo­ nieux. Dans le Râjayoga, l’aiguille de la boussole évoque l’axe central, et le nord correspondrait alors au troisième œil, ou éventuellement au cœur. Au début du siècle dernier s’est répandu tout un mou­ vement favorisant le développement de l’ambidextralité comme une méthode éducative et de progrès personnel. Un des livres allant dans ce sens a été préfacé par Baden-Powell, le fondateur des scouts. Il s’agissait certainement d’une réac­ tion contre l’ère victorienne, qui stigmatisait les gauchers tout simplement parce qu’ils n’étaient pas comme les autres. Les gens voulaient revenir à la nature, sans avoir compris claire­ ment l’aspect génétique de la dextralité chez 90 % des gens. Cependant, derrière ce mouvement, on peut voir aussi une ex­ périence des bienfaits du rééquilibrage du corps entre la gauche et la droite, un sujet qui représente le fil directeur de ce livre. Il est probable que ceux qui ont pratiqué sérieusement dans ce sens ont eu des expériences spirituelles profondes. Mais comme ils suivaient le catholicisme, le protestantisme, le ju­ daïsme, et non le yoga, leurs expériences n’ont pas eu le sup­ port théorique et général nécessaire pour pouvoir se développer. Cependant, un siècle plus tard, ces possibilités de développement intérieur reviennent sous une forme élargie et mise en lien avec un cadre plus général que simplement des petits exercices pédagogiques. Les psychologues ont remarqué qu’on était beaucoup plus attiré et influencé par une symétrie autour d’un axe vertical plutôt qu’horizontal. Par exemple, on a noté que les enfants

font massivement la confusion entre la lettre p et q ou b et d, et beaucoup moins souvent entre q et d. La raison en est que dans les deux premiers cas, il s’agit de symétries verticales et dans le troisième, d’une symétrie horizontale. Les psychologues intrigués n’ont pas avancé d’explication, cependant, on pour­ rait relier cela simplement à notre corps lui-même : il a une grande symétrie autour de l’axe vertical, car à part les viscères, notre corps est globalement symétrique, par contre, la symétrie autour d’un axe horizontal, par exemple entre la tête et le bas­ sin ou même les bras et les jambes est moins marquée. Balancing A ct Dans les cultures primordiales, la notion de symétrie est fon­ damentale. Nous pouvons citer l’exemple de ces tribus no­ mades qui, quand elles installent leur camp près d’une rivière le soir, disposent une moitié du groupe rive gauche et l’autre rive droite, le cours d’eau évoquant l’axe central du corps. On a nettement l’impression que devant un monde qui apparaissait comme chaotique et arbitraire, la première ébauche d’organi­ sation, de classement scientifique, passait par la répartition équilibrée entre la gauche et la droite. Tout se trouve être comme si, pour faciliter le voyage incertain vers l’avenir, on s’installait des rails, à gauche et à droite, et que le train du groupe social puisse alors progresser de façon plus facile vers le futur. On a l’impression que l’humanité est comme un fu­ nambule sur son fil, et que constamment, elle se rééquilibre avec ce que les Anglais appellent un balancing act, un acte de rééquilibrage. Cette action n’est-elle pas le propre de la vie ? Claude Bernard a mis en avant la loi d’homéostasie du milieu intérieur. Il y a constamment des facteurs de déséquilibre qui surviennent, mais la sagesse de la physiologie sait comment ré­ équilibrer ces stress ou stimuli extérieurs. Il en va de même

pour notre conscience, il y a constamment des distorsions, des nouveautés et des dissymétries qui arrivent du monde exté­ rieur, quand ce n’est pas l’évolution même de notre corps avec ses maladies qui les créent, et nous avons à retrouver de nou­ veaux équilibres. L’homme de Néandertal a été supplanté progressive­ ment par / ’Homo sapiens il y a 250 000 ans. Pourtant, il avait environ 1 600 cm3 de volume cérébral, c’est-à-dire plus que nous, mais il manquait de la latéralisation, comme c’est aussi le cas pour les mammifères supérieurs, et l’on peut donc dire de façon très résumée que sa capacité de discernement était très réduite. Ce discernement commence par la claire distinc­ tion entre la gauche et la droite dans le corps et se poursuit dans toutes ces polarités qui sont à la base de la culture hu­ maine, le pur et l’impur, l’égoïsme et l’altruisme, le violent et le doux, etc. Quand 1’Homo sapiens a confirmé il y a environ 35 000 ans sa capacité de latéralisation cérébrale et est ainsi de­ venu l ’Homo sapiens sapiens, il a pu finir de supplanter l’homme de Néandertal. En remontant plus loin, on s’aperçoit que le processus de structuration de l’univers a été tissé d’une « série de symétries brisées, d’imperfections, de désordres contrôlés pour créer la complexité et la nouveauté, et ainsi a été rompue la symétrie parfaite des forces originelles ».123 Dans le mouvement provenant de l ’Homo sapiens, nous pouvons dire que nous évoluons vers l’Homo consciens. Pour réfléchir sur ce processus, nous pourrions dire que sa­ piens évoque la racine latine de saveur : l ’Homo sapiens s’est dé­ veloppé en prenant conscience des messages des sens, un peu comme un enfant découvre le monde en portant tout à sa bouche et en réalisant la diversité des saveurs des objets. Ceci est un premier niveau de conscience, plutôt réactif et immé­ diat. La conscience plus évoluée est celle de / 'Homo consciens 123. Cité par le Dr Jean Pierre Rodde, Du Big-Bang à tre, p. 38.

l’être humain, à paraî­

consciens. Elle est capable d’observer de l’extérieur le processus mental lui-même et de faire des synthèses. Celles-ci peuvent être au niveau concret des lois scientifiques, ou bien au niveau quantitatif des recherches internet par exemple autour d’un mot-clé, ou encore au niveau spirituel. En allant plus loin, il s’agit de la synthèse suprême du Soi ou de l’Absolu. L’être hu­ main qui parvient à l’expérimenter mérite vraiment d’être nommé Homo consciens consciens. Nous avons parlé de l’anthropologie de Marcel Joussse, dont les trois lois fondamentales étaient le mimisme, le formulisme et le bilatéralisme : non seulement l’enfant, mais l’adulte, apprend de l’extérieur en sachant se mettre en position de miroir. « Quand tu es à Rome, fais comme les Romains ! » : c’est la première loi, celle du mimisme. L’être humain a ten­ dance à rassembler sa pensée et son expérience de la vie dans toute une série de formules, pour faciliter le travail de l’appren­ tissage et de la mémoire. C’est la deuxième loi, celle du formu­ lisme. Et il structure cette connaissance du monde de façon équilibrée, pour que le stress de la nouveauté soit converti en repos de l’équilibre et puisse être soutenable à long terme. C’est la troisième loi, celle du bilatéralisme. Cette organisation bila­ térale et symétrique est jusqu’à un certain point une condition du développement durable de la conscience. Quand la dissy­ métrie est excessive ou mal gérée, ne risque-t-on pas de deve­ nir, comme on dit, un « déséquilibré mental » ? La notion de dharma en Inde est basée sur l’équilibre, nous y reviendrons, mais nous pouvons souligner déjà que le sacrifice lui-même est destiné à installer la notion satisfaisante d’équilibre relationnel dans notre vie ici-bas : avant chaque repas par exemple, on offre la nourriture au dieu et on s’ab­ sorbe dans l’idée que celui-ci nous la rend, donnant ainsi une couleur d’ouverture relationnelle à cet acte qui, sinon, peut être le plus égoïste du monde, « manger », tout en sachant qu’il y a milliard d’êtres humains qui ont faim au quotidien. Prendre

pour se nourrir crée un déséquilibre, une dissymétrie, on doit effectuer un rééquilibrage en sachant offrir aux dieux et donner aux autres une partie de ce que l’on s’apprête à ingérer, tel est l’équilibre que les traditions religieuses recommandent. Tout ce travail sur le bilatéralisme et le rééquilibrage rejoint en profondeur la voie du milieu de Nagârjuna, et la sa­ gesse bouddhiste dans son ensemble : ils ont compris et ex­ primé très clairement que le travail le meilleur, le plus splendide que nous ayons à faire dans ce monde de déséquilibres et d’im­ permanence, c’était justement ce balancing act. Déboulonner quelques mythes à propos des gauchers

Il existe un certain nombre de clichés qui par ignorance ne sont pas assez remis en question : - « Les gauchers meurentjeunes. » Il s’agit d’un artefact statistique. La proportion des naissances de gauchers a augmenté durant le XXe siècle, et donc il y en a plus qui soient jeunes dans une couche donnée de population. En fait, la dextralité ne joue pas sur le taux de décès, mais comme la proportion des gauchers est plus forte qu’avant, quelque part, il apparaît que la proportion de ceux qui meurent jeunes est plus grande. - « Les gauchers sont plus intelligents, d ’ailleurs voici une liste de gens célèbres qui sont gauchers. ». Certes, on peut être gaucher et intelligent, mais il y a beaucoup de gens célèbres, et dans la population générale il y a régulière­ ment des gauchers, environ 10%. C’est pour cela qu’il n’est pas difficile de fournir une liste de gauchers célèbres... - « Les gauchers ont été et sont persécutés. » Il est vrai qu’être gaucher peut poser quelques problèmes, en particulier pratiques car un certain nombre d’objets sont a priori faits pour les droitiers. Par exemple, on remarque dans les grands hôpitaux qu’il y a une proportion normale de gau­ chers parmi les médecins, mais pratiquement aucun parmi les

chirurgiens. Cependant, la stigmatisation de leurs différences ne va guère plus loin, à part dans certaines sociétés réellement rigides, dans lesquelles les gauchers sont mal vus, mais de toute façon, ils y survivent quand même assez bien. Les partis de gauche en politique se débrouillent aussi avec cela, bien qu’ils puissent avoir certains problèmes, comme l’a analysé un psy­ chologue récemment. On verra à ce propos le lien sur Internet avec Today’s Science124. Les psychosociologues distinguent trois niveaux dans la stigmatisation : d’abord, on n’ose pas se présenter comme tel, quelle que soit la différence à l’origine du rejet social possible. Dans une forme plus grave on croit que c’est de sa faute, et dans la forme la plus prononcée, la stigmatisation devient un handicap, une identification pro­ fonde de l’individu. Il est rare que cela devienne le cas pour les gauchers. - « Certaines tribus doivent être majoritairement gauchères. » Ceci n’est pas le cas, cette notion erronée est probablement née d’un désir inconscient de rééquilibrer l’humanité, car quelque part on a du mal à trouver normal que partout il y ait 90 % de droitiers. Il y a peut-être aussi la culpabilité que l’Oc­ cident ait été trop dans le même sens, et qu’il faudrait qu’il y ait des groupes, mêmes minoritaires, qui existent quand même pour rééquilibrer les exagérations de l’ouest et de la modernité. En fait, il s’agit d’un mythe. Cependant, il n’y a pas de fumée sans feu, il est certain que nous avons un déséquilibre vers la gauche, et donc à travers un rééquilibrage droite gauche, on peut aussi travailler effica­ cement à se dégager de l’anxiété de base, s’intérioriser davan­ tage et contrebalancer la proportion à la dispersion. Dans ce sens, vouloir que la gauche et la droite soient plus équilibrées n’est pas un mythe, c’est au contraire une erreur de perspective de ne pas s’apercevoir du tout qu’elles sont déséquilibrées à 124. Are Your values right or left? The answer could be more literal than you think. http://feeds.sciencedaily.com

cause de notre anatomie, et que cela a des conséquences aux­ quelles on peut remédier. C’est en fait un des axes du présent ouvrage. - « Nous n ’utilisons que 10 % de notre cerveau. » Quand on étudie cet organe avec la résonance magnétique nu­ cléaire fonctionnelle (IRMf), on observe directement que toutes les parties de notre cerveau fonctionnent. Évidemment, si au lieu de faire un travail plutôt répétitif, on continue ses études jusqu’à 70 ans, on apprendra certainement beaucoup plus de choses et on utilisera probablement davantage notre cerveau. Des études montrent que ceux qui apprennent une langue nouvelle après 40 ans ont le cerveau qui ne diminue pas de poids, ce qui est d’habitude le cas pour les autres. Le bilin­ guisme en général, ou la pratique d’un instrument de musique, retardent statistiquement l’apparition de la démence sénile. - « Picasso, Einstein, Léonard de Vinci étaient gauchers. » On trouve souvent ces notions citées dans des livres sur les gauchers, sans références. Mc Manus, en bon scientifique, a pris la peine d’observer de nombreuses photos de Picasso et d’Einstein. A chaque fois, quand ils avaient un stylo, ils le te­ naient de la main droite, et pour Picasso aussi, son pinceau était dans la même main. Quant à Léonard de Vinci, il semble qu’il ait eu un accident à la main droite, ce qui l’a amené à écrire plus facilement de la main gauche. Quand il écrivait pour luimême, il utilisait la main gauche et avait une « écriture en mi­ roir », mais pour des écrits destinés aux autres, il continuait à utiliser la droite pour être plus lisible, mais sans doute non sans quelques difficultés et douleurs. Eloge de l’asymétrie

Nous avons réfléchi sur des éléments en faveur de la symétrie, observons maintenant les arguments opposés. La critique de fond pourrait être de soutenir que la symétrie est mortifère, et la vie, en particulier humaine, est dissymétrique. Par exemple,

les animaux ne peuvent distinguer la gauche et la droite, car leurs cerveaux sont complètement symétriques. C’est sans doute pour cela qu’ils sont encore animaux. Un cristal est parfaitement symétrique, mais il est froid, mort, inodore. Beaucoup de formes de vie sont dissymé­ triques : l’amibe primitive représente l’établissement d’une dis­ symétrie entre l’intérieur et l’extérieur, et au bout de plus d’un milliard d’années, on a rajouté un second niveau de dissymétrie intérieure/extérieure avec l’apparition du noyau chez les euca­ ryotes. Le milieu biologique au-dedans de celui-ci était, et est toujours, très différent du milieu en dehors. Il y a régulièrement dans les formes de vie une dissymétrie entre le haut et le bas, par exemple une opposition entre la fleur et la racine, la feuille et le tronc, ainsi qu’entre la tête et le bassin. Et depuis environ un milliard deux cent millions d’années, la reproduction est principalement fondée sur la séparation des sexes. C’est une dissymétrie fondamentale, qui a tellement d’avantages évolutifs qu’elle s’est répandue rapidement pour devenir la règle pour la plupart des espèces. Par ailleurs, même en gastronomie, la fadeur d’un plat peut être considérée comme une forme de sy­ métrie, par contre les épices viennent apporter quelque chose de nouveau, comme une dissymétrie qui fait tout le charme de la bonne cuisine... Les autocrates avaient un goût prononcé pour la sy­ métrie, que ce soit Napoléon ou Louis XIV dans les architec­ tures qu’ils ont encouragées. J’ai vu une étude sur les dessins d’enfance de Louis XIV : il aimait concevoir des forts ou des châteaux qui étaient parfaitement symétriques, comme s’il n’avait pas moyen d’échapper lui-même au contrôle de sa psy­ chorigidité sous-jacente... Il a révoqué l’Edit de Nantes et per­ sécuté les Protestants, car ils incarnaient une dissymétrie insupportable dans une société majoritairement catholique. L’obsession de la symétrie peut amener à des erreurs. Par exemple, pendant longtemps, tout le monde a cru sans

sourciller à la loi de Bichat, selon laquelle tout dans le corps devait être symétrique, et que la dissymétrie était signe de ma­ ladie, voire de folie. Quand Broca a découvert le centre du lan­ gage à l’arrière du lobe frontal gauche, avec rien de tel à droite, il n’y a pas cru au début car c’était une infraction à cette « loi » de Bichat. Ainsi va la somnolence profonde des idées précon­ çues. McManus explique ceci : Les astrophysiciens John Barrow et Joseph Silk ont écrit dans leur ouvrage La main gauche de la création ; « Combien de physiciens ont peur de la perte du “paradis... de l ’état de symétrie parfaite et ultime ”- une symétrie par­ faite qui a pu exister à un moment, mais qui était “condam­ née à l ’impermanence ”, n 'existant seulement que pour une toute petitefraction de seconde après le big-bang. Ensuite, “le paradis a été définitivement perdu ”, et dans un style apocalyptique, “la décadence a dominé le monde subato­ mique, et cela en est arrivé à l'univers varié de symétrie brisée qui nous entoure ”. Néanmoins, Barrow et Silk amè­ nent à voir au-delà de l ’apparente perfection d ’un monde pur, complet et symétrique, en réalisant au contraire les potentialités de l'asymétrie : “Les petites fissures dans le modèle parfait, mais que nous nous serions attendus à trouver, sont enfait comme la roue dentée d'un mécanisme brillant au centre des choses, et c 'est l'une des raisons pour lesquelles notre existence même est possible”}25 La pensée totalitaire de l’intégrisme monothéiste peut être comprise aussi comme une obsession de symétrie : il y a eu d’un côté un Dieu unique qui a parlé par un Livre unique, et de l’autre, une humanité qui est censée s’aligner complète­ ment sur cette révélation comme un miroir. Toute rupture de symétrie sous forme de contestation est une souillure, porte malheur comme un miroir cassé, et doit être impitoyablement éliminée et détruite. C’est ainsi que l’obsession de pureté sy­ métrique tourne progressivement à la paranoïa religieuse, avec125 125. Id. p. 357.

ses conséquences destructrices à grande échelle pour les liber­ tés et la société. Une application importante de cette réflexion sur la remise en question du postulat de la symétrie est tout simple­ ment la notion de Loi. Je suis intervenu parfois en prison pour enseigner des pratiques de relaxation et de connaissance de soi aux détenus, et cela m’a amené à réfléchir plus profondément sur cette notion de loi, ce qu’on appelle en Inde le Dharma. A première vue, il semble que celle-ci soit là pour établir une sy­ métrie : à tout délit correspondra une punition, en proportion juste, œil pour œil, dent pour dent. Cependant, la loi a cherché à limiter les « réponses disproportionnées », les vengeances ex­ cessives qui mènent à s’engager dans des « vendetta » à n’en plus finir. Certains essaient d’améliorer le côté par trop méca­ nique de la loi du talion en se référant au texte d’origine qui, paraît-il, signifie plutôt dans le contexte « le prix d’un œil pour un œil, le prix d’une dent pour une dent », ce qui est effective­ ment très différent. Cela remplace un système de vengeance bêtement sy­ métrique par un principe d’amende et compensation financière, et a évidemment l’intérêt de réduire par l’introduction de cette dissymétrie la contagion de la violence physique. En Inde, la notion de dharma est fondamentale, elle est aussi basée sur l’équilibre et la symétrie. Il est d’ailleurs in­ téressant de noter que dans l’Inde moderne, sur les bords des routes, il y a de longues queues de camion pendant la saison de la récolte de canne à sucre. Ils attendent pour se faire peser, ils roulent sur la balance qui est souterraine dans des sortes de stations-service au bord de la route, on leur dit le poids de leur camion chargés de cannes. Ainsi, ils pourront vendre celles-ci à l’usine sucrière proche. Le nom de ces balances est intéres­ sant, on les appelle dharma-kanta, « aiguilles du dharma ». Le mot même « balance » d’ailleurs en français signifie équilibre,

symétrie. La justice est représentée comme une femme aux yeux bandés qui tient une balance en équilibre dans ses mains. Michel Foucault a bien mis en évidence de nombreuses dévia­ tions que pouvait donner cette notion de symétrie dans le sys­ tème répressif pénal. On se reportera à son gros ouvrage Surveiller et punir126 où il donne beaucoup de détails et d’exem­ ples sur le sujet. On pourrait définir l’axe de fond de la non-violence comme une dissymétrie, ou l’introduction d’une nouvelle sy­ métrie à un niveau supérieur. « Si l’on te frappe sur la joue droite, tends la joue gauche » au lieu de répondre par un coup bêtement symétrique. C’est aussi sur la notion de dissymétrie que repose une critique fondamentale de la notion d’enfer bi­ blique : pour des fautes limitées dans l’espace et dans le temps, le Dieu éternel, dans sa rage infinie, punit le pauvre pêcheur par un enfer aux souffrances illimitées et éternelles. Il y a là une dissymétrie qui fait violence au sens inné de justice et d’équilibre. Donc, continuons les critiques, la notion d’enfer n’est pas la réelle, mais la projection d’un psychisme humain malade, le produit de l’imagination d’un groupe de « déséqui­ librés » mentaux qui manquaient de bon sens et préféraient le recours à la mythologie pour essayer de fonder l’éthique. Leib­ niz mettait déjà en avant cet argument, et on lira avec intérêt sur ce sujet les réflexions détaillées d’un catholique d’origine, Jean-Marie Müller, qui a travaillé pendant 40 ans sur la nonviolence. Dans son livre récent Désarmer les dieux 127, il en vient à rejeter la notion d’enfer justement parce qu’elle est violente dans sa dissymétrie même, et remet en cause la soi disant nonviolence de Jésus, car celui-ci, dans la droite ligne des pro­ phètes du Premier Testament, condamne régulièrement à l’enfer, la où il y a « les pleurs et les grincements de dents », tous ceux qui refusent de se prosterner devant lui. 126. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard. 127. Müller Jean-Marie, Désarmer les dieux, Editions du Relié, 2008.

Pour clarifier les choses et sortir de l’opposition sim­ pliste symétrie/dissymétrie, il faut bien distinguer l’avant et l’après, l’en deçà et l’au-delà : une paire d’opposés représente une dissymétrie. Il y a la fusion préconsciente du bébé avant, et l’unité hyperconsciente du sage après l’expérience de vie or­ dinaire. On retrouve une structure analogue à celle de l’ego. Celui-ci établit en quelque sorte une dissymétrie entre l’inté­ rieur et extérieur, mais il y a cependant un en deçà et un audelà de l’ego : respectivement, le stade préconscient du bébé, et au-delà le stade hyperconscient du sage. Bien que les ex­ trêmes puissent sembler se toucher, ce n’est pas le cas. Ken Wilber met bien cela en relief quand il insiste dans la psycho­ logie du développement individuel, sur l’opposition pré-/trans. Jung a remarqué que dans les rêves, il y avait une struc­ ture 3+1 ou 4+1, ce qui est ajouté à l’ensemble représentant le Soi, le Divin, la quintessence (le cinquième principe au-delà des quatre de base). En Inde aussi, le 3 et demi est le 4 repré­ sentent le Soi au-delà des triades habituelles du monde, on re­ trouve la même signification dans le 34, ou dans le 11 au-delà de la série complète de 10, ou dans le 17 au-delà de la plénitude du 16. Ce sont des chiffres qui invitent à un recommencement et ouvrent vers l’infini En ce sens, j’ai choisi dans cet ouvrage de développer 34 méditations et de diviser le sujet en 17 cha­ pitres.

Chapitre 13 Méditation, éthique et science contemplative

L’émergence d’une science contemplative

J’ai commencé mes études à l’université par deux ans de ma­ thématiques et de physique, ensuite sept ans de médecine, puis trois ou quatre ans pour devenir psychiatre, et depuis 25 ans, je suis chercheur et sâdhaka en Inde. Durant toutes ces phases, je n’ai jamais ressenti de contradictions importantes entre science et spiritualité. Chacune des deux était juste à son ni­ veau. Par origine, je suis d’un milieu catholique et j’ai pu voir autour de moi la difficulté que l’harmonisation de la science et de la religion pouvait provoquer chez les croyants. Il s’agis­ sait d’un travail pénible, et même parfois d’une tâche exté­ nuante. Il y avait un questionnement sans fin sur la manière de réconcilier, par exemple à propos des origines du monde, la mythologie biblique et les données solides de la science mo­ derne. Non seulement dans ce domaine, mais aussi dans celui de la procréation et des questions de contrôle des naissances, il est réalisé dans le milieu chrétien de façon douloureuse que le royaume de Dieu, tel qu’il avait été défini auparavant, se ré­

duisait jour après jour. Par exemple, le rôle de Dieu dans le passé était de donner des enfants, désormais, il y a toutes sortes de techniques scientifiques qui ont été conçues pour en avoir ou au contraire, pour s’en passer. Dans le domaine des neurosciences et de la psychologie en particulier, la subjectivité est bien moins taboue qu’auparavant. Cela a été la conséquence de la collaboration de scienti­ fiques à l’esprit ouvert, de méditants et d’enseignants spirituels. Au début, il y a eu la publication des recherches scientifiques effectuées en lien avec le mouvement de méditation transcen­ dantale de feu Mahesh Yogui et à partir de 1985, nous avons bénéficié des dialogues du Dalaï-lama avec les scientifiques dans le cadre du Minci and Life Insititute. En novembre 2005, le Dalaï-lama lui-même a été invité à présider un congrès à Wash­ ington qui rassemblait 35 000 spécialistes des neurosciences. Cela a été un tournant important dans le dialogue entre les tra­ ditions contemplatives et la science moderne. Quand j’ai eu une discussion avec Huzur il y a trois ans, il a mentionné l’impor­ tance de ce genre de dialogue, et nous allons le développer dans cette contribution. Les chrétiens essaient aussi d’assouplir leur lien avec la science à travers par exemple des livres comme Le cerveau et Dieu de Mario Beauregard.128 De tout ce mouvement, ce qui émerge, c’est la notion de « science contemplative », où la notion de subjectivité n’est plus taboue. Alan Wallace, physicien par formation et ensuite étudiant du bouddhisme tibétain ainsi que traducteur compé­ tent du Dalaï-lama, a écrit plusieursouvrages justement sur ce sujet visant à lever le tabou de la subjectivité dans le domaine des neurosciences.129 Le Dalaï-lama lui-même souligne que le meilleur champ pour la collaboration entre la spiritualité et la 128. Beauregard Mario et O’Leary Denyse, Du cerveau à Dieu - Plaidoyer d ’un neuroscientifiquepour l ’existence de l ’âme, Guy Tredaniel, 2008. 129. Wallace B. Alan, Budddism and Science: Breaking New Ground, 2004 et Embracing Mind: The Common Ground of Science and Spirituality.

science était celui de la psychologie. Je ne mentionne pas cela parce que je suis psychiatre ! Au contraire, j’ai choisi ce domaine de la psychiatrie il y a 30 ans parce que j’étais intéressé par la conscience ainsi que par la pratique de la méditation et je vou­ lais établir un pont en profondeur entre la psychologie d’une part et les enseignements religieux et spirituels de l’autre. Il est intéressant de voir que le Dalaï-lama, durant ses dialogues avec les scientifiques, présente d’emblée les quatre Nobles vérités comme une loi de psychologie : la question cen­ trale, c’est de sortir de la souffrance, et pour réussir dans cette entreprise, la métaphysique est secondaire, bien que certaine­ ment pas inutile. Le chef spirituel des Tibétains s’est impliqué plus que dans de simples dialogues, il a aidé à trouver des sujets d’étude, comme les yoguis tibétains, dans les laboratoires oc­ cidentaux afin d’essayer d’évaluer, avec des moyens de mesure moderne, les caractéristiques des différents états d’attention décrits et pratiqués dans la tradition tibétaine. Après la confé­ rence de Denver au Colorado en avril 2012, il a fait une dona­ tion de 200 000 dollars au Mind & Life Institute pour leur permettre de poursuivre leurs recherches. Pour les méditants, la question de l’énergie et du corps subtil est au premier plan. Dans ce sens, il y a des liens directs avec la notion de kundalinî dans le yoga, avec les canaux d’éner­ gie ainsi qu’avec la réflexo-thérapie au sens large du terme. Avec l’aide de l’introspection méditative, il est clair qu’on améliore la connaissance directe du lien entre les sensations du corps et du mental de base. Toutes les techniques de méditation dévelop­ pent ce type de prise de conscience, mais pouvant être expri­ mées plus ou moins clairement selon les religions. En fait, chaque branche de la science a ses instruments préférés, le télescope pour l’astronomie et le microscope pour la biologie. Si vous les intervertissez et prenez les microscopes pour regarder les planètes, cela ne mènera à rien. Dans le même sens, le monde intérieur de la subjectivité a aussi son

instrument préféré, la méditation. Tout d’abord, on doit cali­ brer l’instrument et les chercheurs doivent apprendre à s’en servir, c’est là qu’il y a une différence principale entre l’ap­ proche occidentale et orientale traditionnelle. Même de grands psychologues occidentaux n’avaient pas cette connaissance, et n’ont pas pris le temps d’affiner les pratiques de concentration et de méditation. C’est pourquoi ils ont eu de grandes difficul­ tés à voir, et même à concevoir les réalités subtiles de l’esprit. Ils ne pouvaient même pas raisonner sur ces domaines de la réalité, car ils ne pouvaient les voir, de même que jadis, sans microscope, on ne pouvait même pas concevoir le monde de la microbiologie. Au contraire, nous pourrions définir la mé­ ditation comme le meilleur instrument, le plus adapté, pour développer une science de la subjectivité. Venons maintenant à la question des preuves : pour les sciences dures, on les trouve dans la biochimie, l’électricité ou l’imagerie cérébrale. Pour les méditants, elles résident dans la perception des courants de sensations (nâdis en sanskrit, tsa en tibétain), des chakras, et de l’absorption dans des visualisa­ tions archétypales. Néanmoins, on a établi déjà quelques ponts. Je pense par exemple au livre de Hiroshi Motoyama sur la théorie des chakras130. Par ailleurs, l’imagerie cérébrale a repré­ senté une révolution récente dans les neurosciences. Enfin, il devenait possible d’observer en direct le cerveau dans son pro­ cessus de pensée, grâce à des techniques comme par exemple l’IRMf. La relation entre la spiritualité et la science s’est éten­ due et est devenue un vaste sujet. Nous pouvons mentionner par exemple Ken Wilber, qui a réalisé un travail substantiel dans ce sens. Il a d’abord été inspiré par Shrî Aurobindo, et son idéal d’incarner le spirituel dans le monde et de le combi­ 130. Motoyama Hiroshi, The chakras - A Bridge towards the Absolute, The Theosophical Society, New York, 1981 et Delhi, New Age Books, 2001.

ner avec de nouvelles idées sur l’évolution. À partir de cette base, il a travaillé beaucoup par lui-même, il a maintenant ré­ digé un grand nombre de livres, en plus de ce qu’on trouve de ses écrits sur Internet. Du point de vue du bouddhisme aussi, on assiste à toute une série de publications dans ce domaine. Le Dalaïlama, bien qu’âgé maintenant de 75 ans, continue conscien­ cieusement à participer aux rencontres du Mind and Life Institute. Il explique clairement que le but de ces rencontres entre bouddhisme et science n’est pas de convertir les sujets à cette confession, mais de servir l’humanité, afin que les gens puissent devenir de meilleures personnes. La méditation est un héritage commun du genre humain. Personne ne peut la bre­ veter. Puisse-t-elle être utilisée le plus largement possible pour l’amélioration de l’esprit. C’est le besoin de notre temps, et au fond un besoin éternel. Pour cette œuvre, il y a bien sûr des complications et des obstacles à dépasser. Néanmoins, le suc­ cès dépendra de notre qualité de vision. C’est ce que soutient Etty Hillesun, une jeune mystique belge qui est morte dans les camps de concentration nazis, mais n’a pas manifesté de haine contre qui que ce soit : « Le problème réside toujours dans la représentation, jamais dans la réalité. » À la recherche d’une éthique universelle

Seulement une ou deux personnes sur cinq dans le monde sont religieuses. Les chiffres habituels du monothéisme par exemple sont trompeurs, car beaucoup sont nés avec cette étiquette, alors qu’ils n’ont aucune éduction et pratique dans ce sens, et une croyance tellement floue qu’on ne peut guère les considé­ rer comme religieux. Même en Iran, présenté comme la répu­ blique islamique idéale, environ la moitié de la population ne fréquente pas les mosquées, ne serait-ce déjà que par allergie au fascisme islamique des ayatollahs. Sont-ils toujours croyants,

et en quoi ? Difficile à dire. En France, seulement 22 % des gens croient encore en un Dieu personnel, et de plus, cette en­ quête dont je cite les chiffres date du début des années 2000, probablement la proportion a encore chuté depuis. Pas plus d’un ou deux pour cent de la population souscrit entièrement au credo catholique. Un sujet important de discussion en France et en Europe est la théorie et la pratique de la spiritua­ lité laïque, cela signifie dans ce contexte une spiritualité sans Dieu personnel et sans églises. Dans ce sens, même les chré­ tiens de France sont profondément et collectivement ébranlés, et leur dernier congrès national il y a quelques mois avait pour titre : « Est-ce que nous avons toujours besoin de Dieu ? » Voilà une vraie question ! On peut distinguer trois pôles en vue de fonder une éthique universelle. - L’individualisme : est défini comme étant aussi bien que tout ce qui promeut le développement de l’individu. Cette théorie est clairement tentante, et même séductrice pour les esprits oc­ cidentaux modernes, qui donnent une grande valeur à ce type de développement personnel. - Le perfectionnisme : l’être humain est appelé à la perfection, il fait des efforts pour elle, et ce travail même le rendra pleine­ ment éthique. C’est le point de vue des traditions religieuses et spirituelles. - Le rationalisme : la logique à elle seule est suffisante pour montrer que tous les êtres humains sont égaux ; ainsi, on doit définir clairement les droits de l’homme afin qu’ils puissent être mis en place grâce à la politique et au travail social. Un intellectuel français célèbre, Edgar Morin, anthro­ pologue et sociologue, a publié une somme appelée Ethique, où il ne parle pas du tout du christianisme ou d’un Dieu per­ sonnel quelconque. En fait, la modernité est lassée d’une vue sectaire de l’éthique telle qu’elle est proposée dans certaines formes religieuses. Dans celles-ci, tout ce qui aide à disséminer

le credo est considéré comme bon, même la guerre soi-disant sainte, et les choses ou les gens qui empêchent le développe­ ment de ce credo sont considérés comme mauvais, et même sataniques. La Révolution française a été une réaction en pro­ fondeur contre cette demi-éthique, cette caricature qui se ré­ duit au bout du compte à une absence d’éthique. Si nous parlons précisément des monothéistes, il est très intéressant de relever une évolution générale : leur expansion a été fondée sur l’iconoclasme, c’est-à-dire sur le fait de détruire les dieux des autres religions et pays que l’on étiquetait globalement comme « idoles ». Maintenant, la modernité a porté cet iconoclasme à sa conclusion logique, c’est-à-dire à détruire cette idole ultime qu’est le concept d’un Dieu unique, créateur et tout-puissant. C’est ce qu’on pourrait appeler « achever pro­ prement le travail ». On peut aussi considérer cela comme le retour d’un karma violent du monothéisme, ou un effet de boomerang, qui est au fond tout à fait logique et compréhen­ sible psychologiquement. Quand nous gardons présent à l’es­ prit ce contexte historique, l’approche du bouddhisme et du jaïnisme fondée non sur des croyances, mais sur l’éthique di­ rectement, semble plus moderne, saine et viable pour le futur de l’humanité. Le Dalaï-lama l’a senti et a écrit là-dessus un livre en anglais Ethique pour le nouveau millénaire m, qu’il a pro­ longé tout récemment par un autre Beyond Religion 13132. C’est intéressant de voir un grand responsable religieux indiquer clai­ rement l’au-delà des religions. Dans ce sens, je me permets de raconter un témoignage rapporté par une amie qui est médecin en France mais d’origine iranienne. Il y a quelques mois, elle a perdu son père. Il avait été un intellectuel libéral en Iran, et avait assumé la direction d’une grande institution d’éducation à Téhéran, en fait le lycée 131. The Dalaï-Lama, Ancient Wisdom, Modem World - Ethics for a New Millennium Little, Brown and Company, London, 1999. 132. The Dalaï-lama, Beyond Religion - Ethics for a Whole World, Houghton Mifflin Harcourt, Boston, New York, 2011.

français, avant la révolution islamique. Quand sa dernière heure est venue, alors que sa femme plutôt émotionnelle évoquait le Prophète comme elle y avait été conditionnée depuis l’enfance, lui-même avait les noms de Zoroastre et Bouddha sur ses lèvres et il critiquait un gouvernement qui tuait les citoyens de l’Iran. Il se moquait aussi avec son fils de la bigoterie islamique. Il n’est pas interdit de voir dans cette anecdote un symbole de notre temps. Nous pouvons aussi parler d’un autre intellectuel ira­ nien, Darius Shayegan, qui est un professeur de philosophie ef­ fectuant souvent la navette entre Téhéran et Paris. Il a écrit un livre intitulé La lumière vient de l ’Occident. Dans celui-ci, il re­ connaît le rôle du Siècle des Lumières comme indispensable à notre modernité, mais il conclut dans son dernier chapitre sur l’idée suivante : pour fonder une éthique universelle, le boud­ dhisme est irremplaçable. Ceci converge avec l’opinion de Vivékânanda qui, bien qu’étant assurément un fidèle de l’hindouisme, reconnaissait volontiers que le bouddhisme était « la seule religion rationnelle de l’humanité ». Un critique contemporain français des religions et libre-penseur, Régis Debray, a établi un parallèle intéressant entre la religion et la technologie. Les religions, selon lui, comme les cultures, représentent des facteurs de division, en créant des compétitions, des querelles et finalement des guerres. Les technologies, au contraire, sont des facteurs d’uni­ fication, parce qu’elles peuvent se répandre rapidement à tra­ vers le monde entier et travailler de la même façon d’un bout à l’autre de la planète, quelles que soient les croyances des gens qui l’utilisent. Néanmoins, nous pourrions argumenter qu’au contraire il y a une fondation commune aux diverses religions, par exemple le processus de dévotion qui fonctionne de façon à peu près analogue dans chaque tradition. Les techniques mé­ ditatives aussi peuvent travailler de la même manière, tout ce dont on a besoin pour le reconnaître est la traduction de quelques notions d’un chemin spirituel à un autre. Quand aux

technologies, bien sûr, elles peuvent être utilisées pour la guerre. La compassion, l’empathie, l’altruisme semblent four­ nir une base solide à une éthique universelle, bien qu’il puisse y avoir certaines critiques et mises en garde : - La compassion peut se contenter d’être sentimentale et être induite davantage par de la pitié ou par un complexe de supé­ riorité, plutôt que par une empathie réelle pour l’autre. - La compassion est reliée à la religion, en particulier au boud­ dhisme : ainsi, elle ne peut être universelle. - La compassion est trop personnelle ; le besoin de notre époque, c’est un principe général qui ensuite pourra s’appliquer également pour les masses de par le monde. Quelles que puissent être ces critiques, la compassion reste néanmoins une bonne base pour les actions à grande échelle. Qu’on l’appelle empathie, altruisme, charité ou quoi que ce soit d’autre, on doit trouver quelque chose de ce genre si l’on veut que l’humanité se développe bien, et même si l’on souhaite simplement qu’elle survive. La règle d’or énoncée par le sage juif Hillel durant le premier siècle avant l’ère commune, est aussi valide aujourd’hui qu’auparavant : « Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse à toi-même ! » L’individualisme lui aussi mérite d’être remis en ques­ tion : en fait, il s’agit également d’une nouvelle croyance reli­ gieuse d’imaginer que l’individu a des droits illimités. Il a été à la mode et politiquement correct il y a quelques années de cé­ lébrer en grande pompe l’anniversaire de la Déclaration des Droits de l’Homme qui a eu lieu au début de la Révolution française. Mais la plupart des gens oublient que huit ou neuf ans plus tard, sous le Directoire, après la phase de la terreur où 50 000 personnes ont été tuées au nom de ces « droits », les Français avaient été dégrisés de leur zèle révolutionnaire. Ils se sont mis à réfléchir plus profondément et ont écrit une déclaration non plus des Droits de l’Homme, mais de ses de­

voirs... Très peu de gens ont observé l’anniversaire de cette dé­ claration ! Cela serait-il un effet de l’ego banal, à tout jamais plus prompt à affirmer ses droits qu’à assumer ses devoirs ? Dans ces discussions avec les scientifiques sur l’éthique, le Dalaï-lama a un argument intéressant, en tant que bouddhiste, à propos d’une éthique universelle qui voudrait se fonder sur l’idée de Dieu : « Qu’en est-il des animaux, en par­ ticulier ces animaux qui ont un début de sens social ? (Comme les primates et les dauphins). Ils ont une forme limitée d’al­ truisme et ils semblent aussi avoir un très bon sens de la res­ ponsabilité envers le bien commun, mais sans aucune religion ! Si certaines espèces animales peuvent avoir un début d’éthique sans aucun Dieu, pourquoi pas l’humanité dans son ensem­ ble ? »133 Le développement d’une psychologie spirituelle dans les religions bibliques a été étouffé et ombragé par l’obscuran­ tisme d’une dévotion bigote. Si quelqu’un essayait de compren­ dre directement l’esprit, comme le Bouddha l’a fait et comme le fait maintenant la psychologie moderne, on le suspectait de ne pas avoir foi dans l’action toute-puissante de Dieu, et il était mis de côté, voire brûlé vif comme insoumis. Cet obscuran­ tisme bigot a été tristement efficace pour empêcher le déve­ loppement d’une psychologie indépendante pour plus d’un millénaire en Occident, ainsi que d’une éthique réellement uni­ verselle. Même la psychothérapie moderne a ses propres fai­ blesses, ses instruments pour l’introspection ne sont pas affinés comme ils devraient l’être, par exemple la notion de concen­ tration et d’enseignant spirituel y reste très floue. Certainement, il y a un accroissement dans la connaissance de soi, et il y a pour sûr beaucoup de publications sur la psychologie, que ce soit au niveau populaire ou universitaire, mais il n’y a pas beau­ coup d’accroissement dans le contrôle de soi. On raconte une histoire humouristique qui est signifiante dans ce sens : 133. Goleman, Healing Emotions, Shambala, 1997, p. 27.

Quelqu’un arrive dans une boîte de nuit, passe au bar et y commande une bière. Le garçon le sert, le visiteur prend le verre, le regarde attentivement, et le retourne avant de s’en aller sans rien ajouter. Plutôt stupéfait, le garçon lui crie pendant qu’il sort : « Eh toi, espèce de fou, tu ferais mieux d’aller voir un psy ! » Un mois plus tard, le même visiteur revient, et rejoue exactement le même scénario. Le serveur l’avait bien sûr reconnu et lui lance : « Est-ce que tu n’as pas été voir un psy, comme je t’ai dit ! L’autre répliqua : —Oui, je l’ai fait ! —Eh bien, on voit clairement qu’il n’y a pas eu de ré­ sultats ! —Mais si, il y en a eu ! Auparavant, j’avais ce compor­ tement, et je me sentais très coupable, maintenant, je l’ai toujours mais je ne me sens plus coupable du tout ! » Une base saine pour l’éthique est de considérer comme juste ce qui va dans le sens de son propre bonheur et de celui des autres, en parallèle si l’on peut dire. Il y a maintenant 8 000 chercheurs qui travaillent de par le monde sur la psychologie du bonheur, cela fait une différence importante avec la génération précédente où presque tous les psychologues étaient focalisés sur les pathologies et la dépression. En parlant de psychologie du bonheur, nous pouvons mentionner Matthieu Ricard. Il était un jeune scientifique français qui faisait son doctorat en biologie sous la direction de François Jacob, qui a lui-même reçu le prix Nobel dans ce domaine. Après cela, il est devenu moine dans la tradition du bouddhisme tibétain, et maintenant un écrivain cé­ lèbre sur le bouddhisme et l’Occident, en même temps que le traducteur fréquent du Dalaï-lama en français. Je l’ai rencontré il y a quelques mois à Katmandou, et nous avons discuté de dif­ férents sujets. Il a écrit parmi d’autres un livre Plaidoyer pour le

bonheur, qui a été traduit dans de nombreuses langues. Il prend pour sources non seulement le bouddhisme, mais aussi la litté­ rature morale occidentale et la psychologie moderne, ainsi que des anecdotes de la vie quotidienne actuelle. Dans ce livre, il mentionne par exemple une histoire qui nous amène à réfléchir sur le bonheur. Il était avec un ami à Hong-Kong. Un jour, ce dernier lui a dit qu’il désirait gagner un million de dollars et ensuite tout arrêter et être heureux. Dix ans plus tard, il l’a rencontré de nouveau, il n’avait pas accumulé un million, mais trois millions de dollars, et Matthieu lui a demandé s’il était heureux. Il a répondu : « Non, je sens que j’ai gaspillé dix ans de ma vie ! » Pour citer le même livre, Matthieu Ricard nous rappelle ce que disait Shantidéva, un sage mahayaniste du V IIIe siècle. Il affirmait par exemple d’une façon tout à fait lo­ gique : « S’il y a un remède, il n’y a pas raison de se lamenter, et s’il n’y a pas de remède, il n’y en a pas non plus ! » Les émotions positives comme fondement d’une bonne santé et d’une éthique universelle

Les psychologues qui ont une vision holistique voient que les émotions positives donnent une bonne santé à long terme à soi-même, et qu’elles aident aussi à la bonne santé des autres. Ainsi, elles sont capables de fournir une base solide pour une éthique universelle. Daniel Goleman est un célèbre spécialiste américain des émotions ; il a développé l’idée d’intelligence émotionnelle. Il s’est aussi intéressé à la méditation bouddhiste. Il parle, en jouant sur les mots entre l’anglais et le sanskrit, de body dharma, de loi juste du corps, sachant qu’aussi Bodhidharma a été le moine indien qui a introduit le bouddhisme en Chine. Ces lois, récemment découvertes à propos des interac­ tions corps-mental à travers différents canaux, sont maintenant rassemblées dans une nouvelle science qui a pris forme à partir des années 80, la psycho-neuro-immuno-endocrinologie.

Commençons par une série d’exemples sur la manière dont les émotions affectent la santé.134 William Redford de Duke University aux Etats-Unis a fait une première étude dans ce sens : il a évalué pour leur sentiment d’hostilité 2 000 ou­ vriers et les a réexaminés après 25 ans, en estimant leur santé générale, et évidemment leur taux de mortalité. 20 % de ceux avec un niveau bas d’hostilité étaient morts, tandis que 30 % de ceux qui avaient un haut niveau d’hostilité étaient décédés de différentes causes, y compris d’accidents. Ceci signifie qu’un haut niveau d’hostilité avait accru le risque de mort de 50 % après un quart de siècle. Le même auteur a fait le même type d’études avec d’autres groupes, et parfois, il a trouvé un ac­ croissement encore beaucoup plus grand, jusqu’à 500 %. Si un sujet a déjà eu une attaque cardiaque et qu’il est en plus sujet à des accès de colère, il a deux ou trois fois plus de chances de mourir après 10 ans que l’autre groupe qui a le même problème de fond, les crises cardiaques, mais pas d’accès de colère. On a prouvé que la dépression gêne la convalescence de maladies sérieuses, comme les crises cardiaques, les cancers du sein ou les fractures de la hanche chez les personnes âgées. Freidman, de l’Université de Californie à Irvine, a fait une « méta-étude » d’une centaine d’études précédentes sur les émotions et la santé. Sa conclusion est que les émotions néga­ tives doublent le risque de maladies graves. Même le simple fait de réprimer ses émotions augmente notablement l’asthme, l’hypertension, la grippe et les rechutes de cancer du sein. Du point de vue de l’immunité, on a observé une relation régulière et proportionnelle entre le nombre de cel­ lules tueuses et l’augmentation du temps de pratique de la mé­ ditation. Ces cellules constituent des liens importants pour un bon fonctionnement de toute l’immunité. 134. Goleman, op.cit., p. 35-43.

Les pessimistes sont consternés en cas d’échec, alors que les optimistes comprennent que tout change, et ils savent comment attendre de meilleures périodes. Dans le même sens, avoir un meilleur contrôle sur sa vie aide à être optimiste, et même à vivre plus longtemps. Par exemple, dans une maison de retraite, on a redonné à un groupe de pensionnaires plus de contrôle sur leur vie quotidienne, et leur taux de mortalité après un an a diminué de moitié par rapport à un groupe témoin. De plus, le tissu social aide beaucoup, il accroît par exemple de 30 % le nombre de cellules T chez des femmes avec le cancer du sein, ce qui signifie que leur capacité à combattre la maladie est aug­ mentée. Toujours dans ce sens, un bon tissu social réduit de 50 % le taux de mort de cancer du sein après 10 ans. Une étude intéressante relie la solitude et le stress : un singe, seul dans sa cage, est soumis à des flashs ainsi qu’à des sons violents, et cela lui donne bien sûr beaucoup de stress. Si on lui amène un compagnon, le stress est divisé par deux, et s’ils se retrouvent à cinq, ils n’ont plus de signes de stress du tout. Cette expérience doit cependant être prise avec un grain de sel, car il y a beaucoup de cas ou des gens fuient le stress dans la vie sociale, la fête et le divertissement parce qu’ils ne veulent pas voir en face ce qui menace leur société. Le résultat peut être qu’ils ne réussiront pas à organiser leur défense et qu’ils seront finalement détruits. Le stress a des côtés utiles, il peut aider à se réveiller... Dans une étude importante, le sens de joie est ressorti comme le facteur unique le plus important pour se sortir du cancer du sein, plus même que le bas nombre de métastases. On a montré qu’il augmentait les cellules tueuses, et diminuait le cortisol, une hormone qui vient du stress. Quant à l’humour et le fait de regarder des films comiques, cela a également un bon effet sur l’immunité. On peut supposer que le méditant qui développe un sens de l’humour par rapport à lui-même et qui peut observer son propre mental comme un film drôle, dé­

veloppera également son immunité. Ce type d’études pourrait indiquer des mécanismes par lesquels la méditation diminue l’incidence des cancers, ou encore l’incidence des rechutes après un premier traitement. Pour conclure cette série d’études, remarquons qu’il y a un grand avantage à séparer éthique et Dieu personnel. Cela contribue à faire comprendre aux gens qu’ils n’ont pas besoin de se soumettre à une mystérieuse entité supposée toute puis­ sante pour vivre heureux. Dans la société moderne, cela sera considéré comme un signe de maturité, et au moins les boud­ dhistes ou jaïns ne seront pas surpris par cette approche qu’ils ont déjà adoptée depuis 25 ou 30 siècles. On comprend de plus en plus le système immunitaire en tant que second cerveau : les lymphocytes sont comme des neurones voyageurs, ils sont reliés non pas par des synapses, mais par des protéines liantes qui aident à ce qu’ils se reconnais­ sent les uns les autres. Les nerfs sont efficaces car ils sont à leur extrémité reliés aux muscles. De la même façon, le système im­ munitaire est effectif parce qu’à la fin de la chaîne, il y a le groupe des cellules B qui agit directement en libérant des anti­ corps qui, eux-mêmes, vont enduire les bactéries et finalement les détruire. En outre, de la même manière que le cerveau dé­ veloppe un sentiment d’identité, le système immunitaire a une individualité très précise, c’est de là que vient le rejet des greffes. Le moment est venu de clarifier une simple question de thérapie : doit-on conseiller à un sujet d’affirmer son ego, ou de le réduire ? Nous devons distinguer selon le niveau de cette personne. Certaines sont très inhibées, par exemple à cause de parents autoritaires qui les auraient écrasées pendant leur enfance. Pour elles, cela sera bon. Elles ont un ego tamasique, et monter au niveau rajasique sera pour elles un succès. Mais au-delà de cela, on trouve cet ego sattvique qui deviendra de plus en plus ténu et transparent pour finalement créer une enveloppe ultime autour de la lumière centrale du Soi.

Racontons maintenant une histoire qui montre com­ ment nos émotions négatives sont capables de créer la réalité : « Un homme a eu une crevaison à l’un de ses pneus alors qu’il roulait au coucher du soleil dans un endroit de campagne isolé. Il réalise alors qu’il a oublié son cric. La seule maison qu’il voit à distance a une fenêtre allumée, il s’y dirige donc. Sur son che­ min, il rumine à propos de la situation d’une façon négative : « Peut-être bien que la personne dans la maison sera effrayée de me voir frapper à sa porte alors que le crépuscule est en train de tomber. Ou probablement, ce sera un égoïste, et il aura peur que je garde le cric ou que je ne le lui rende jamais ! Peutêtre même qu’il sera en colère parce que je le dérange si tard ! » Finalement, il frappe à la porte, et un monsieur vient lui ouvrir, mais sans même lui laisser le temps de dire quoi que ce soit, notre chauffeur anxieux lui crie au visage : « Vous, espèce d’égoïste, vous pouvez vous le garder votre cric, je vais me dé­ brouiller sans, et allez au diable ! » Puis il tourne les talons et s’en va seul, les mains vides, dans la nuit tombante. Retour sur les aspects émotionnels des hémisphères droit et gauche

Rappelons en bref : il y a un centre dans le cortex frontal gauche qui est relié aux émotions positives tandis que le centre symé­ trique à droite est associé à l’anxiété. La spécialisation des hé­ misphères est une très vieille affaire : les paléontologues ont trouvé des coquillages qui dataient de plusieurs centaines de mil­ lions d’années ; ils ont examiné de près les marques de pinces de crabes qui les avaient attaqués, et ont pu en conclure que ces crabes étaient des droitiers... Dans la méditation, on conseille d’habitude d’entendre le son du silence, le nâda, à travers l’oreille droite, ou aussi de se concentrer sur l’œil droit, et Râmana Mahârshi recomman­ dait comme seule pratique de yoga l’absorption de l’attention

du côté droit du thorax, comme un support pour la méditation sur le Soi. Dans la réalité neurologique, il y a une connexion entre le côté droit du tronc et l’hémisphère gauche, d’où l’effet positif sur l’humeur. En ce qui concerne l’œil et l’oreille, du point de vue anatomique, les paires crâniennes de nerfs ne croisent pas la faux du cerveau, excepté pour les nerfs op­ tiques. Néanmoins, il semble que l’habitude du schéma corpo­ rel de toute façon associe fortement le côté droit du visage et de la tête à l’hémi-tronc droit et ce lien est assez fort pour réus­ sir à se superposer et à effacer l’influence des innervations crâ­ niennes qui ne croisent pas. Il y a un réflexe néonatal intéressant : quand un enfant nouveau-né entend un son d’un côté, non seulement il tourne la quête dans cette direction, mais il a une contraction du bras et de la jambe du côté correspondant. Ainsi, en entendant le son du silence à travers l’oreille droite, même un adulte, pour peu qu’il soit dans un état de méditation profonde, aura aussi probablement un début de ce réflexe sous forme d’un éveil et d’une stimulation du côté droit du corps en dessous de la tête, d’où un effet positif sur le centre de l’humeur dans le cortex frontal gauche Pour résumer la différence entre les hémisphères droit et gauche, nous pourrions dire que l’hémisphère droit repré­ sente le « retrait rapide », et le gauche « l’approche détaillée ». Cette approche est aussi liée à la vie affective, à la tendresse, et à la venue de la mère à proximité du bébé. Cette proximité induit un sourire réel chez celui-ci, avec la stimulation des muscles périorbiculaires (situés en dessous et sur le côté des yeux), ce qui produit ce qu’on appelle de temps en temps « la petite étoile ». Le sourire effectué avec le coin des lèvres est un sourire social, le bébé le montre pour les étrangers. Une différence identique entre sourire social et sincère existe aussi chez les adultes. Cette opposition entre l’approche détaillée et le retrait rapide est une manière commode de mettre de l’ordre et une

continuité dans les réactions émotionnelles selon un spectre progressif. Ainsi, les chercheurs peuvent les classifier d’une façon continue. L’autre classification n’est pas continue, mais discrète, et elle est fondée sur les six émotions habituelles de bonheur, tristesse, peur, surprise, dégoût, et colère. Nous pouvons mentionner une expérience intéressante qui peut être reliée à la méthode de l’écoute du son du silence à travers l’oreille droite. Le contexte ne semble guère spirituel, mais nous allons faire le lien avec la méditation au bout du compte. L’étude concerne le lien entre audition et émotions. Les psycho­ logues sont allés rencontrer des danseurs dans une boîte de nuit bruyante, et leur ont demandé des cigarettes. Quand ils étaient du côté de l’oreille droite des sujets, non seulement leur demande a été entendue plus facilement, mais les sujets ont eu tendance à y répondre plus souvent positivement. Pourrions-nous dire que le nâda, le son du silence, est l’appel, la demande de l’Absolu, et qu’il vaut mieux essayer de se mettre en condition pour y répon­ dre positivement en choisissant l’oreille droite pour l’écouter ? En ce qui concerne les Tibétains, ils n’ont pas réellement de terme pour « émotions », ils parlent de sensations, d’impres­ sions, de sentiments, et surtout d’afflictions, klesha-s en sanskrit. Le groupe inclut certaines émotions comme la colère, mais aussi l’ignorance, le scepticisme, et les conceptions erronées. En fait, ils placent beaucoup de facteurs cognitifs dans le groupe des afflic­ tions. Ceci est logique, car les gens ne sont pas mauvais en euxmêmes, mais simplement, par ignorance ; ils n’arrivent pas à se débrouiller avec leur monde intérieur. Une manière de méditer sur les émotions consiste à utili­ ser les antidotes : il est possible d’avoir en succession rapide la haine et l’amour, mais on ne peut pas avoir ces deux émotions contradictoires exactement en même temps. A ce propos, le phi­ losophe Alain disait : « Un mouvement exclut l’autre. Si vous ten­ dez une main amicale, cela exclut le fait de donner un coup de poing ! »

Le travail du Pr Kabat-Zinn sur la méditation à l’hôpital

Le Pr Kabat-Zinn est chef de service du département de mé­ decine au Centre médical de l’Université du Massachusetts. C’est un grand hôpital de 400 lits avec des milliers de patients externes tous les jours. Il a développé une méthode de médi­ tation pour les padents qui est maintenant enseignée dans 200 autres hôpitaux aux Etats-Unis. Déjà en 1991, il avait présenté son travail au Dalaï-lama à Dharamsala, pendant une rencontre de l’Institut Mind and Life et celui-ci lui a posé toute une série de questions précises sur la manière dont il procédait. En fait, ce qu’il enseignait aux gens était une innitiation classique de méditation vipassana, mais il a changé l’appellation pour la remplacer par le vocabulaire comportemental habituel, avec des termes comme la réaction de stress corps-mental, etc. Il a étendu aussi le cours sur une durée de huit semaines, afin qu’il puisse être effectué en externe, avec 2h30 d’enseignement à l’hôpital chaque week-end, et une fois un jour de retraite de huit heures en silence au niveau du groupe, avec simplement l’aide des conseils des enseignants. De plus, il demande aux patients de s’asseoir 45 minutes chaque jour, en les avertissant que ce sera en soi un grand stress de rester si longtemps sans rien faire. Kabat-Zinn ajoute avec une pointe d’humour, que c’est presque antiaméricain de faire une demande si exigeante à des citoyens normaux ! Ce qu’il y a de remarquable, c’est que 80 % des gens qui ont commencé le cours ont été jusqu’à la fin. C’est un résultat excellent si on le compare avec le suivi des traitements médicaux habituels, où le taux d’abandon est plus important, et au bout du compte, on n’a souvent que 25 % des gens qui vont jusqu’à la fin d’une cure médicamenteuse. Ceci est encore plus intéressant, car les sujets étaient les Amé­ ricains qu’on pourrait dire en dessous de la moyenne, dans ce sens qu’ils avaient des maladies sérieuses, qui sont fréquem­ ment, bien que certainement pas tout le temps, associées à des

émotions perturbatrices et à des erreurs grossières dans les ha­ bitudes de vie. Ce qui est aussi intéressant, c’est qu’après quatre ans, 45 % des gens ont continué à s’asseoir au moins un quart d’heure par semaine, et à suivre globalement les prescriptions sur le besoin de conscience dans la vie quotidienne. Ceci se passait sans autre renforcement ou rappel de la part des ensei­ gnants ou de l’hôpital. En ce qui concerne les résultats médicaux, on a ob­ servé une diminution de 25 % des troubles physiques, et de 35 % des plaintes psychologiques à propos de l’anxiété, la dépressivité, etc. Encore plus important : même durant cette pé­ riode brève de huit semaines de cours, on a observé un changement de personnalité réelle. On l’a apprécié en recou­ rant à différents tests, par exemple on a remarqué une aug­ mentation de 7 % de la capacité à faire face au stress et aux changements. D ’après les spécialistes de la personnalité, une augmentation globale de cette importance pour un groupe en­ tier est tout à fait significative. En ce qui concerne les méthodes, Kabat Zinn est resté tout à fait classique. Il a lui-même suivi un enseignement de vipassana au Myanmar (Birmanie). Il prescrit aussi le hathayoga pour le corps, et fait pratiquer la méditation allongée. Le Professeur américain s’est excusé quand il a expliqué ceci au Dalaï-lama, mais il s’est expliqué en disant que s’il avait de­ mandé d’emblée à ses patients américains de s’asseoir en lotus, il n’aurait pas eu de clients pour la session suivante... Dans les groupes, il fait pratiquer beaucoup l’observation du souffle, et à la fin de la méditation, il y a un peu de prise de conscience sans aucun choix, choiceless awareness, sachant bien qu’il s’agit de la méditation la plus difficile car la plus simple. Entre le début et la fin, l’essentiel de la pratique est constitué par le ba­ layage du corps. Le problème principal n’est pas de savoir si les gens sont stressés ou non ; la plupart du temps ils le sont, mais ils ne le savent pas. Le balayage du corps est une méthode

efficace pour identifier clairement que oui, il y a problème. En ce sens, il y a une observation intéressante de psy­ chologie expérimentale : on demande à des gens qui sont connus comme étant anxieux, de regarder une image com­ plexe, dont une partie a un contenu perturbateur. Au même moment, on enregistre les mouvements des yeux, en particulier en suivant la direction de la vision aiguë. On a observé que les sujets ne regardent même pas la partie perturbatrice de l’image, et quand on leur demande de faire des commentaires sur la re­ présentation, il semble qu’ils n’ont même pas vu cette partie ; en tous les cas ils n’en parlent pas du tout. En fait, ce qui est arrivé probablement, c’est qu’ils ont entrevu la partie pertur­ batrice avec leur vision périphérique ; cela a induit encore plus d’anxiété que ce qu’ils avaient déjà en eux. Ils ont senti qu’il ne pouvaient pas la gérer, et ils ont ainsi simplement « scotomisé » cette partie de l’image en ne la regardant pas avec la vi­ sion centrale. Ce mode de fonctionnement est probablement aussi valable pour la vision interne du corps et des sensations, la tendance étant de scotomiser, de ne pas voir les zones per­ turbées de l’organisme. D ’où l’utilité d’un balayage complet du corps - il s’agit d’un bon remède pour ce refoulement - et l’im­ portance de se mettre à observer au début la respiration. Ainsi, on calme le mental d’abord, on réduit l’anxiété, et donc on de­ vient capable de voir plus clairement ce qui se passe à l’inté­ rieur du corps et de l’esprit. D ’habitude, en particulier dans la vie moderne, les gens sont toujours occupés à quelque chose. Comme disent les Américains : Keep on moving. Passer d’une partie du corps à l’autre permet une transition douce entre l’ac­ tivisme extérieur usuel d’une part, et la quiétude intérieure nou­ velle de l’autre. Le balayage du corps doit être effectué en gardant pré­ sent à l’esprit une instruction ; nous l’avons vu dans le chapitre sur vipassana et émotions : « Ne laissez pas les sensations se diffuser dans les autres parties du corps, restez centrés sur une

partie seulement, et là, acceptez tout ce qui remonte. » D ’ha­ bitude, les sensations dans une partie du corps ont tendance à se répandre. Par exemple si nous avons un début de colère, nous allons fermer le poing, puis accroître la tension dans les mâchoires ; ensuite il y aura une tension perceptible dans le ventre et dans la plante des pieds, et à la fin, dans une petite série d’endroits, ce qui fait que finalement l’émotion entière de colère sera là, bien enracinée dans différentes parties du corps, et il sera très difficile de s’en débarrasser. Ainsi, il est plus conscient et effectif de stopper le pro­ cessus dans l’oeuf si l’on peut dire, cela signifie qu’il faut limiter la sensation au niveau local et ne pas la laisser se diffuser. En fait, la chaîne des sensations se développe dans une émotion et finalement nous enchaîne, tandis qu’au contraire, en brisant dès le début cette chaîne, on est libéré. Les émotions pertur­ batrices sont comme un cobra qui se dresse pour mordre. Si vous coupez le serpent en morceaux, il ne sera plus capable ni de se dresser, ni de mordre. Une autre image pourrait être celle de l’épilepsie. Les accès de convulsions sont dus à un excès de synchronisation entre les différentes parties d’un hémisphère, ou tout un hémisphère, ou les deux hémisphères ensemble. Dans ce dernier cas, nous avons une épilepsie généralisée, avec au moins perte de conscience et d’habitude une perte de mo­ tricité également, c’est-à-dire que la personne tombe. On peut considérer les émotions comme une épilepsie spécialisée, qui synchronise de façon excessive une série de parties du corps et ainsi obscurcit la clarté de l’esprit. Par exemple, un accès de colère est vraiment comme une absence, une sortie de l’esprit normal pour quelque temps. Dans ce sens, les gens peuvent avoir des difficultés à se souvenir de ce qu’ils ont dit ou fait. Au contraire, si on arrive à « désynchroniser » les sensations qui viennent de chaque partie du corps, nous soignerons de façon efficace ces sortes d’ « attaques de para-épilepsie » que sont les accès émotionnels. Il est vrai que ces accès procurent

un soulagement momentané des tensions, et en cela ils sont addictifs. Bien sûr, la plupart du temps durant les journées nor­ males, nous ne sommes pas secoués par de fortes émotions, mais nous sommes quand même d’une façon ou d’une autre empoisonnés par leurs formes mineures, par exemple l’irrita­ tion contre des proches que nous sommes supposés aimer, mais qui répètent tout le temps les mêmes erreurs depuis des années et semblent ne pas bouger d’un pouce, etc. Ce qui est remarquable dans les pratiques de médita­ tion pour les patients atteints de maladies sérieuses, c’est que même des gens qui n’ont pas pu avoir un bénéfice notable dans la réduction des douleurs physiques ont persévéré dans la pra­ tique quand on les a interrogés trois ans plus tard. Ils expli­ quaient que cela les aidait à faire face justement à cette douleur qui ne voulait pas changer. Quand on demandait aux gens ce qu’ils avaient trouvé de meilleur durant leur entraînement de méditation, ils insistaient sur les prises de conscience accrues, et sur la réalisation d’une vérité fondamentale : «Je ne suis pas mes pensées, et donc je ne suis pas ma souffrance ! » En fait, les termes « médecine » et « méditation » vien­ nent de la même racine mederi en latin qui signifie « soigner » et « se soucier », mais aussi « mesurer ». La méditation est en réalité cette modération, cette mesure dans l’appréciation de soi-même et des situations entre soi-même et les autres, et aussi un équilibre entre les différentes parties de soi-même, comme les sensations, les sentiments, la raison, les instincts ou les idéaux, etc. Voici un bon conseil à propos de la relaxation, et aussi de la méditation : « Soyez si relaxés que même si vous avez des tensions que vous ne pouvez relaxer au moment même, acceptez-les d’une façon relaxée... » Même des gens avec des pro­ blèmes médicaux comme le cancer peuvent tirer profit d’un entraînement de méditation. On leur donne des instructions simples du genre : « Occupez-vous de ce qui est juste et qui va

bien en vous, le docteur se souciera de ce qui n’est pas juste et qui ne va pas ! » L’axe principal de la méthode n’est pas d’effacer complètement le problème, mais d’apprendre à l’accepter et de façon globale, d’accepter les choses comme elles sont. Finale­ ment, cette approche nouvelle pour la médecine moderne tend à souligner un glissement à partir de formes de traitements ha­ bituels vers un mieux-être global ; c’est toute la différence entre prendre simplement une pilule magique, ou au contraire, se sou­ cier du complexe corps-mental-âme en entier. Pour les docteurs et thérapeutes indiens, le modèle de Kabat-Zinn doit amener à une réflexion profonde ; il s’agit même d’une sorte de défi. Les pratiques de méditation qu’il utilise sont venues du Bouddha, et donc de la tradition in­ dienne. Elles sont maintenant enseignées dans 200 hôpitaux américains, mais qu’en est-il dans les centres de santé indiens ? Certainement, il y a des tentatives ici ou là, mais il devrait y en avoir beaucoup plus, et de façon beaucoup plus systématique. Sinon, nous allons nous retrouver dans la situation de ces plantes médicinales indiennes qui sont utilisées depuis des mil­ lénaires en ayurvéda, mais qui se retrouvent tout d’un coup brevetées par une nouvelle compagnie américaine jeune et dy­ namique : les Indiens endormis risquent fort de se retrouver laissés pour compte... Toutes ces recherches sur le lien entre les émotions et la bonne santé, et donc une vie plus longue, aident à mieux cer­ ner le lien entre la médecine et la méditation. En fait, cela revient au taoïsme : il n’était pas aussi métaphysique que la pensée de l’Inde et pas du tout obsédé par l’idée du martyre pour la gloire d’un Dieu unique, comme dans le cas de la Bible et des religions qui en ont dérivé. Dans le taoïsme, le but est une vie bonne, heureuse, longue, et spirituelle. Ils ont développé des méthodes dans ce but, y compris l’alchimie qui était reliée à la médecine à cette époque, et aussi des techniques de méditation. Sans aucun doute il y a beaucoup à apprendre de cette perspective.

Le fait de voir les preuves expérimentales démontrant que les émotions positives assurent une santé satisfaisante et une longue vie, représente une bonne nouvelle pour les trois quarts de l’humanité qui ne sont pas religieux mais qui cher­ chent une base solide pour fonder leur éthique. Pour aller un pas plus loin et être un peu provocant, nous pourrions ajouter que c’est aussi une bonne nouvelle pour ces personnes qui sont supposées croire en un dieu ou un autre, mais qui ne sont pas tout à fait sûres qu’il existe. Dans ce cas, elles auront au moins la consolation qu’il y a la preuve que les efforts qu’elles effec­ tuent pour développer les émotions positives seront féconds, même s’il est possible qu’elles soient dans l’erreur à propos de leurs conceptions métaphysiques. Beaucoup de gens, bien qu’apparemment intégrés dans un tissu social, se sentent esseulés à l’intérieur et en souffrent. Un psychiatre occidental, Howard Cutler, a écrit trois livres avec le Dalaï-lama, à commencer par L ’art du bonheur.135 Un jour, il lui a demandé s’il se sentait de temps à autre trop seul. Il était presque sûr qu’il répondrait « oui », car il le connaissant depuis 30 ans, et savait qu’il était très sincère à propos de ses propres sentiments. De façon surprenante, le Dalaï-lama a en fait répliqué : « jamais ! ». Il a ensuite expliqué que le sentiment de solitude venait d’un manque de compassion active. Bien qu’il soit très occupé comme responsable d’un état en exil et chef spirituel, il essaie de se relier avec les gens, et même si le premier 135. The Dalai Lama and Cutler Howard, The Art ofHappiness, The Art of Happiness at Work, The Essence of Happiness et The Art ofHappiness in a Troubled World Hodder & Stoughton, Grande-Bretagne, entre 1998 et 2009. Voir aussi Healing Emotions: the Conversations with the Dalai Lama on Mindfulness, Emotions and Health, Boston, Shambala Publications, 1997 ; Sleeping, Dreaming and Dying - an Exploration of Consciousness with the Datai Lama, Wisdom publications, 1997. (Odile Jacob pour l’édition fran­ çaise, avec Francesco Varela) ; Gentle Bridges, Shambala, 1992 ; Conscious­ ness at the Crossroads - Conversations with the Dalai Lama on Brain Science and Buddhism, Snow Lion Publications, New York, 1999 ; et The Heathy Mind Interviews, Vajra Publications, 2007, Jetha, Katmandu.

essai est un échec, il tente de nouveau par d’autres moyens et à d’autres niveaux. Souvent, les gens sentent que c’est le devoir des autres de faire le premier pas, et non pas l’inverse. Si l’autre pense aussi la même chose, la vie se réduit à une juxtaposition de petites sphères de solitude, et devient effectivement grise et triste. Pour continuer avec le Dalaï-lama, celui-ci sent ceci très clairement avec son expérience de vie (il a maintenant 78 ans) : ce qui est important dans la vie religieuse et spirituelle, ce n’est pas ce que les gens croient, mais plutôt le fait qu’ils soient de bonnes personnes et qu’ils fassent le bien. La notion de prise de conscience et les limitations des neurosciences

Un moine bouddhiste d’Asie a demandé à un scientifique qui était en train d’enregistrer ses ondes cérébrales : « Est-ce que vous avez une machine pour mesurer la conscience ? » Le cher­ cheur a réalisé qu’il n’en avait pas, il se contentait d’enregistrer une activité plutôt globale du cerveau. Certainement, avec l’ima­ gerie cérébrale, on peut être plus précis et découvrir un certain nombre de détails, mais qu’en est-il de cette synthèse qu’est la conscience ? La mesurer directement reste encore une chimère. Ainsi, comment commencer ? Et s’il n’y a pas de moyen de la mesurer, comment peut-on construire une science à son sujet ? En fait, si on regarde de près le champ des sciences elles-mêmes, on observe une dysharmonie entre les sciences dures et les sciences dites douces. Ce qu’on considère comme une preuve valide en psychologie ou en sociologie sera juste du bavardage pour la physique et la chimie. Cependant, cela serait plutôt dur de dénier aux sciences douces le nom même de science... Si l’on se plonge profondément dans ces questions, on réalisera que la psychologie occidentale a elle-même besoin d’une bonne psychothérapie, pour se soigner d’une sorte de

mégalomanie : celle qui consiste à croire qu’elle a découvert la psychologie des profondeurs et les mécanismes de l’incons­ cient, alors que les techniques méditatives de l’Orient s’en oc­ cupent également depuis deux ou trois millénaires. De plus, la psychologie occidentale, excepté dans ses parts de neurologie et ses expériences de laboratoire, n’est pas vraiment une science. La psychothérapie en particulier est un art, et au fond tant mieux : qu’elle le reste ! La question la plus épineuse qui se pose dans le dia­ logue entre la spiritualité et les neurosciences est celle du ré­ ductionnisme. Le postulat général des neurosciences, c’est que la conscience est une sécrétion du cerveau. Certains grands chercheurs comme Sir John Eccle, un prix Nobel de médecine, sont clairement contre cela. Mais si la conscience est indépen­ dante du cerveau, comment l’objectiver ? Le Dalaï-lama est de l’opinion que cela sera possible un jour ou l’autre. Pourquoi les scientifiques se sont-ils attachés à étudier les cellules et la chimie, alors que les yoguis se sont focalisés sur les notions de centre et de canaux d’énergie ? Ici, je pense que la réponse est plutôt simple : à cause d’une ignorance mu­ tuelle. Maintenant qu’un dialogue avec plus de connaissances respectives des deux domaines est possible, il est important de travailler ensemble pour avoir une vue plus globale des choses. Dans ce sens, il y a une branche de ces recherches qui consiste en l’étude de la koundalinî. On peut trouver par exemple un livre de 450 pages sur ce sujet, rassemblées par John White136. Il est tout à fait complet sur ce domaine, en équilibrant les sources traditionnelles et modernes. Nous avons aussi parlé auparavant du livre de Motoyama sur les chakras et les canaux d’énergie, étudiés avec des appareillages détectant par exemple les infrarouges. Par ailleurs, Rupert Sheldrake a travaillé sur les champs morphogénétiques. Il s’agissait pour lui d’expliquer pourquoi 136. White John, Kundalini,

Evolution, and Enlightenment, octobre 1990.

certains entraînements chez les animaux pourraient se trans­ mettre de façon directe, même à de grandes distances. De plus, il est en faveur de la liberté du choix des sujets dans la re­ cherche scientifique. Il a publiquement demandé au gouver­ nement britannique de consacrer ne serait-ce qu’l ou 2 % de l’enveloppe budgétaire globale de la recherche à des sujets de « science populaire », c’est-à-dire choisis par les gens euxmêmes. Lui-même s’est consacré, en plus de la question des champs morphogénétiques, à des recherches de parapsycho­ logie, et récemment, il s’est même mis à recevoir des crédits pour celles-ci. Jusqu’ici, un grand tabou pour les scientifiques a été la subjectivité en elle-même. Il était par exemple un anathème pour les comportementalistes d’en tenir compte. Heureusement, cette attitude dogmatique est en train de diminuer. Certainement, il y a des sujets qui ont besoin d’être maniés avec précaution. Par exemple, dans le domaine de l’éveil de la koundalinî, il y a beau­ coup d’expériences fausses qui ne sont que des formes pertur­ bées d’éveil sexuel, liées à l’hystérie ou à des états-limites plus qu’à un véritable éveil. Dans le domaine des drogues, en parti­ culier avec l’expérimentation sur soi-même, nous sommes aussi évidemment sur un terrain glissant. Cependant, il y a eu de grands psychiatres, comme le français Moreau de Tours au XIXe siècle, qui ont essayé le haschisch par exemple pour être capables de décrire très correctement ses effets, et leurs observations sur ce sujet sont toujours valables. Il y a actuellement un médecin français, Jacques Mabit, qui travaille sur les effets d’une plante amérindienne, l’ayahusca. Il traite avec de bons résultats, sem­ ble-t-il, les personnes atteintes de problèmes difficiles comme la dépendance à l’héroïne et à l’alcool. Bien sûr, nous devons prendre sérieusement la notion de secret initiatique dans la transmission traditionnelle ; cer­ taines connaissances peuvent être facilement utilisées de tra­ vers, et la prudence reste nécessaire. De plus, le gourou

donnera ses instructions d’après le niveau d’un disciple parti­ culier, et celles-ci ne sont donc pas d’habitude universelles. Cependant, d’un autre côté, les techniques tibétaines de visua­ lisation, par exemple, étaient considérées comme le secret bien gardé des yoguis himalayens dans leurs grottes, mais elles ont trouvé des applications pratiques avec des techniques comme la sophrologie de Caycedo dans le monde latin, ou l’imagerie mentale contre le cancer avec les Simonton aux Etats-Unis. Nous avons vu le même processus avec vipassana et le Pr Kabat-Zinn. Evidemment, il y a des aspects négatifs dans cette évolution, par exemple la commercialisation du tantrisme de la main gauche à la fois dans l’Inde moderne et en Occident, mais cela ne doit pas amener à négliger les nombreux aspects positifs. Une autre difficulté de l’étude de ce genre de phéno­ mènes peut provenir des méditants eux-mêmes. Quand on a demandé par exemple leur collaboration à des moines chinois bouddhistes, ils ont eu du mal à accepter les enregistrements de leur cerveau en méditation, car ils avaient peur, comme des écoliers, que les conclusions de l’« examen » soient une mau­ vaise note, c’est-à-dire que leur 20 ou 30 ans d’efforts de mé­ ditation s’avèrent négatifs ou stériles... En fait, il ne s’agit pas de cela, la nature de l’esprit humain est d’avoir envie par cu­ riosité d’aller voir ce qui se passe quelque part, même si c’est au fond du cerveau ! Au début de mon séjour en Inde il y a une vingtaine d’années, j’ai visité un certain nombre d’ashrams équipés de laboratoires pour la recherche sur la méditation. J ’ai eu l’im­ pression globale que les responsables de projets manquaient d’un recensement convenable de la littérature avant de se lan­ cer dans leurs recherches. Ils se contentaient de refaire, avec un équipement limité, ce qui avait déjà été accompli des ving­ taines de fois, en particulier en Occident, durant les 20 ou 30 ans auparavant. Comme on dit, ils enfonçaient des portes ou­

vertes. Le principe de base de la recherche scientifique est de faire d’abord un bon recensement de la littérature pour iden­ tifier les domaines qui ont besoin d’être clarifiés ou explorés, avant de se lancer dans une recherche donnée. Sinon, les ex­ périmentations risquent simplement de représenter une sorte de publicité destinée à montrer aux croyants naïfs que la tech­ nique d’un ashram donné à certains bons effets physiologiques. Mais en fait, toutes les méthodes de relaxation et de méditation ont certains effets positifs. Puisque nous parlons de conscience, nous devons ré­ fléchir brièvement sur ce qu’est le sens de l’ego. Du point de vue de la neurologie, il semble qu’il y ait un centre de l’ego près du corpus callosus, une structure qui est responsable de la liaison entre les deux hémisphères : cela paraît logique, puisque la conscience naît et se nourrit de comparaisons, en réfléchissant et en équilibrant un côté, un aspect d’un problème avec l’autre. C’est le rôle justement de ce corpus callosus de rendre possible ce type de travail. Il procure le câblage neuronal nécessaire. Il est important de réconcilier en des termes simples védânta et bouddhisme à propos de l’ego : quand le bouddhisme affirme qu’il n’y a pas d ’atman, cela correspond à l’ego, l ’atman individuel des védântins. Pour ce qui est de / ’atman universel, il y a une école de bouddhisme qui le dénie complètement, tandis que d’autres acceptent l’existence d’une conscience fondamen­ tale, ou d’un « magasin de connaissance », âlaya vijnâna, comme dans l’école du Yogâcâra. Dans l’ensemble, le bouddhisme aime se contenter d’une conscience temporaire qui travaille comme une réaction aux vedâna-s, c’est-à-dire les sensations et les sen­ timents. En comprenant le fonctionnement de cette conscience temporaire, qui pourrait correspondre dans le domaine infor­ matique à la RAM, la mémoire vive, on a tout ce qu’il faut pour obtenir la libération., sans avoir à recourir à une entité « conscience fondamentale » dont on ne peut prouver l’existence —et qui est en plus inutile pour la libération.

Maintenant que nous nous approchons de la dernière partie de ces réflexions, il est important de réfléchir sur une no­ tion de sciences des religions qu’on appelle le concordisme. Il s’agit de la tendance profondément enracinée chez certains croyants de faire des concordances, de mettre en accord des dé­ couvertes scientifiques récentes avec des parties, ou même des versets ou de simples mots des leurs Ecritures sacrées. On doit prendre cette tendance avec un grain de sel : en effet, il y a une confusion de niveaux, entre l’Age d’or de la religion, qui repré­ sente une manière d’exprimer sous forme de mythologie ce qui est venu de la conscience pure, du Soi, et l’histoire au sens concret du terme avec une évolution de l’ignorance vers plus de connaissances au niveau scientifique. On doit accepter le pa­ radoxe selon lequel un enfant de 10 ou 12 ans de nos jours connaît plus exactement le monde physique qu’un prophète ou un rishi des temps jadis. J’ai vécu dans un pays musulman, l’Algérie, pendant 15 mois ; j’y ai enseigné et pratiqué la psychiatrie, et je suis venu en contact avec une fraternité soufie. Comme le monde musulman tout entier, les membres de cette confrérie avaient été très im­ pressionnés par un livre sur le Coran écrit dans les années 80 par Maurice Bucaille (La Bible, le Coran et la science, disponible sur islamic-invitaion.com). La tentative était à l’évidence naïve : Cousteau prenait un simple verset, parfois un seul mot du Coran, et essayait de montrer qu’il prédisait vaguement une dé­ couverte scientifique postérieure. Ce type d’interprétations sim­ plistes n’est pas convaincant, mais il a eu un grand succès dans le monde musulman, car les croyants ont une grande anxiété à propos de l’invasion croissante de la modernité et de son pou­ voir convaincant par rapport aux articles de leur foi antique, et de plus en plus en décalage avec le progrès inexorable des connaissances. Cet ouvrage était visiblement une sorte de ten­ tative de réassurance, mais il n’a pu convaincre en fait que ceux qui voulaient l’être.

En réalité, quand une idéologie veut être totalitaire, elle doit interférer avec les sciences et le résultat de leurs recherches. Cela a été le cas avec Staline par exemple, qui dictait aux biolo­ gistes les conclusions auxquelles ils devaient arriver pour être en ligne avec le Parti ; nous pouvons citer le cas des facteurs acquis qui étaient supposés être génétiquement transmis pour permettre un progrès constant de l’humanité vers le paradis communiste, alors qu’en fait, ce n’était pas et ce n’est toujours pas le cas. Il est intéressant de voir que parmi les intégristes mu­ sulmans, et les terroristes, nous trouvons des gens qui ont un bon niveau d’études, comme un doctorat en sciences. Cepen­ dant, quand on y regarde de plus près, on découvre qu’il s’agit régulièrement d’une forme ou d’une autre de technologie, de sciences tout à fait matérielles, et qu’il ne s’agit pratiquement ja­ mais de psychologie et de psychiatrie. Je me souviens que lorsque j’ai travaillé en Algérie, aucun de mes collègues, qu’ils aient été psychiatres ou psychologues, n’était tenté même de loin par l’intégrisme. En réalité, ils voyaient trop clairement la ma­ nipulation de l’esprit que celui-ci impliquait, et le mélange de paranoïa et de dépression qu’il exprimait. Une fois le diagnostic fait, il n’y avait plus de raison de rentrer dans l’engrenage de ce type de psychopathologie. Nous pouvons maintenant nuancer notre critique du concordisme. On peut dire qu’il représente une tentative naïve dans le domaine des sciences dures, mais qu’il a sa place dans le champ de la psychologie, en particulier si on est intéressé par les archétypes. Ces images qui ont fourni une inspiration pour des millions de personnes, ont certainement quelque chose en elles, un savoir capable de toucher une corde pro­ fonde du cœur humain. Elles peuvent être reprises par notre psychologie moderne, en gardant présent à l’esprit que si nous voulons qu’elles soient réellement effectives et actives, nous avons besoin de nous concentrer sur elles pour longtemps, et avec une énergie soutenue comme on l’a fait dans les traditions.

Après avoir parlé du concordisme, nous pouvons dire un mot du créationnisme. Il est le fait surtout des religions du Livre, comme les chrétiens et musulmans qui sont liés par leurs dogmes. Certes, l’Église catholique a fait un ou deux pas en ar­ rière durant quelques décennies, mais le problème de base de­ meure presque le même : si le Dieu personnel n’a pas été capable d’intervenir dans la création même pour créer un grain de poussière ex nihilo, comment serait-il donc capable de chan­ ger le cœur de chaque être humain et de les juger en masse à la fin des temps ? Dans la conception du védânta et du boud­ dhisme, on peut dire que le monde a toujours existé, bien qu’il ait évolué et subi des cycles. Dans ce contexte, les gens seront plus à l’aise avec la cosmologie scientifique. Ils sont protégés par le silence du Bouddha, exprimant qu’il ne savait pas ce qui s’était passé au début de l’univers, s’il y a eu un début. Mainte­ nant, nous avons beaucoup plus de données solides et de connaissances pour élaborer une réflexion à ce sujet d’une façon convenable. Une autre illusion de la pseudoscience est représentée par une sorte de darwinisme à propos de l’évolution des reli­ gions. Selon cette tendance, la meilleure religion doit être comme la meilleure race, la plus nombreuse, ayant été capable de triompher par sélection naturelle et lutte violente de toutes les autres. Il y a déjà contre ceci l’argument spirituel de Swami Râmatirtha : il explique, non sans une pointe d’humour, que si l’on devait prendre comme signe de la valeur d’une religion le nombre, certainement, la religion de Satan serait la meilleure d’entre elles. En effet, il est celui qui a le plus grand nombre de fidèles, avec l’addiction que les humains ont aux idées de violence, de sensualité, d’avidité, de colère, etc. De plus, une réflexion simple montrera que les épidémies peuvent se répan­ dre dans une bonne partie de l’humanité sans pour autant être pour son bien. Un autre argument encore est de considérer ce genre de doctrine comme du racisme métaphysique, ou les

croyants d’un groupe donné seraient des surhommes et tout le reste de l’humanité des sous-hommes. C’est le type même de préjugé qui mène à des catastrophes à long terme. La recherche à propos de la parapsychologie est très im­ portante : elle aidera à intégrer dans le champ des sciences ces phénomènes qui apparaissent dans différentes traditions, mais ont été jusqu’ici reliés à toutes sortes de dieux différents ou même à un Dieu unique. Il y a un bon nombre de gens qui tra­ vaillent sur ces sujets. Nous pouvons mentionner par exemple Marilyn Schlitz et l’IONS, Institute ofNoetic Sciences en Califor­ nie137 (Il s’agit d’un institut fondé par Edgar Mitchell, l’astro­ naute américain qui a marché sur la lune). Ils ont certainement prouvé que la pensée a un pouvoir. Pour l’augmenter, ils ont isolé ce qui importait : ce n’est pas tant une question de quantité de gens qui ont la même pensée en même temps, que l’intensité des sentiments qui l’accompagne. Quelque part, c’est comme une fusée qui lance un satellite en orbite. Marilyn Schlitz recon­ naît honnêtement avec son équipe qu’ils n’ont rien trouvé qui puisse relier ce phénomène du pouvoir de la pensée à une entité supérieure personnelle, quel que soit son nom. Il y a une organisation dynamique qui dirige des confé­ rences sur la psychologie et la spiritualité en Inde, la Yoga Psychological Association of India, Y.P.A.I. J ’ai participé à leur congrès à Hardwar, c’était en 2007 si je me souviens bien, et les actes de ce congrès ont été publiés138. Une dernière réflexion sur la conscience et la science : il n’y a pas si longtemps, les départements de philosophie et de psychologie dans les universités indiennes étaient encore réunis. C’était le cas aussi auparavant en Occident. Maintenant, cette tendance revient d’une façon intéressante en Allemagne. Un jeune philosophe, Richard-David Precht, a étudié en profondeur 137. www.noetic.org, avec possibilité d’une lettre de nouvelles pour être tenu au courant des dernières recherches de l’Institut. 138. Avec Ganesh Shankar comme coordinateur à la Sagar University de Jabalpur dans le centre de l’Inde : [emailprotected]

les neurosciences et la psychologie et en a établi une synthèse compréhensible par le grand public, dans un livre qui est devenu un best-seller en Allemagne et qui est maintenant traduit en dif­ férentes langues. Il a donné un nom humoristique à cet ou­ vrage : Qui suis-je, et si je suis, combien ? Il a compris qu’il était perdu, en tant que philosophe au sens traditionnel du terme, de même que le grand public l’était, en face de la masse d’infor­ mations désorganisées, souvent contradictoires, qui arrivaient de tous les coins. Il a donc travaillé dur pour organiser tout ce nouveau matériel. La philosophie moderne ne doit pas être sim­ plement une répétition de l’histoire de la philosophie, mais elle doit se montrer capable d’explorer et en quelque sorte de digérer de nouveaux champs de connaissance. Un retour à la science contemplative

Il y a une différence entre musiciens et musicologues : les pre­ miers pratiquent un art, les seconds en parlent, l’analysent, etc. Néanmoins, il est difficile d’imaginer un musicologue compétent qui n’ait aucune pratique de musique, ni même un goût pour elle. Il serait simplement « à côté de la plaque ». Cette analogie tient bon pour la psychologie et les neurosciences d’un côté, et la connaissance de la méditation de l’autre. Même avec une connaissance simple de la méditation, les thérapeutes peuvent faire un grand bien, comme le Pr Kabat-Zinn l’a démontré de­ puis 30 ans. Il y a un bon nombre de psychothérapeutes qui ont compris l’importance d’une pratique quotidienne de cette mé­ ditation pour eux-mêmes. Souhaitons que cette tendance s’ac­ croisse à la fois en quantité et en qualité. Pour conclure, il sera intéressant de laisser parler Mat­ thieu Ricard qui a été un scientifique de haut niveau et qui est maintenant moine dans la tradition du bouddhisme tibétain, au sujet de ce qu’est vraiment la réalité objective, et de ce qui peut être une fondation pour la recherche spirituelle :

Qu ’entend-on par connaissance objective ? La nature des particules est inconnaissable indépendamment de systèmes de mesure. De même un univers indépendant de tous concepts humains est inconnaissable par l ’esprit humain. Qu 'est-ce qui s'attache à la réalité des phénomènes ? C ’est l'esprit. Et ici, sur quoi agissons-nous ? Sur l'esprit ! Si on réussit à débloquer la perception qu 'a l'esprit de la solidité du monde, perception qui conduit à des souffrances sans fin, il s'agit bien d'une connaissance objective, non pas de la physique naturelle, mais des mécanismes de la souf­ france et d ’une vérification expérimentale des résultats de cette science de l'esprit. Faudrait-il considérer qu 'une vérification expérimentale ne peut porter que sur des phénomènes physiques ? De ce point de vue, seules les sciences quantitatives et physiques mériteraient le nom de sciences exactes. Pour être exacte, une science doit partir de certaines hypothèses, procéder avec rigueur dans le domaine de l ’expérience, pour fina­ lement valider ou infirmer cette hypothèse par les résultats des expériences. Il n ’y a aucune raison pour que ces cri­ tères soient limités au domaine physique et objectif. De plus, je ne vois pas pourquoi il faudrait dissocier l'essor de l ’esprit de l ’amélioration de la personne, car la conquête de la sérénité est l'une des vérifications expéri­ mentales de la science contemplative, comme la chute des corps est la vérification expérimentale de la loi de gravité. Rien, sinon l'esprit même, ne peut permettre de connaître la nature ultime de l ’esprit. Si l ’introspection a échoué en tant que méthode scientifique dans le contexte de la psy­ chologie occidentale et en a été écartée, c 'est parce que ceux qui l ’ont utilisée ne disposaient pas d ’outils adéquats pour conduire leurs expériences. Ils n ’avaient pas la moin­ dre information, ni la moindre connaissance du domaine et ignoraient les techniques qui permettent de tranquilliser l ’esprit afin d ’en observer la nature profonde. C 'est comme si quelqu ’un utilisait un voltmètre instable et concluait qu’il est impossible de mesurer la tension d ’un courant électrique. L'apprentissage des techniques contemplatives

demande de la persévérance... On peut comprendre le scepticisme, mais pas le manque d ’intérêt, de désir de vé­ rifier la validité d ’une approche différente. Le problème existe aussi dans l ’autre sens. J ’ai connu des Tibétains qui refusaient de croire que des hommes soient allés sur la lune ! 139 Le champ de la science contemplative nous donne une leçon d’humilité. Personne ne connaît l’ensemble du tableau, mais si nous acceptons de collaborer, bien des découvertes in­ téressantes ressortiront au grand jour. De plus, ce travail d’uni­ fication est positif, la Bhagavad-Gîtâ dirait sattvique, dans un verset bien connu (18, 20) : Sarvabhuteshû yenai ’kam bhâvam avyayam îkshate Avibhaktam vibhakteshu tat jhânam viddhi sâttvikam « Cette connaissance par laquelle l’Être impérissable est perçu dans toutes les existences, non divisé au sein du divisé, sache qu’elle est sattvique. »

139. Revel Jean-François et Ricard Matthieu, Le moine et le philosophe - Un père et son fils débattent du sens de la vie, Pocket, 1999, p. 148-149.

Chapitre 14 Un esprit de vie souffle sur le milieu scientifique

Réflexions au retour du Congrès de Denver sur les Sciences contemplatives Le Congrès de Denver s’est tenu du 26 au 29 avril 2011 au Colorado, aux confins de la grande plaine centrale des Etats-Unis et des Montagnes Rocheuses. Leurs crêtes ennei­ gées formaient la ligne d’horizon à l’ouest de la ville. La réu­ nion rassemblait 700 participants, souvent scientifiques de bon niveau (au moins une douzaine de professeurs d’université et un membre de l’Académie Américaine de Médecine, David Ri­ chardson, dont nous reparlerons) ou thérapeutes praticiens. Les organisateurs ont d’ailleurs dit qu’il y aurait pu en avoir fa­ cilement mille, s’il n’y avait pas eu des questions de place. Je me suis rendu moi-même là-bas, étant intéressé depuis plus de trente ans par ce sujet du rassemblement qui était la science contemplative. Celle-ci cherche à mettre en rapport les expé­ riences subjectives des méditants à la première personne, et l’approche objective scientifique à la troisième personne si l’on peut dire. Un des buts de la rencontre était aussi de remettre

en cause l’idée que la matière est le seul critère de réalité, ce qui est le grand postulat jamais vraiment prouvé des scientistes purs et durs. Un quart de siècle de rencontres du Dalaï-lama avec les scientifiques

L’organisation générale du congrès était effectuée par le Mind and Life Institute né des rencontres depuis 1987 du Dalaï-lama avec les scientifiques. Le mouvement le plus représenté dans le congrès à tous les niveaux était celui de la Mindfulness de Jon Kabat-Zinn et de sa nombreuse équipe. Matthieu Ricard était présent. Le Mind and life Institute s’est bien développé depuis les rencontres de quelques scientifiques comme Francesco Varela avec le Dalaï-lama à Dharmashala en 1987. C’est encore là-bas que s’est tenu en octobre 2011 le 21eme congrès de l’or­ ganisation qui a porté sur Ecologie, éthique et interdépendance, avec la collaboration de scientifiques et de représentants de di­ verses religions. La nouvelle branche européenne de l’Institut s’était aussi occupée à Zürich en 2010 de la 20eme réunion sur un thème important, Altruisme et compassion dans les systèmes économiques. On a demandé au Dalaï-lama pourquoi, d’une année sur l’autre, il recherchait régulièrement des moyens d’avoir des conversations approfondies avec les scientifiques et leur savoir. Il a répondu qu’en dehors de son intérêt personnel, il voyait en l’ignorance la cause-racine des souffrances : Je crois que toutes les souffrances sont causées par l ’igno­ rance.. Les gens infligent du mal aux autres à cause d ’une recherche égoïste de leur bonheur et satisfaction. Pourtant, le vrai bonheur vient d'un sens de paix et de contentement, qui à son tour doit être accompli par la culture de l ’al­ truisme et de la compassion, et l ’élimination de l ’igno­ rance, de l'égoïsme et de l ’avidité.

Quand on lui a demandé : « Qu’est-ce que le mal ? », la leader de l’opposition birmane et Prix Nobel de la paix Aung San Suu Kyi a répliqué : « Je ne pense pas qu’il y ait une telle chose que le mal, mais je pense qu’il y a une chose telle que l’ignorance, et que la racine de tous les maux est l’ignorance. »140 Juste à côté de Denver se trouve la ville universitaire de Boulder où a été installé le bureau du Minci and Life Institute de­ puis 25 ans ; il est sur le point de déménager dans le Massachu­ setts. C’est là aussi que sont l’Université Naropa et les éditions Shambala, qui ont effectué un travail considérable de traduction et de présentation du bouddhisme en Occident, dépassant heu­ reusement les controverses qui ont entouré leur fondateur Chôgyam Trungpa. Quant au Dalaï-lama, il continue à soutenir activement le Mind and Life Institute, au moment où j’écris ces lignes, il vient de lui faire une donation de 200 000 dollars. Recherches sur la pleine conscience

La conférence inaugurale a été assurée par Jon Kabat-Zinn, dont nous avons déjà parlé dans le chapitre précédent pour son travail en faveur de la méditation à l’hôpital. Il a commencé par retirer sa veste et ses chaussures et par s’asseoir sur un coussin pour faire pratiquer de la méditation aux 700 per­ sonnes réunies... Il était remarquable par sa simplicité, venant s’installer avec tout le monde pour les repas dans les places qui restaient de libre, et arrivant le matin en tee-shirt pour s’asseoir dans la foule et suivre la méditation du matin dirigée par d’au­ tres. La première recherche officielle sur l’attention, mindfulness, dans la forme pédagogique et standard qu’il lui a donnée dans ses applications médicales et psychologiques, remonte à 1982. D ’après ce professeur du Massachusetts Hospital, le vrai 140. Les deux citations ont été reprises de la présentation du travail du Mind and Life Institute, Annual report - « Alleviating suffering andpromotinf weelbeing and integrated understanding o f the human mind » par le nouveau prési­ dent, un physicien du Massachusetts, Arthur Zajonc, p. 14.

tournant s’est situé en 2004 lors d’une grande réunion du N.I.H. (National Institute of Health, le ministère de la Santé amé­ ricain) où se sont décidées de multiples recherches sur l’atten­ tion autour de la structure standard des stages d’iniüation à la méditation étalés sur 8 semaines dont nous avons parlé. Ce qu’il y a de beau, c’est que même avec ces durées de pratique relativement faibles, de multiples résultats positifs ont été constatés, et le sont encore grâce à la multiplication des études. Il y en a eu environ 350 sur la seule année 2011. Kabat-Zinn nous a avoué que son cauchemar, c’était d’entendre dire qu’il avait inventé la « mindfulness » : déjà parce que celle-ci est aussi vieille que l’humanité, même si elle a été particulièrement mise à l’honneur par le Bouddha. Qui plus est, l’attention ne peut être un concept, elle est cette pratique même qui finit par dissoudre tous les concepts. Après des pionniers comme Thérèse Brosse en France et S. Deikman aux États-Unis, les études systématiques sur la méditation se sont vraiment développées grâce à l’influence de la Méditation Transcendantale dans les années 70. Elles étaient alors centrées surtout sur leur méthode, c’est-à-dire la récitation du mantra. Les résultats de ces recherches ont été publiés dans des Collected Papers qui représentaient déjà en 1980 cinq gros vo­ lumes. Il y a eu aussi en France et dans les pays latins les recherches lancées par la sophrologie, portant surtout sur la visualisation.141 Même si les stages d’initiation à la mindfulness se déve­ loppent quantitativement dans différents pays, cela n’empêche pas certains enseignants de vouloir aller pour eux-mêmes beau­ coup plus loin. J ’ai pu, par exemple, m’entretenir lors d’un dîner assis par terre avec un responsable des programmes d’ap­ plication médicale de la Mindfulness dans le Massachusetts. Il est très proche de Kabat-Zinn, mais m ’a dit qu’il souhaitait prendre sa retraite, repartir dans les Pyrénées espagnoles où il 141. Voir à ce propos le livre du cardiologue Rager, aux Éditions Fayard.

a vécu et se consacrer à l’étude comparée de ses deux grands inspirateurs du point de vue mystique, Saint Jean de la Croix et Krishnamurti. Un autre enseignant, John Teasdale, est mem­ bre de l’Académie de médecine britannique, directeur de re­ cherche dans les universités d’Oxford et de Cambridge, auteur de livres sur l’application de l’attention au traitement de la dé­ pression142. Il annonce officiellement qu’il utilise sa retraite pour approfondir sa pratique personnelle de la pure conscience. La « question dure » de ce qu’est vraiment la conscience

Matthieu Ricard était présent, il est intervenu en contrepoint avec Wolf Singer, un chercheur très pointu sur le thème du cer­ veau et de la conscience. Il s’agit d’une « question dure » que la plupart des scientifiques du cerveau cherchent à éviter, en allant plutôt vers des études de détails. Singer nous a expliqué com­ ment la conscience ne pouvait guère être localisée dans le cer­ veau, mais que les recherches actuelles s’orientaient vers la notion de circuit et de résonance, celle-ci faisant certainement intervenir des champs non pas électriques habituels mais quan­ tiques, permettant d’expliquer des faits simples mais déconcer­ tants. Par exemple, comment se fait-il qu’on soit capable de savoir extrêmement rapidement, en quelques fractions de se­ condes, si on connaît déjà un objet ou un visage ? Cela défie en fait la vitesse limitée des circuits électriques neuronaux et synaptiques et amène à recourir à d’autres types d’explications. Matthieu Ricard a développé l’idée que pour le boud­ dhisme, ni la matière n’est un absolu (ce que soutiennent les scientistes), ni le mental, les deux sont dénués d’existence in­ trinsèque, bien qu’ayant bien sûr une existence au sens conven­ tionnel et ordinaire du terme. Par exemple, un paradoxe 142. Teasdale John, Segal Zindel et Willams Mark, Mindfulness-based Cogni­ tive Therapy for Dépréssion (traduction française disponible).

important à méditer à propos de la conscience lumineuse, c’est que la lumière est utile pour voir les objets, mais pas pour se voir elle-même. Le bouddhisme défend l’idée de la possibilité d’une conscience non-émergente de la matière, en parallèle aux formes inférieures de conscience qui elles, sont émergentes. Par ailleurs, on ne peut guère avoir d’appareil à mesurer la conscience, c’est pour cela qu’il est si difficile d’établir une vraie science à son propos et que, comme nous l’avons dit, la conscience est considérée comme une « question dure » que les scientifiques essaient en général d’éviter. L’aborder de front a été tout l’intérêt de la rencontre de conclusion, dans la grande salle à la fin d’une journée de congrès bien remplie, entre Wolf Singer et Matthieu Ricard. Un élément intéressant du congrès étaient les poster présentations où les chercheurs, souvent des jeunes, présentent leur étude en quelques pages de textes et de schémas affichés sur des tableaux en série, ainsi le public peut passer de l’un à l’autre et échanger avec les auteurs. Cela crée une effervescence de l’esprit qui est un encouragement à la fois pour les scienti­ fiques auteurs des recherches et pour leurs visiteurs. Toutes sortes de rencontres surprises s’établissent ainsi, pour le plus grand progrès de la connaissance. L’altruisme a été un sujet central dans le Congrès. Le Dalaï-lama insiste sur cette qualité fondamentale. Il fait remar­ quer par exemple que des sages chinois comme Confucius et Mencius ne croient ni en l’enfer-paradis comme dans la bible, ni au karma comme en Inde, pourtant ils ont un sens éthique fort développé. Pour eux, l’alpha et l’oméga d’une vie juste, se résument à deux mots, attention et altruisme. Ces deux « as » sont le début de l’alphabet des vertus, toutes les autres qua­ lités en découlent. Ce qui pourrait paraître à première vue comme un simple élan émotionnel donne lieu, en fait, à beau­ coup d’études scientifiques et de contrôles psychologiques et sociologiques. Toute une série de tables rondes ont fait le

point des recherches sur le sujet. La culture des émotions po­ sitives ressort de plus en plus comme une base d’éthique ac­ ceptable universellement, indépendamment des Révélations particulières. En effet, elle aide à la fois soi-même et les autres à vivre plus longtemps et en meilleure santé physique et psy­ chique. Les données scientifiques s’accumulent dans ce sens, bien qu’il y ait parfois certains éléments de contradiction qu’il reste à intégrer. Matthieu Ricard lui-même m’a expliqué qu’il terminait un grand livre sur l’altruisme, et qu’il se retirait le plus possible en ermitage pour l’achever. Il y alterne méditation et écriture jour après jour. Il maintient, entre autres, à la suite du cher­ cheur américain Steven Pinker dans un gros livre récent143, que la violence humaine décline en proportion. Certes, le vingtième siècle a été en chiffre absolu le plus sanglant de l’histoire de l’humanité, mais proportionnellement, les autres siècles l’ont été beaucoup plus. Un autre sujet important à avoir été abordé durant les tables rondes a été la nourriture en pleine conscience. C’est le titre d’un ouvrage144 d’une femme, médecin nutritionniste amé­ ricaine, qui est aussi moniale et enseignante de zen, Jane Chozen Bays. Elle a essayé de faire passer la sagesse zen, pratique à propos de l’alimentation, en l’alliant avec les connaissances modernes de nutrition. Jon Kabat-Zinn participait avec celleci à la table ronde et a soutenu qu’il s’agissait d’un livre fonda­ mental pour les Etats-Unis d’aujourd’hui. Il a mis les pieds dans le plat en disant que tous les Américains souffraient de T.C.A., de trouble du comportement alimentaire... J ’ai acheté ce nouveau livre pour voir plus précisément de quoi il parlait, ayant moi-même fait publier récemment un livre sur l’esprit de l’alimentation juste et la compréhension de sa déviation anorexique sous le titre La faim du vide 145. 143. Pinkler Steven,

2011.

The Better Angels o f Humanity - Whv Violence is Declining,

144. Chozen Bays Jane, Mindful eating.

L’avenir de la recherche sur méditation et science

On peut critiquer la M.B.S.R. (Mindfulness Based Stress Ré­ duction) pour être trop rigide dans sa structure, et trop brève dans son initiation à la méditation, mais la standardisation est importante pour les études scientifiques. De plus, cela n’em­ pêche pas les pratiquants de continuer par eux-mêmes dans des voies plus traditionnelles à long terme, et les scientifiques d’étudier des méditants à long terme, quand ils arrivent à les faire venir dans leurs laboratoires. C’est ce qu’a fait le Pr Ri­ chard Davidson à l’université de Wisconsin à Madison, avec des moines principalement de Katmandou, réunis par Mat­ thieu Ricard. Davidson nous a donné pour la fin du congrès une conférence pleine d’énergie et de connaissances précises et neuves. Il a commencé sa vie étudiante avec son ami Daniel Goleman (qui a développé entre autres la notion d’intelligence émotionnelle) en ayant une grande admiration de l’Inde, des yoguis et des méditants. Il est en fait resté fidèle à ce sentiment, mais l’a enraciné dans des études scientifiques solides, comme le lui permettait sa spécialité dans le domaine des émotions et du cerveau. Son lien ancien avec le Dalaï-lama ne s’est pas dé­ menti non plus, et il vient de sortir en compagnie de Jon Kabat-Zinn un livre d’entretiens avec lui en américain, dont le titre pourrait être rendu par Le médecin intime de l ’esprit H. Il approfondit ses analyses sur la méditation dans un autre livre qui vient de paraître aux Etats-Unis, La vie émotionnelle de votre cerveau H1. Parmi les nouvelles pistes de recherche sur la mé­ ditation, il a insisté sur l’épigénétique, c’est-à-dire la manière dont la pratique influence la manifestation des gènes existants. Il s’agit d’un thème cher à Ernest Rossi, un autre grand spé-1456 145. Vigne Jacques, La faim du vide, Éditions Le Relié, Paris, 2012. 146. Kabat-Zinn Jon & Davidson Richard, The Mind’s Own Physician - A Scientific dialogue with the Datai Lama on the Healing Power of Méditation, New Harbinger Publications, 2011.

cialiste du rapport cerveau-psychologie qui a mis un livre entier en ligne sur ce sujet, sur son site, A Creative Dialogue with Our Genes. On trouvera des versions en plusieurs langues de l’ou­ vrage, dont le français147148. Malgré l’enthousiasme général qui régnait dans le congrès, Davidson nous a rappelé que la partie n’était pas ga­ gnée en ce qui concerne la reconnaissance de la méditaüon dans le milieu scientifique. Déjà, l’honnêteté scientifique oblige à reconnaître que la pratique ne marche pas tout le temps comme on pourrait l’espérer. Par exemple, il a fait une étude récente sur un groupe de méditants montrant que leur pratique ne renforçait pas leur sensibilité à la souffrance des autres, alors que normalement cela fait partie de l’altruisme développé par la méditation. Par ailleurs, l’administration de Santé des ÉtatsUnis, le N.I.H., malgré toutes les études assez claires, se fait toujours tirer l’oreille pour reconnaître une validation scienti­ fique de la méditation, ils jouent en quelque sorte la montre et demandent toujours plus d’études pluridisciplinaires sur le sujet. Ceci dit, Davidson reconnaît qu’effectivement, il y a un faible de ce côté-là, ces études étant pratiquement inexistantes. En réalité, presque toutes les recherches disponibles sont le fait d’une seule spécialité à la fois. La fin du Congrès a été marquée par une allocution pleine d’énergie d’un sénateur acquis à la cause de la pleine conscience, Tim Ryan qui vient d’une circonscription de l’Ohio. Il a sorti récemment un livre A Mindful Nation 149 où il explique comment une pratique vraiment répandue de la pleine conscience améliorera le fond de nombreux problèmes qui af­ fligent les Etats-Unis. Il envisage de créer une infrastructure 147. Davidson Richard, The Emotional Life ofyour Brain, Hudson Street Press (Penguin group, New York), mars 2012. 148. Rossi Ernest http://www.emestrossi.com/ebook/ A Creative Dialogue with

our Genes- Therapeutic Hypnopsis & Réhabilitation.

systématique de centres de retraites où pourront se ressourcer les employés du gouvernement ou des services privés, en par­ ticulier ceux exposés davantage au stress comme le personnel de santé, d’éducation, ou les travailleurs sociaux en contact quotidien avec la précarité. Pour ceux qui voudraient plus de détails sur les com­ munications du congrès, je donne mes notes en anglais, dis­ ponibles sur mon site, et j’espère en avoir aussi une version française, au moins pour les communications principales149150. L’élan général de ce congrès sur les sciences contem­ platives de Denver allait dans le sens de quelque chose de vrai­ ment nouveau, mais fondé sur des bases traditionnelles étudiées et réinterprétées avec les instruments élaborés de la modernité. C’est un travail qui avait été rarement effectué à une si grande échelle et avec autant de coordination. Il n’est pas né en un seul jour, mais a été le fruit de 20 ans de matura­ tion du Mind and Life Institute et du Dalaï-lama, qu’il faut donc remercier pour cette belle réussite. Il y a des événements où l’on sent clairement que l’avenir de l’humanité est en construc­ tion : ce Congrès de Denver en avril 2012 en fait partie.

149. Ryan Tim, A Mindful Nation - How a Simple Practice Can Help Us Reduce Stress, Improve Performance, and Recapture the American Spirit, Hayhouse, 2012. On pourra prendre connaissance de la description du livre sur le site de l’éditeur http://www.hayhouse.com 150. www.jacquesvigne.fr.st

Chapitre 15 Bien s’endormir pour bien s’éveiller Les statistiques montrent qu’un tiers des gens déclarent mal dormir, et que le temps moyen de sommeil depuis 50 ans a diminué d’une heure et demi environ. Les personnes des pays occidentaux, en particulier les jeunes, manquent de sommeil de façon chronique. Cela est dû chez ces derniers à un décalage entre leurs hormones de croissance qui les poussent à se cou­ cher tard et les habitudes sociales, l’école, le travail, etc. qui les obligent à se lever tôt. L’irrégularité du moment pour aller se coucher est aussi un facteur perturbant. Ceci a des consé­ quences fâcheuses : non seulement ces jeunes dorment au vo­ lant et meurent dans des accidents de voiture, mais aussi, leur système cardio-vasculaire accuse le coup. Il y a une augmenta­ tion des pathologies cardio-vasculaires graves chez les jeunes, et cela n’est pas seulement causé par une alimentation déséqui­ librée, par la consommation de trop de graisses trans ou satu­ rées, ou oméga 6 par rapport aux oméga 3, et de trop de sel. On retrouve aussi le manque de sommeil comme facteur cau­ sal. Celui-ci favorise la libération par les graisses intestinales de la protéine C réactive et l’interleukine qui ont un effet in­

flammatoire sur la paroi des artères et augmentent les risques de dépôts de cholestérol, et donc de plaque athéromateuse. Le manque de sommeil favorise le cancer : une étude ja­ ponaise a montré que des femmes qui dormaient huit heures par nuit avaient 28 % de chances en moins de développer le cancer du sein, que celles qui dormaient seulement sept heures.151 De façon générale, une étude anglaise a montré que ceux qui dormaient six heures, ou moins, avaient 12 % de plus de « chances » de décès précoce. Une autre étude a montré que ceux qui dormaient cinq heures, ou moins, augmentaient de 50 % leur risque de décès par maladies cardio-vasculaires et diabète de type II. Pour les maladies cardio-vasculaires, le mé­ canisme décrit ci-dessus donne un début satisfaisant d’expli­ cation. Pour le diabète, est en cause certainement une stimulation trop forte du pancréas par le nerf vague, ce qui al­ tère sa capacité à produire de l’insuline. Il s’agit du diabète de type II des adultes, qui deviennent insulino-dépendants dans les formes graves. De façon générale, un sommeil régulier de huit heures, ou plus, est maintenant intégré dans les facteurs de prévention ou de lutte contre l’obésité chez les enfants. Pour les adultes, le sommeil physiologique tel qu’il est enregistré par l’E.E.G. est de sept heures. Il faut cependant tenir compte d’études plus larges, par exemple des expériences de sommeil en grotte. Des volontaires passent trois semaines ou un mois dans une grotte, n’ont pas de pendules ou montres avec eux ; ils peuvent décider d’euxmêmes quand ils allument la lumière pour être actifs et quand ils la ferment pour dormir. La tendance est intéressante, il y a une alternance de sommeil court et sommeil long. Par sommeil court, on entend environ quatre heures, par sommeil long, en­ viron douze à quatorze heures. Les « journées » entre sont à peu près normales, c’est-à-dire entre douze à quinze heures d’éveil. Si on additionne la durée de sommeil sur deux jours, 151. Étude commentée sur le site de David Servan-Schreiber : ww.guérir.org.Voir l’étude originale.

on obtient seize ou dix-huit heures, c’est-à-dire huit ou neuf heures par jour, ce qui est tout à fait suffisant. De ces expé­ riences, on peut déduire un conseil tout à fait pratique : avant de parler d’insomnie et de penser qu’on a mal dormi une nuit, il faut se souvenir de la nuit précédente, si on a dormi dix heures durant celle-ci, et quatre heures durant la nuit soi-disant d’insomnie, on obtient quatorze heures pour deux nuits, ce qui fait sept heures par nuit, on reste donc dans la normale. On a montré que les gens qui travaillaient dix heures ou plus par jour augmentaient de 60 % leur risque de décès par ma­ ladies cardio-vasculaires. On attribue cela en réalité au manque de sommeil principalement. Ils ont envie d’avoir un peu de vie sociale, et prennent le temps pour celle-ci sur leur durée de som­ meil, et on se retrouve donc dans le cas de privation chronique de sommeil avec la libération de protéine C-réactive et d’inter­ leukines par la graisse abdominale qui favorise l’inflammation artérielle et la plaque athéromateuse. Il faut savoir aussi que le cerveau enregistre les dettes de sommeil : si des sujets sont privés, par exemple, de la moitié du sommeil pendant quinze jours et ensuite sont limités à un sommeil de sept heures par nuit, jusqu’à six mois, quand on les laisse libres de dormir comme ils le veulent, ils récupèrent la quantité de sommeil dont ils ont été privés. Par ailleurs, ceux qui dorment beaucoup plus longtemps que la moyenne, par exemple neuf heures ou plus, sont aussi exposés à des morts précoces. Ici, les mécanismes sont différents, l’excès de som­ meil est en général le symptôme d’une maladie grave sous-ja­ cente, début de cancer, etc. Il peut être aussi le témoin d’une dépression, car il n’y a plus aucune motivation pour se lever le matin. On sait par ailleurs que ce trouble de l’humeur favorise une diminution de l’immunité, donc une augmentation du risque de maladies comme infections et cancers, et de manière générale gêne la guérison de maladies graves, d’où l’augmen­ tation du taux de mortalité globale.

Yenons-en maintenant à une méthode de yoga peu connue en Occident qui permet d’aider à l’endormissement. Le yoga des latéralités et l’endormissement

Rappelons brièvement ce que nous avons expliqué sur le yoga des latéralités dans les chapitre précédents. On parle en Inde de svara-yoga, svara signifiant le son. Cela vient de l’observa­ tion qu’on a en général une narine bouchée et qu’on respire donc principalement par l’autre ; il y a donc une dissymétrie entre les latéralités et on perçoit comme différente, non seu­ lement la sensation du souffle, mais aussi celle du son passant par les narines. C’est ce que les O.R.L. appellent la rhinite phy­ siologique alternante. Elle est normale, et toutes les deux heures, il y a le gonflement des vaisseaux du fond des narines qui change de côté, permutant donc la latéralité de l’obstruc­ tion. L’obstruction généralement n’est pas complète, mais on sent une différence entre les deux narines. Cette différence s’atténue, voire s’efface, quand on est actif physiquement, quand on parle beaucoup, quand on a des émotions un peu fortes. Elle se réinstalle en quelques minutes quand on revient au repos. Svara signifie aussi la voyelle et le ciel ; le svara yoga représente donc un état où l’on peut percevoir facilement le son du silence qui est comme une voyelle entièrement conti­ nue, et par cette écoute on arrive à paralyser complètement le mental. Ceci ouvre la perspective, la possibilité d’expériences de bonheur intense, et donc effectivement « d’être au ciel »... Les explications pratiques que je donne ci-dessous pro­ viennent de certains textes de yoga, de commentaires comme ceux de Satyananda dans Svara-yoga, le cerveau respire et sur­ tout de dix ans d’expérimentation personnelle sur ces bases traditionnelles. Je les ai communiquées régulièrement au groupes que j’avais en stage depuis donc une dizaine d’années, soit plusieurs milliers de personnes, et les retours ont été a

priori positifs, la plupart des gens reconnaissant que ce type de méthodes les aidait à trouver le sommeil. Pendant la nuit, il y a au début entre quatre heures et demie et six heures de sommeil sans alternance d’ouverture des narines. Souvent, c’est la période pendant laquelle les gens ne se réveillent pas, ensuite il se lèvent pour aller aux toilettes et essaient de se rendormir. Dans ce sens, il y a une loi simple à comprendre : le sommeil pour le cerveau est lié à l’absence de changement de latéralité, à cause du fait de ces cinq heures environ avec la narine ouverte du même côté, et aussi à cause de l’immobilité relative quand on dort vraiment. Par contre, dès qu’on se lève pour commencer sa journée habituelle, et qu’on met le pied par terre, il y a l’alternance des pas qui pro­ voque un changement de latéralité rapide, et puis l’alternance des mains aussi, quand on prend par exemple la brosse à dent de la main droite, et le verre de la main gauche, etc. Même les yeux quand on se déplace doivent aller rapidement de gauche à droite pour évaluer et éviter les obstacles. On peut utiliser cette loi de base pour favoriser l’endormissement, voyons maintenant comment. Remarquons déjà qu’en pratique, cette méthode fonc­ tionne mieux pour ceux qui dorment sur le côté, il s’agit de la majorité des gens, mais elle peut être utile pour un certain nombre de sujets, souvent des femmes, qui aiment dormir sur le ventre, car à ce moment-là il y a une joue sur le lit et l’autre qui est orientée vers le plafond, on retrouve donc en quelque sorte la situation de sommeil sur le côté, bien que limité au côté de la joue. Par ailleurs, ceux qui dorment sur le dos peu­ vent simplement se concentrer sur l’impression que la narine ouverte s’ouvre encore plus sur l’inspiration, et que la narine fermée se ferme encore plus sur l’expiration, ils obtiendront probablement des résultats équivalents à la méthode quand on est couché sur le côté.

En pratique, nous pouvons pour commencer, par exem­ ple, supposer qu’on se couche sur le côté droit avec la narine gauche ouverte. A ce moment-là, le poumon droit sera com­ primé contre le matelas, alors que le poumon gauche s’ouvrira naturellement et sans obstacles. Par réflexe, l’ouverture plus grande des bronches à gauche correspondra à un message d’ouverture pour la narine gauche. Or, celle-ci est déjà ouverte. Donc, il n’y a pas de message de changement de latéralité, et le cerveau se sentira tranquille, sans perspective de change­ ment, et donc autorisé à déconnecter, à « fermer la lumière » et ainsi à s’endormir. Par contre, si on se tourne du côté gauche, la narine droite fermée aura tendance à s’ouvrir. Il y aura donc message de changement de latéralité, ce qui sera un obstacle à l’endormissement. Ceci représente une première loi. Maintenant, il y a une seconde loi qui se superpose à la première : quand la narine gauche est ouverte, il y a un effet cal­ mant, et quand la narine droite l’est, il y a un effet stimulant. C’est une observation que les yoguis ont effectuée depuis au moins un millénaire. On peut se demander pourquoi cette latéralisation existe. Distinguons deux phénomènes et leur interprétation. Pre­ mièrement, la narine fermée du côté gauche s’additionne à la sensation de tension du cœur, et favorise une dissymétrie com­ plète du tronc et de la tête, donc la tendance à un certain mal­ être, avec la tentation de projeter celui-ci vers les autres, et donc une certaine violence. Quand c’est au contraire la narine droite qui est fermée, il y a une sorte d’équilibre dans le corps, entre la tension à droite au niveau des sinus et du visage, ainsi qu’à gauche au niveau du thorax. On est plus réfléchi, pondéré au sens même physique, c’est-à-dire équilibré entre droite et gauche : dans l’as­ pect positif de ce phénomène, on sera plus méditatif ; dans l’as­ pect négatif, on aura tendance à la culpabilité et à s’emmêler avec ses propres complications mentales. La seconde loi qu’on doit mentionner explique que le mal-être et la souffrance ont tendance à augmenter la sensation

de tension du côté de la narine fermée, quel qu’il soit, et donc à créer ou augmenter une certaine dissymétrie au niveau du vi­ sage et de la tête, avec aussi une extension vers le bas au niveau du tronc. Il y a la tendance à la contraction des muscles para­ vertébraux du côté de la narine fermée. Je pense que le corps veut revenir à la situation foetale, où le bébé pendant tout son développement jusqu’à la naissance est en quelque sorte « mono- latéralisé ». Il ne change guère de côté. En tous les cas, la psychologie a souvent remarqué des liens profonds entre la régression au stade in utero et l’endormissement. Pour que celui-ci soit bon, il est donc assez compréhen­ sible que la conscience, les sensations et le corps subtil pour­ rait-on dire, doivent se rassembler dans une seule latéralité, s’y absorber pour pouvoir mieux, si l’on peut dire, « sombrer » dans le sommeil. C’est sans doute aussi pour cela que lorsqu’il y a mal-être, souffrance, conflit avec le monde extérieur, la dif­ férence entre les latéralités augmente. En pratique, le côté de la narine fermée devient plus tendu, et au niveau du thorax les tensions augmentent du côté gauche où le cœur bat plus vite et est stressé, ce qui augmente la dissymétrie avec le côté droit où il ne se passe rien de spécial. Le mécanisme sous-jacent est facile à comprendre : « Le monde m’embête, et donc je vais aller me coucher pour dormir, et demain ça ira mieux ! » Comme le dit la sagesse populaire, la nuit porte conseil... On peut utiliser cette loi pour mieux s’endormir, juste­ ment en rassemblant l’énergie et les sensations dans un seul côté dans la phase d’endormissement. Il est par exemple possible de visualiser que le côté contre le lit ne fait plus qu’un avec le ma­ telas, et que le côté de la narine ouverte vers le plafond devient tellement subtil, aérien, aéré, qu’il finit par ne plus exister. Il peut être profitable de continuer cet exercice physique par son équivalent subtil, comme un écho ressenti : sur l’inspi­ ration, le corps subtil, vécu, se tend comme un ressort en se cambrant, sur l’expiration il se détend et va en sens inverse,

c’est-à-dire qu’il se recroqueville autour d’un point qu’on peut imaginer à peut-être 20-30 cm en avant du nombril. Pour am­ plifier la différence entre le côté de la narine fermée et celui de la narine ouverte, on peut imaginer la sensation de pesanteur, de solidité de la narine fermée comme la terre, et répandre cette sensation dans tout l’hémicorps du même côté. Pour le côté na­ rine ouverte, c’est l’élément air qui sera visualisé, au maximum, il n’y aura plus qu’un hémicorps de terre du côté du lit, car l’au­ tre hémicorps se sera purement et simplement dissout dans l’at­ mosphère. Pour aider à obtenir un ressenti complet de la position fœtale qui aide bien à l’endormissement, on peut imaginer être un bébé dans les bras de sa mère. D ’une main, elle soudent son postérieur, de l’autre elle lui penche très doucement la tête vers l’avant. Cela renforce un sentiment de sécurité fondamen­ tale qui aide à une détente complète et donc à l’endormisse­ ment si tant est qu’on ait besoin de sommeil à ce moment-là. Dans l’ensemble, si on veut s’endormir plus facilement, il ne faut pas diriger trop d’énergie dans le front. Cependant, ceux qui aiment la méditation en mettront quand même un petit peu, pour s’endormir le plus possible dans la perception de la lumière à ce niveau-là. S’absorber dans une seule latéralité du corps a un effet calmant, c’est sans doute ce type d’action auto- thérapeutique auquel font allusion les schizophrènes quand ils disent qu’ils ne sentent qu’une moitié de leur corps. C’est au départ plus une réaction de défense contre leur anxiété et une tentative pour la traiter qu’une cause pour elle. Ensuite, évidemment, cause et conséquence s’entremêlent. On peut utiliser à l’inverse cette loi pour mieux se réveil­ ler le matin, et pendant la journée avoir non seulement une méditation plus profonde, mais aussi une intelligence qui fonc­ tionne mieux. À ce moment-là, il s’agira au contraire de réduire la dissymétrie entre les côtés, et d’essayer de les équilibrer

comme les deux plateaux d’une balance à l’ancienne avec le fléau de l’axe central, la colonne vertébrale, qui devient bien droit et verdcal. C’est tout le yoga des latéralités dont j’ai parlé dans les premiers chapitres du Mariage intérieur, et dans les deux premières parties de ce livre, En cheminant avec Nâgârjuna, à propos de ce sage bouddhiste qui a développé la Voie du juste milieu, et L'ornement du Râjayoga. Il est donc important de comprendre que la même loi peut être utilisée pendant la journée pour mieux se réveiller, et pendant la nuit pour mieux s’endormir, simplement en l’employant de façon inverse. Pour continuer avec l’aspect stimulant de la narine droite ouverte, il y a quelque chose de très utile à savoir en pratique. Quand on se réveille au bout de quatre ou cinq heures, on a envie, a priori, de se rendormir plus rapidement pour terminer sa nuit de sept ou huit heures, mais si on a le changement de narine habituelle, à ce moment-là dans le sens narine gauche qui se ferme et narine droite qui s’ouvre, on aura un effet de stimulation qui s’ajoutera à l’atténuation du besoin de sommeil, et cela donnera en pratique une difficulté à se rendormir. On peut essayer pendant dix minutes ou un quart d’heure de le faire, mais si le sommeil ne vient pas, il sera meilleur de faire ce qu’on a à faire et de commencer une journée normale. Pro­ bablement, on ne sera pas fatigué durant celle-ci, et la nuit sui­ vante, il est bien possible qu’on dorme huit heures pour compenser. J ’ai remarqué, bien que ce ne soit pas obligatoire, que justement, la nuit suivante, on se retrouvera avec la narine gauche qui s’ouvre au bout de quatre heures et demi ou cinq heures, ce qui permettra un « rendormissement » facile pour deux ou trois heures de plus. Pour être tout à fait pratique, il y a une position qui fa­ vorise à la fois l’endormissement et la relaxation des lombaires. Les lombalgies chroniques sont un fléau social, et une des rai­ sons de leur fréquence dans la population générale est la posi­ tion pendant le sommeil. Quand on dort sur le côté de la façon

habituelle, il y a une torsion des lombaires qui entretient leur tension et peut être la cause de douleurs chroniques. Ceux qui dorment sur le dos ne sont pas à l’abri non plus, car la position allongée étire les psoas qui cambrent trop les lombaires, d’où aussi risque de douleur. C’est décevant à ce moment-là pour les sujets de s’endormir avec un peu de mal au dos en se disant que la nuit va tout réparer, et de se réveiller, en fait, avec une aggravation de leur souffrance. Pour éviter cela, il existe une pratique très simple. Si on est allongé par exemple sur le côté droit, la jambe droite sera donc étendue en extension sur le matelas, et il s’agira de replier complètement la jambe gauche en ramenant le genou vers l’épaule gauche, et soutenir cette jambe pliée avec un coussin suffisamment épais. A ce momentlà, les lombaires ne seront plus en torsion, elles pourront se relaxer complètement, et une éventuelle lombalgie mécanique survenue pendant la journée pourra se détendre. En plus, on ne déclenchera pas de nouvelles douleurs. On a montré que si l’on faisait travailler vraiment une latéralité du corps pendant la journée, l’hémisphère correspon­ dant « dormait » plus la nuit que son symétrique. Pour aller plus loin, on peut remarquer que le cœur travaille tout le temps à gauche, et « fatigue » donc l’hémisphère droit, d’où l’intérêt du rééquilibrage, ne serait-ce que pour égaliser la « fatigue » et le « sommeil » dans les latéralités hémisphériques. Par ailleurs, on sait que les enfants quand ils sont excités ne veulent pas aller se coucher, mais finalement s’effondrent et ensuite manquent de sommeil. Est-ce que les adultes qui courent tous les soirs pour encore plus de vie sociale et de divertissement ne seraient pas de grands enfants qui s’ignorent ? Le Dalaï-lama et la tradition tibétaine conseillent pour les gens qui sont régulièrement somnolents de se concentrer sur le troisième œil, et pour les gens qui ont du mal à s’endor­ mir au contraire de se focaliser sur le bas-ventre, on pourrait dire par exemple sur le hara. Il a consacré tout un séminaire

de rencontres avec les scientifiques occidentaux aux états in­ termédiaires de conscience. Le livre a été publié par le cher­ cheur en neurosciences Francisco Varela sous le titre de Dormir, rêver, mourir. On y explique par exemple que dans le védânta et le bouddhisme tibétain, on ne s’attarde pas tant au contenu onirique qu’à la remise en question qu’apporte l’ex­ périence du rêve, en particulier lucide. Si je peux me réveiller à l’intérieur de mon rêve en prenant conscience que je rêve, pourquoi ne pourrais-je pas m’éveiller à l’intérieur de la vie dans le monde et m ’apercevoir que ce que je considérais comme réalité à beaucoup plus à voir que je ne le pensais avec le rêve ? Une autre loi physiologique de l’endormissement est im­ portante, il s’agit du lâchage des muscles de la nuque exacte­ ment à l’instant où le sommeil survient. C’est d’ailleurs le signe qu’observent les scientifiques dans les laboratoires d’électro­ encéphalographie pour savoir exactement quand un sujet s’endort. On peut reprendre cette loi pour favoriser l’endor­ missement de façon simple. Quand on est couché sur le côté, il s’agit d’incliner un peu plus la tête en ramenant le menton vers la fourche sternale, cela favorise un étirement et une dé­ tente des muscles de la nuque et donc l’endormissement. Il est intéressant de remarquer dans l’expérience pratique qu’une dif­ férence, par exemple, de 15 ou 20° simplement, a un réel effet sur la facilité d’endormissement. Dans la Bible, Yahwé invec­ tive Israël qui lui désobéit, en le traitant de peuple à la nuque raide. Effectivement, si on a la nuque raide et qu’on est psy­ chorigide, obstiné, ses ressentiments et plaintes tourneront dans le mental et on aura plus de mal à s’endormir. Les gens qui sont humbles et doux ont souvent une inclinaison de la tête. C’est peut-être grâce à cela qu’ils s’endormiront proba­ blement plus facilement du sommeil des dieux... Des lunettes de tissu anti-lumière comme on utilise par exemple dans les avions sont une aide, sans doute par l’effet

direct de couper le contact avec les sources lumineuses, peutêtre aussi de façon indirecte par la chaleur qu’elles procurent aux paupières : cela induit une détente réflexe des muscles des yeux, et sans doute par là un ralentissement de l’imaginaire et de l’excitation mentale qui est associée à leur tension. Pauses respiratoires et postures compensatoires

Un autre aspect de la physiologie du sommeil qu’on peut re­ prendre pour obtenir un meilleur endormissement est aussi assez simple. Quand on enregistre les gens qui s’endorment, leur respiration a des pauses en fin d’expiration. Cela peut être dangereux pour les insuffisants respiratoires aigus, c’est pour cela qu’en service de réanimation respiratoire, on injecte sou­ vent aux patients de la caféine pour éviter des pauses respira­ toires profondes, car sinon ils pourraient basculer dans une anoxie, un manque d’oxygène fatal. Mais pour les gens nor­ maux, une hypoxie avec hypercapnie modérée, c’est-à-dire aug­ mentation du gaz carbonique, est bonne, car elle favorise l’endormissement. L’augmentation du gaz carbonique dans le sang a tendance à rendre somnolent, jusqu’à une certaine limite bien sûr. En effet, s’il augmente vraiment, la réaction de survie déclenchera tous les systèmes d’alerte du corps qui se mettra en branle et il y aura donc stress et réveil important. Par l’ex­ périence personnelle, on peut sentir la quantité et la durée de l’arrêt en fin d’expiration qui permet d’être un peu « ensuqué » sans qu’il y ait la réaction vitale du manque d’oxygène qui in­ duit au contraire le stress et le réveil. Comme souvent, tout est une question de dosage juste, pour la physiologie, c’est une augmentation de 4% du gaz carbonique dans le sang qui est associée au sommeil, et il y a de plus un pic bref de ce gaz qui déclenche l’endormissement. Dans le hatha-yoga, on conseille de pratiquer les pos­ tures en tenant compte de la compensation : après par exemple

une âsana en flexion, on en fait une en extension, et vice versa. En effet, le corps est un peu comme un ressort, si on le tend fortement d’un côté, il aura tendance à repartir de l’autre. On peut exploiter cette loi physiologique pour favoriser un bon endormissement. Comme nous l’avons dit, celui-ci est lié à la régression en position fœtale, en chien de fusil. Au moment de s’endormir, il est donc bon de stimuler l’extension du corps, en tendant par exemple le dos et la nuque, en les cambrant avec les poumons pleins. Ensuite, par compensation, la co­ lonne aura tendance à se rétracter sur elle-même et le souffle à rester poumons vides, ce qui est en soi le meilleur état pour glisser dans le sommeil. Au niveau des jambes et des bras, l’ex­ tension complète est bonne, c’est-à-dire retourner les doigts croisés avec les paumes qui poussent en s’éloignant du sommet de la tête, c’est le geste de bâillement habituel, et au niveau des jambes, il y a un mouvement qui favorise l’extension des mus­ cles postérieurs et l’afflux des sensations et de la chaleur dans les extrémités, ce qui a aussi un effet calmant. Il s’agit d’un mouvement simple, mais la première fois il faut bien comprendre comment le faire : on pousse les talons le plus loin possible du corps, on ramène le dos des pieds vers la tête, et on recroqueville les doigts de pied. Cela fait travailler à peu près tous les muscles du pied, amène une sensation de chaleur, et donc de détente à cet endroit-là. C’est une obser­ vation commune qu’on a du mal à s’endormir si les pieds sont froids, avec ce mouvement, on utilise la même loi mais en sens inverse. De façon générale, la station debout chez l’être humain favorise une tension chronique de la musculature postérieure, et ceci gêne l’endormissement. On peut aussi commencer par s’absorber dans la sensa­ tion de narine fermée, et la faire diffuser à tout l’hémicorps du même côté, c’est-à-dire du côté du lit. Certains peuvent être aidés en refermant aussi les poings, mais sans tension. On voit que les bébés « dorment à poings fermés ». En tant qu’adulte,

on pourrait aussi ajouter « dormir à narine fermée », sachant que ce sera celle qui est déjà fermée qui sera prise en conscience de façon privilégiée. A l’inverse, la sensation d’ou­ verture de la narine fermée aide à se réveiller. C’est un des sens des abludons matinales, quand l’eau passe entre les doigts de main ou de pieds, ou derrière les oreilles ou encore entre les gencives et les lèvres, cela donne une sensation d’ouverture et de décollement qui favorise par réflexe le décollement des mu­ queuses de la narine fermée. La chaleur aide à se relaxer et à s’endormir, en particulier au niveau des extrémités, mains, pieds et tête, c’est le bon vieux système du bonnet de nuit, mais on peut être plus spécifique. Nous avons dit que la détente de la nuque est essentielle pour déclencher l’instant de l’endor­ missement. Une manière de la favoriser est d’augmenter l’in­ clinaison de la tête vers l’avant, nous l’avons dit, et une seconde manière est de mettre un tissu, une serviette à ce niveau-là, ou quoi que ce soit qui puisse créer une chaleur. Comme le corps fonctionne beaucoup par différence, il est bien possible que ce système soit plus efficace si le tissu est placé seulement à l’arrière et pas à l’avant, c’est-à-dire pas sur la gorge. Quelques conseils généraux

Le Pr David Servan-Schreiber nous résume dans le blog de son site guerir.org une étude japonaise majeure que nous avons déjà mentionnée brièvement : nous le citons ici pour avoir plus de détails. Il est établi depuis longtemps qu’une quantité de sommeil suffisante (celle qui fait que vous n’avez pas besoin d’un réveil matin pour vous réveiller) est associée à une meil­ leure santé : moins de diabète, d’hypertension, de risque d’in­ farctus. Depuis peu, plusieurs équipes internationales ont découvert que le sommeil protège aussi contre le cancer. Dans une grande étude japonaise, 24 000 femmes ont été suivies pendant huit ans. Pour les femmes qui dormaient moins de six

heures par nuit, le risque de cancer était augmenté de 60% (du même ordre que l’augmentation de risque associée à la prise du traitement hormonal de la ménopause), par rapport à celles qui dormaient au moins sept heures. Celles qui dormaient neuf heures par nuit étaient, elles, protégées contre le cancer du sein (28 % de chances en moins de développer la maladie).152 Dans une autre étude, américaine celle-là, la protection contre le cancer due à l’exercice physique modéré (30 minutes de marche rapide ou équivalent, 6 jours par semaine) disparais­ sait presque complètement chez les personnes qui dormaient moins de 7 heures par nuit.153 Par ailleurs, une recherche menée sur un grand nombre d’infirmières qui pratiquait le travail des trois-huit a montré en substance qu’avant 35-40 ans, leur orga­ nisme supportait assez bien les privations et les irrégularités du sommeil, mais qu’après ce n’était plus le cas. Il est bien connu maintenant que les cycles de sommeil sont d’une heure et demi, un peu plus chez les enfants et un peu moins chez les personnes âgées. On ressent souvent, quand on a besoin de sommeil et que le cycle survient, des bâillements et les yeux lourds. La régularité de l’heure de cou­ cher aide beaucoup à bien s’endormir. J ’ai pu expérimenter cela personnellement en ermitage, où j’ai fait attention de m’endormir exactement à la même heure à cinq minutes près, et cela a été une des premières fois de ma vie où régulièrement je m’endormais juste en deux minutes, et ce, sans être a priori en manque de sommeil. Si on doit se réveiller avec un réveil, il est utile de calculer l’heure du réveil à la fin d’un cycle plutôt qu’au milieu. La plupart des gens ont besoin de cinq cycles, c’est-à-dire environ 7h30. 152. Kakizaki M., Sleep duration and the risk ofbreast cancer: the Ohsaki cohort study, British Journal of Cancer, 2008, p. 1502-1505. 153. McClain J.J., Association between physical activity, sleep duration, and can­ cer risk among women in Washington County - A prospective cohort study, in American Association for CancerResearch - Seventh Annual Conférence on Fron­ tière in Cancer Prévention Research, 2008, Washington, DC. p. 157 - Abstract B145.

Un des meilleurs déclencheurs du sommeil est la dimi­ nution de la température, donc un refroidissement corporel. C’est bien pour cela d’ailleurs qu’on aime se couvrir quand on dort. Ce qui compte est la différence, si donc le corps a été échauffé auparavant, il se refroidira de façon plus importante et cela sera bon pour le sommeil. En pratique, les physiolo­ gistes disent qu’il faut cinq ou six heures entre l’effort et le mo­ ment de l’endormissement. Si donc on veut se coucher et s’endormir vers 10 ou 11 heures du soir, mieux vaut faire l’ef­ fort vers quatre ou cinq heures de l’après midi. De manière gé­ nérale, on sent bien qu’une activité physique soutenue aide à avoir un bon sommeil. Maintenir la pièce fraîche, à 18° envi­ ron, aide. Prendre un bain chaud avant d’aller se coucher don­ nera également une sensation de refroidissement du corps, favorisant l’endormissement. Il suffit en fait d’un degré de di­ minution de la température pour déclencher le sommeil. L ’alimentation Il y a déjà la question de la quantité, là encore, la loi du juste milieu reste la bonne : trop manger risque de donner un sommeil agité, et à l’inverse un jeûne complet mettra en branle le système de l’adrénaline qui va dans le sens du stress, et donc de l’insomnie. C’est sans doute pour cela d’ailleurs que les moines bouddhistes ne prennent pas de dîner, au moins dans les régions chaudes. Us veulent pouvoir se réveiller très tôt quand il fait encore frais, pour avoir une meilleure méditation. Ils aiment aussi avoir un sommeil léger pour avoir une chance d’être conscients dans leurs rêves. Il y a aussi une question pra­ tique. Us vivent d’aumônes et doivent donc souvent faire de longs trajets à pied à partir de leur forêt pour aller mendier dans les villages. Cela prend du temps, ils préfèrent donc n’avoir à le faire qu’une fois par jour, dans la matinée. Une découverte importante de la physiologie du cerveau assez récente, c’est que celui-ci consomme beaucoup d’énergie,

non seulement pour penser, mais aussi pour rêver. Le Pr JeanMarie Bourre de l’Académie de Médecine est un spécialiste de la nutrition du cerveau154 ; il compare l’activité nocturne de celui-ci à la défragmentation du disque dur dans un ordinateur. Les acquis de la journée sont classés et organisés pour pouvoir être mieux mémorisés. Tout cela prend de l’énergie. En pra­ tique, comme le Pr Bourre est du Midi, il « confesse » dans un de ses livres qu’il mange une petite poignée de pruneaux juste avant d’aller se coucher. En effet, les glucides lents sont une bonne alimentation pour le cerveau pendant la nuit, mais les glucides rapides non, car on risque un pic hypoglycémique par réaction qui vous réveillera en milieu de nuit. Également, cela stimulera le système insulinique, donc le stockage, et inhibera l’effet normal de nettoyage des graisses superflues par le mé­ tabolisme du corps pendant le sommeil. De manière générale, un jeûne complet le soir favorisera un réveil très matinal, tout simplement parce qu’on a faim, et il n’est donc pas conseillé d’habitude si on souhaite un temps de sommeil suffisant. Certes, les ascètes se servent de ce processus pour dormir moins, mais vu tout ce que nous savons maintenant sur les ef­ fets délétères de la privation de sommeil chronique sur la santé, cela ne semble plus guère conseillable. Par ailleurs, une étude d’une université grecque a montré que la prise de thé vert stoppait pendant environ trois heures l’inflammation artérielle. Comme la libération de la protéine C réactive et des interleukines inflammatoires pour les artères est augmentée par le manque de sommeil, il semble logique de prendre plus de thé vert les lendemains de nuits où l’on a mal dormi. Cela devrait permettre de « limiter les dégâts ». D ’autres études clarifieront ce point. Affaire à suivre... Puisque nous parlons d’alimentation et de sommeil, nous pouvons dire un mot de la chrono-nutrition, telle qu’elle a été 154. Bourre Jean-Marie, La

nouvelle nutrition du cerveau, Odile Jacob, 2006.

popularisée par exemple par Alain Delabos.155 Elle a des bases de recherche scientifique solides. Elle est fondée sur le fait que le corps digère mieux certains aliments à certaines heures. Selon ce principe il est par exemple bien de prendre les glucides ra­ pides et les fruits vers 16 ou 17 h, le moment de la journée où ils sont le mieux assimilés. Par contre, pour le dîner, si on sou­ haite que le sommeil remplisse son rôle de faire le nettoyage du corps et de brûler les graisses en trop, il vaudra mieux prendre des protéines pures, comme du poisson, et des légumes (sauf les pommes de terre). Ces glucides très lents de digestion, asso­ ciés aux protéines, permettent de mettre le pancréas et l’insuline au repos, et donc de déstocker les graisses. Par contre, comme nous l’avons dit, si on prend des aliments qui contiennent des glucides rapides, comme par exemple des laitages, avec le lactose (celui-ci est présent dans le lait et le yoghourt, moins dans les fromages), le système pancréas-insuline sera stimulé pendant toute une partie de la nuit, ne sera jamais vraiment au repos, et de ce fait, les graisses ne seront pas « déstockées » comme elles auraient pu l’être grâce au sommeil. Pour compléter brièvement sur ce régime, on recom­ mande de prendre le cholestérol, par exemple du fromage, le matin au petit déjeuner avec des glucides lents comme accom­ pagnement, par exemple du pain complet, car c’est là que la lipase pouvant digérer le cholestérol est la plus active. Ensuite, il y a un effet intéressant sur le cholestérol endogène, le res­ ponsable des hypercholestérolémies. Sa production est de beaucoup diminuée à cause de l’apport de cholestérol exogène, et comme c’est l’endogène qui pose le plus de problèmes, fi­ nalement on observe des baisses du taux sanguin de « mau­ vais » cholestérol par le simple fait de prendre un peu de cholestérol alimentaire au moment du petit déjeuner. Des études faites en particulier à l’université de Dijon, sur environs 155. Delabos Alain, La chrononutrition - spécial cholestérol ou Mincir en beauté grâce la chrononutrition, et autres titres.

5 000 patients, ont confirmé cela. Ceci est, en fait, analogue à la réaction aux traitements hormonaux. Quand on prend une hormone de remplacement en médicament, la glande devient paresseuse et cesse de produire l’hormone naturelle corres­ pondante. Un acide aminé qui est utile à connaître par rapport au sommeil, le tryptophane. Il induit l’endormissement. On le trouve entre autres dans le blé, le riz, et les laitages. De manière générale, il est important de manger peu ou pas salé du tout le soir. Globalement, l’alimentation occidentale moderne est bien trop riche en sel. En particulier le soir, le sel pris en quantité retiendra l’eau et augmentera donc le travail du cœur pendant toute la nuit. Certains sont bien aidés pour l’endormissement par une forme de prânâyâma, avec comptage respiratoire. D ’après les témoignages que j’ai recueillis, si on organise l’expiration pour qu’elle soit deux fois plus longue que l’inspiraüon, et si on al­ terne le côté des narines sur l’expiration (en en bloquant une avec le doigt), on a un bon effet pour l’endormissement. Dans mon expérience, c’est surtout l’arrêt en fin d’expiration qui est le plus efficace, il correspond aussi aux mécanismes physiolo­ giques de l’endormissement, comme nous l’avons mentionné. Il est intéressant de voir d’ailleurs, que quand on prend beau­ coup de café, on se sent obligé de « réinspirer » immédiatement après la fin de l’expiration, à l’inverse, les arrêts en fin d’expi­ ration ont donc un effet « anti-caféine », et donc calmant. La cohérence cardiaque a été très étudiée et peut faire baisser le cortisol, hormone de stress, pendant quatre ou six heures, même pour cinq minutes de pratique : il s’agit d’inspirer pendant cinq secondes, et d’expirer pendant cinq secondes également. On peut aussi s’adapter aux pulsations, en comp­ tant six pulsations cardiaques à l’inspir, et six également à l’expir. Par ailleurs, les Tibétains recommandent la concentration sur le chakra de la gorge pour induire le rêve lucide. Il est pos­

sible que cette concentration aille dans le sens général de la flexion du tronc pour prendre la position fœtale, et favoriser de façon générale l’endormissement. Dans l’hypnose fractionnée de Milton Erickson, on in­ siste sur l’utilisation du paradoxe pour changer l’état de conscience. Ce paradoxe représente une sorte de confusion des deux pôles d’une proposition logique, c’est-à-dire finale­ ment de la droite et la gauche au niveau des perceptions cor­ porelles. J ’ai un ami qui a appris à manier tout cela et il confirme qu’il l’utilise régulièrement, c’est la meilleure manière qu’il a trouvée pour s’endormir. Le mental mis en face d’une contradiction commence à chercher un peu à la résoudre, et finalement abandonne et s’arrête. C’est précisément cet arrêt du mental qui favorise soit l’éveil spirituel profond, soit l’en­ dormissement. Une mise en garde pratique : certains pensent ne pas avoir de problèmes de sommeil car il dorment très peu et de ce fait, s’effondrent comme des masses quand ils se mettent au lit. Certes, leurs problèmes n’est pas l’endormissement, mais il est de façon tout à fait réelle le manque de sommeil, avec les risques de décès plus précoces qui y sont liés, comme le mon­ trent ces études clés que nous avons mentionnées plus haut. Donnons en approçchant de la fin de cette section un conseil général : quelles que soient les techniques qu’on utilise pour s’endormir, il faut se souvenir de la Règle d’or, plutôt para­ doxale. C’est justement quand on n’a que peu de volition de s’endormir qu’on le fait pour de bon... On dit en latin mens sana in corpore sano : un esprit sain dans un corps sain. On pourrait transposer à un niveau plus subtil cet adage de la sagesse ancienne, en disant : « Un éveil spirituel sain, après un sommeil physique sain. » On a expliqué dans le texte ci-dessus comment, par exemple, la même loi sur le fonctionnement des latéralités peut être utilisée pour bien s’endormir le soir, et bien se réveiller pendant la méditation du

matin. Si on dort mal la nuit, on aura tendance à somnoler en méditation, ce qui n’est pas le but ; il y a donc un lien entre les deux travaux, celui d’un endormissement sain la nuit et celui d’un éveil spirituel non moins sain pendant la journée. Le rôle de la mélatonine La mélatonine est une bonne substance pour induire le sommeil, on commence en général par des doses de 0,3 milli­ grammes par jour en montant jusqu’à cinq, voire même dix milligrammes par jour. On peut avoir cette mélatonine en France sous forme de préparations magistrales, ou sous forme d’un médicament qui est plus cher, le Circadin. Non seulement la mélatonine a un bon effet sur le sommeil, mais elle inhibe également la multiplication des cellules cancéreuses. Il faut sa­ voir aussi que quelques minutes de lumière seulement suffisent à faire baisser son taux, et donc à gêner le sommeil. Il faut, par conséquent, être prudent à propos de la lumière, surtout forte, en milieu de nuit, et même déjà durant l’heure avant le coucher. Voici ce qu’en dit David Servan-Schreiber : Pendant le sommeil, et dans de bonnes conditions d ’obscu­ rité, le cer\>eau sécrète defaçon continue une petite hormone appelée mélatonine. Une exposition à la lumière même limi­ tée à quelques dizaines de secondes annule cette sécrétion. Au Basset Research Institute de l ’Etat de New York, le Dr. Blask a pu montrer que la mélatonine agit directement sur les cellules cancéreuses pour en réduire la croissance. La mélatonine réduit aussi l ’assimilation par les cellules can­ céreuses des acides gras oméga-6 (qui alimentent l ’inflam­ mation dans la tumeur et donc sa croissance). Par ailleurs, en Italie, à l ’hôpital San Gerardo de Milan, l ’équipe de re­ cherche du Pr Lissoni a étudié les effets de la mélatonine dans le traitement du cancer depuis plus de 20 ans. Leurs études ont pu montrer que pour plusieurs types de tumeurs solides différentes et déjà très avancées (seins, poumon, can­ cers de la tête et du cou, glioblastomes), le traitement par chimiothérapie ou radiothérapie obtenait souvent de biens

meilleurs résultats si les patients recevaient aussi 20 mg de mélatonine le soir au coucher. De plus, les patients sous mé­ latonine avaient moins de problèmes de toxicité (thrombocy­ topénie, neuropathies, cardiopathies, saignements des gencives et fatigue profondeJ.156 Pour d’autres noms de plantes ou médicaments favori­ sant le sommeil, ainsi que toutes sortes de trucs pratiques, on peut se référer au dossier sommeil du site de David ServanSchreiber, www.guérir.org. Voici quelques réflexions, observations et exercices concrets que j’ai trouvés utiles pour favoriser l’endormissement. Ce travail pourrait servir de base de travail pour une vérification systématique et scientifique avec des groupes d’expérimentation et de contrôle. Il pourrait représenter des sujets de mémoire de maîtrise ou de thèses de D.E.A. pour les étudiants en psycholo­ gie, voire même de sujets de recherche pour des chercheurs pro­ fessionnels. Dans ce sens, j’ai fait circuler cette étude sur le sommeil parmi certains chercheurs présents au Congrès de Den­ ver sur les sciences contemplatives dont nous avons parlé et qui travaillaient sur ce sujet. J’avoue que mon engagement dans la pratique personnelle du yoga et de la méditation, ainsi que d’au­ tres sujets d’écriture, ne me laissent pas le temps de pousser dans ce sens-là. Sachant l’importance d’un bon sommeil pour la santé physique, psychologique et spirituelle, j’espère que ces quelques pages, mêlant les recherches scientifiques et les observations pra­ tiques, aideront les gens à mieux plonger dans les bras de Morphée, et d’en être, nuit après nuit, métamorphosés...

156. Lissoni, P., Decreased toxicity and increased efficacy of cancer chemotherapy using the pineal hormone melatonin in metastatic solid tumour patients with poor clinical status, European Journal of Cancer, 1999, 35(12), p. 1688-92. et Lissoni, P., Increased survival time in brain glioblastomas by a radioneuroendocrine strategy with radiotherapy plus melatonin compared to radiotherapy alone, Oncology, 1996, 53(1), p. 43-6.

La vision du sommeil dans les Upanishads

J’ai déjà parlé de cette question dans mon livre Soigner son âme - méditation et psychologie 157, dont tout le chapitre 2 est consa­ cré au sommeil. Mais nous pouvons reprendre ici certains points importants et les développer un peu différemment pour montrer toute l’expérience spirituelle et métaphysique qu’on peut effectuer autour du sommeil. L’Upanishad la plus an­ cienne, la Brihad-ârawyaka, réfléchit en profondeur sur le som­ meil (4. 3.7-14)158 : Quand quelqu ’un s ’endort, il prend comme tout bagage avec lui le matériel de ce monde qui contient tout, et c ’est lui qui le met en morceaux, c ’est lui qui le reconstruit, il rêve grâce à son propre éclat, grâce à sa propre lumière aussi, et cette per­ sonne devient auto-illuminée... C'est elle qui projette pour elle-même tout ce qu 'elle voit dans le rêve... A ce sujet, on a les vers suivants : « Laissant tomber pendant le sommeil ce qui est physique, sans sommeil, il regarde par-dessous [les sens] endormis. Après avoir ramené à lui la lumière, Elle retourne à sa place, La Personne d ’or, le Cygne unique. Il fait garder son nid d ’en dessous par le souffle, l ’Immortel procède hors du nid, Il va où bon lui semble - l'Immortel, La Personne d ’or, le Cygne unique. » Dans l'état de sommeil, allant plus haut ou plus bas, Etant un dieu, Il se fabrique toutes les formes, à un moment, profi­ tant pour ainsi dire du plaisir avec les femmes, à un autre, pour ainsi dire riant ou même contemplant des visions terri­ bles. Les gens voient Son terrain de jeu ; mais Lui, personne ne le voit. Si on réussit à être conscient qu’on rêve, comme dans le rêve lucide, à ce moment-là on a une expérience de ce Soi qui voit sans être vu, qui est le témoin du tout, que ce soit les événements 157. Vigne Jacques, Soigner son âme, Albin Michel / Espaces libres, 2003. 158. J’ai refait la traduction des textes d’après la version classique anglaise de Ro­ bert Ernest Hume, The Thirteen Principal Upanishads, Oxford University Press, Bombay, Delhi, 1921, 1985.

dans le rêve ou dans la vie éveillée. Cet aigle de la conscience té­ moin se repose dans son nid au moment du sommeil : De même qu ’un faucon, qu ’un aigle, après avoir volé long­ temps dans l ’espace, se fatigue, replie ses ailes, et est amené à retourner à son nid, ainsi cette personne se hâte pour re­ venir à cet état où, endormie, elle ne désire pas de désirs et ne voit pas de rêve. (Br-Ar JJp 4. 3. 19) Le fait d’être a-kâma-kâmî, de ne pas désirer de désirs, est mis en rapport, dans la même Upanishad, avec la progres­ sion vers des niveaux de félicités de plus en plus intenses. Il faut aussi, pour réussir cette progression, connaître les Ecri­ tures. Sinon l’absence de désir risque de donner lieu à une éner­ gie mal dirigée, et de faire tourner en rond sur soi-même comme dans le cas de la simple frustration ou du refoulement. Ceci en vérité, cette forme de la personne est au-delà des dé­ sirs, libre du mal et sans peur. De même qu ’un homme, quand il embrasse safemme bien-aimée, ne connaît plusrien ni à l'in­ térieur ni à l ’extérieur, de même cette personne, quand il em­ brasse l ’A me intelligente, ne connaît plus rien ni à l'intérieur ni à l'extérieur. En vérité, c 'est la forme véritable dans la­ quelle le désir est satisfait, dans laquelle le sujet est son propre désir, dans laquelle il est sans désir et sans chagrin. (4. 3. 21) Cette expérience d’union dans le sommeil, quand elle est consciente, même hyper-consciente, devient donc pur samâdhi. A ce moment-là, on a une expérience de subjectivité pure où il n’y a plus d’objet, il n’y a plus que le sujet : c’est comme si tous les objets étaient dévorés par ce feu de la conscience qui se répand partout, il n’y a plus que Lui, c’est-à-dire le Soi : En vérité, bien qu 'Il ne voit pas avec les yeux, Il voit réelle­ ment, bien qu 'Il ne voit pas ce qu 'on voit d'habitude ; car n ’y a pas de cessation de la vue de Celui qui voit, car Celui qui voit est impérissable. Ce n 'est pas cependant une autre chose, autre que Lui-même ou séparée, qu 'Il peut voir. (Brihad-âranyaka Upanishad 4. 3. 19, 21, 23)

Râmana Mahârshi rapproche l’état de rêve de l’état d’éveil en disant tout simplement : « Le premier est bref, le se­ cond est long, voilà toute la différence. » Quand il était enfant, le sage n’avait pas d’attrait spécial pour la spiritualité, mais il avait une caractéristique intéressante : il pouvait s’endormir profondément pendant la journée, même au milieu de ses amis qui jouaient, et ceux-ci s’amusaient même à le secouer dans son sommeil, mais rien n’y faisait, il ne se réveillait pas. Il est possible que cette intensité de l’expérience du sommeil pro­ fond se soit transformée —après sa conversion par une expé­ rience de mort apparente à l’âge de 15 ans dans la maison familiale à l’ombre du grand temple de la Déesse à Madurai en une hyperconscience immergée dans l’unité, c’est-à-dire en samâdhi. En pratique, cela change certainement la qualité de l’en­ dormissement si on fait l’expérience à ce moment-là de son essence lumineuse. Dans ce sens, les Italiens n’ont-ils pas une jolie manière de souhaiter bonne nuit ? Ils peuvent dire sim­ plement sonno d ’oro, « sommeil d’or »... Cela rappelle le cygne d’or qui rejoint son nid supérieur au cœur du soleil. Le terme hamsa, le cygne, correspond aussi au mantra qui est le plus proche du va-et-vient de la vague du souffle. On peut ressentir-visualiser ce souffle comme une vague d’or qui tend petit à petit, dans le processus d’endormissement, à réaliser son unité avec l’océan d’or sous-jacent... Sommeil et pratique spirituelle : où est le juste milieu ?

Récemment encore, on n’avait guère d’idées claires sur le lien entre le manque de sommeil, la baisse de l’immunité, et l’aug­ mentation du taux de mortalité générale, avec comme causes particulières le diabète, les maladies cardio-vasculaires, et, d’après certaines recherches récentes, le cancer. Jusqu’à il y a peu de temps dans l’histoire de l’humanité, les êtres humains

décédaient jeunes d’infections diverses et variées. Les gens ne vivaient pas assez vieux pour qu’elles puissent se développer. Avec les progrès des antibiotiques, on meurt maintenant plus âgé, et c’est dans 40 % des cas à cause de maladies cardio-vas­ culaires et avec le même pourcentage environ de cancer. Ce n’est donc que maintenant qu’apparaît plus clairement l’effet délétère du manque de sommeil favorisant ce type de maladie. Et même de nos jours, il a fallu des études sur de très grand nombre de sujets et avec des moyens statistiques rigoureux, pour prouver scientifiquement ce qui au départ n’était simple­ ment que l’intuition de certains médecins perspicaces. Cepen­ dant, aujourd’hui, les résultats sont là, et montrent clairement le lien entre privation de sommeil et apparition de pathologies graves. Le bouddhisme et la Bhagavâd-Gîtâ recommandent la voie du juste milieu. Mais où placer celui-ci en ce qui concerne le sommeil ? Nous pouvons prendre par exemple le cas d’Ajahn Shah : il s’agissait d’un maître bouddhiste de la forêt, très connu en Thaïlande. Il n’avait pas beaucoup étudié, avait été formé directement par des maîtres, cela donne une originalité et une force à son enseignement. Cependant, il a certainement été trop avant dans les austérités, en particulier à propos du sommeil : il se vantait d’avoir trouvé un exercice respiratoire qui, même après trois jours sans dormir, pouvait le rafraîchir en un quart d’heure et lui permettre de rester encore un ou deux jours sans fermer l’œil. A 60 ans, aux environs des années 80, il a eu un accident vasculaire cérébral qui l’a laissé paralysé et mutique, il a végété sur un lit pendant 10 ans, complètement coupé du monde extérieur et s’est finalement éteint à 70 ans, ayant été pendant tout ce temps une charge lourde et plutôt inutile pour sa communauté. Il y a deux grandes raisons de se priver de sommeil pour les chercheurs spirituels : déjà avoir plus de temps et d’inten­ sité dans la pratique, et ensuite avoir plus de possibilités de

servir les autres et d’enseigner. Ces deux raisons perdent leur sens si l’on doit mourir 10 ans, 20 ans, voire 30 ans plus tôt que ce que notre corps pourrait nous permettre a priori. Il se­ rait, certes, possible d’argumenter en affirmant que par le pou­ voir de la méditation elle-même, les effets néfastes du manque de sommeil sur l’organisme sont contrebalancés. Certes, il y a des éléments qui vont dans ce sens, par exemple l’augmenta­ tion des lymphocytes T, importants pour l’immunité et ce, en proportion de la quantité d’heures quotidiennes de médita­ tion, mais il y a d’autres éléments qui vont dans le sens inverse. Ceux qui sont trop assis, sédentaires pendant la journée de façon générale, augmentent de façon claire leur taux de mor­ talité par rapport au groupe de contrôle après une durée don­ née. Et d’habitude, la méditation est une activité sédentaire, sauf quand on décide de la faire en marchant. Dans le même sens, une étude de YAmerican Cancer Society a montré que res­ ter assis 6 heures par jour en moyenne ou plus augmentait de 37 % le risque de décès précoce toutes causes confondues pour les femmes, et de 18 % pour les hommes. Attention les bureaucrates... Parlons de Mâ Anandamayî : au début, elle-même et ses disciples allaient beaucoup dans le sens de la privation de som­ meil. Ensuite, cela leur est passé et ils sont revenus à un type de vie normale. Comme le disait Swami Vijayânanda, qui est demeuré plus de 30 ans avec Mâ, a médité pendant 75 ans et a quitté son corps récemment à l’âge de 95 ans : « Si on ne dort pas assez la nuit, on dort alors pendant la méditation, et ce n’est pas le but ! » Certes, on peut facilement sauter une nuit de temps en temps, à condition de récupérer rapidement, par exemple dès la nuit suivante. Si on ne le fait pas, on aura comme premier symptôme d’un manque de sommeil à moyen terme, une baisse du fonctionnement mental dans la soirée, une étude l’a bien montré récemment. C’est une expérience courante : on

ne sent pas la fatigue dans le courant de la journée, mais dès que la nuit tombe, on n’est guère fonctionnel. Ceci peut durer même 10 ou 15 jours après un épisode de privation de sommeil important. Il peut finalement y avoir un aspect théâtral dans ceux qui se privent de sommeil pour raisons spirituelles : « Je suis celui dont le monde a besoin pour être sauvé, ils n’attendaient que moi, et tout cela me place, bien sûr, au-delà des lois du corps ! » Ceci dit, si cette privation mène à une mort fréquem­ ment en avance de 10 ou 20 ans, ou a un handicap grave, elle n’a guère d’intérêt. On peut rappeler une distinction des Upanishads et de la Bhagavâd-Gîta qui est assez simple : certaines actions créent une stimulation, un plaisir à court terme, mais sont destructives à long terme, elles sont tamasiques (noires, obscures), alors que pour d’autres, c’est l’inverse. Les découvertes récentes de la médecine montrent que la privation de sommeil est plutôt du premier type que du second. Il est intéressant de voir le lien entre insomnie volontaire et hypomanie : on sait bien et depuis longtemps, que les pous­ sées d’excitation pathologiques font régulièrement perdre le sommeil pendant quelques mois, avec ensuite une réaction dé­ pressive durant laquelle au contraire on ne dort plus, donc on récupère certes physiquement, mais le moral reste néanmoins à zéro. Ce qui est moins connu, c’est qu’à l’inverse, l’insomnie volontaire peut mettre dans un état d’hyperexcitation, en quelque sorte artificiellement, un peu comme le jeûne par l’in­ termédiaire de sa stimulation de l’adrénaline. Ceci est à double tranchant, si cette énergie supplémentaire ne peut être bien di­ rigée, elle se transformera en fébrilité inutile, ou dans certains cas, s’il y a fragilité sous jacente, en folie des grandeurs ou en d’autres hallucinations. Le délire est directement relié au manque de sommeil, surtout dans sa forme inaugurale de bouffée délirante aiguë. Il s’agit d’un épisode hallucinatoire qui

débute soudainement, qui se remet en quelques semaines, mais peut aussi rechuter ou se chroniciser dans environ 20 % des cas, et mener alors à la schizophrénie. Le délire correspond à l’éruption du rêve pendant la journée normale, et en fait ce be­ soin de rêver dans la journée est dû en bonne partie à un manque de sommeil important pendant plusieurs semaines ou plusieurs mois. Quels que soient les moyens techniques pour favoriser le sommeil, il faut se souvenir que celui-ci peut être gêné parce que certains de nos comportements ou pensées ne sont pas justes. Il faut être suffisamment clair avec soi-même pour le voir et rectifier dans sa vie au quotidien ce qui doit être rectifié. Pour conclure, que ce soit pour les gens qui n’ont pas de pratique intérieure ou ceux qui sont sur la voie spirituelle, il est bon, au vu des études récentes et des réflexions ci-dessus, de réviser à la hausse le besoin de sommeil. Cela n’est pas quelque chose d’extraordinaire à faire, récemment, on a aussi revu à la hausse les besoins d’oméga 3 et de vitamine D, car on s’est aperçu qu’il y avait des carences considérables de ces deux éléments dans la population générale. Cela va dans le sens d’une meilleure santé globale, et c’est très important. Il vaut donc la peine de prendre au sérieux ces études, que ce soit pour soi-même et pour les autres, si on est en position de donner des conseils aux gens. Bien dormir la nuit permet d’être mieux réveillé pendant la journée, et il faut, au fond, être vraiment très bien réveillé pour pouvoir espérer toucher du doigt, un beau jour, l’Eveil.

Chapitre 16 Dernières pensées Derrière l’humilité apparente du désir de ne pas écrire, peut se cacher la crainte que les autres vous disent carrément qu’ils trouvent vos écrits mauvais. Ecrire, c’est risquer et se ris­ quer. Et ne dit-on pas à propos de cela : « Qui ne risque rien n’a rien » ? De même qu’un adage peut rassembler beaucoup de sagesse en quelques mots, de même une image peut en condenser beaucoup en quelques formes. Les deux termes ri­ ment avec passage : ils nous passent une énergie qui, à son tour, nous aide à passer au-delà. Un des signes d’une solide base commune entre boud­ dhisme et science, c’est que cette dernière est fondée sur des lois qu’elle s’emploie à élucider et utiliser. Or, le bouddhisme se désigne lui-même sous le terme de dharma, qui signifie aussi loi, au sens de loi juste, loi fondamentale, que ce soit dans le domaine de la nature, de la société ou du psychisme L’interprétation et le symbolisme sont des moyens ha­ biles pour s’évader de cette sacrée prison que sont les textes

sacrés. Il existe des chapes de papier qui sont plus lourdes que les chapes de plomb. Posture La bonne posture est comme une paire de lunettes adaptée : à travers elle, notre œil intérieur, c’est-à-dire notre capacité de vision claire, peut fonctionner au mieux. Pratiquer le hatha-yoga par simple obsession de sou­ plesse revient à une forme d’idolâtrie : c’est sacrifier quotidien­ nement au dieu... Marsupilami. Il sera peut-être flatté par ces offrandes d’adorateurs, et vous octroiera la grâce d’un corps de caoutchouc —mais il ne pourra guère plus pour vous. Notre corps subtil est comme un champ, et l’absorp­ tion dans les circuits de sensations y crée des sillons. Il est aussi pareil à une montagne, et l’ensemble peut faire penser à ces cultures en terrasse de l’Himalaya qu’on aperçoit au Népal par exemple. L’énergie vitale monte fortement, comme la plaque continentale du dessus est poussée vers le haut par celle du dessous. Il y a cependant une eau qui descend du ciel, celle de l’énergie spirituelle, qui sculpte et féconde mousson après mousson le relief de départ. Quand on a faim, on dit : « J’ai un creux ». De façon analogue, mais on pourrait dire en sens inverse, accentuer le creux des reins et le maintenir ainsi donne « faim » pour effec­ tuer une bonne méditation. Notre système sympathique n’est pas si sympathique : il peut poser problème car pendant la méditation il réagit sous formes d’agitation et de tensions, qui sont en fait autant de début de mouvements. En réalité il résiste à l’intention d’im­ mobilité du corps et en d’autres termes ne veut pas être « cha­

peauté » par le système parasympathique. Cela peut être dé­ courageant si on n’est pas au courant de ce phénomène d’op­ posés. En effet, c’est au moment où l’on devrait être le plus calme que l’agitation peut le plus remonter. Un clin d’œil que la langue française nous fait, c’est que les termes « souffle » et « savoir » se ressemblent : le savoir du souffle donne du souffle au savoir, la saveur du souffle s’ouvre en pleine conscience. On pourrait méditer de même sur le sou­ venir du souffle et le souffle du souvenir. Le mental essaie de se raccrocher à la permanence avec autant d’avidité qu’un chien plante ses crocs dans un morceau de viande : cependant, quelqu’un entraîne le morceau ailleurs, et voilà notre chien emporté comme un fétu de paille... L’expiration est comme un miroir. L’arrêt après la fin de l’expiration permet de passer de l'autre côté du miroir. L’attention est dépendante, beaucoup plus qu’on ne le pense, des sensations cutanées, par exemple de la perception des mouvements de l’air sur la peau. Elle a donc ceci en com­ mun avec les vieilles dames et les bougies, c’est qu’elle n’aime pas les courants d’air... Méditation La méditation ne peut être brevetée : elle est trop im­ portante pour cela. Ce ne serait peut-être pas trop élogieux pour elle de dire qu’elle est un Trésor public, mais c’est quand même quelque chose comme cela... On dit qu’un bon ouvrier a toujours ses instruments. Ceux du méditant sont par exemple l’attention juste, la concen­ tration, la relaxation, la posture exacte, la joie pour la pratique

ainsi que la compréhension en miroir qui fait saisir en profon­ deur qu’en se protégeant soi-même, on protège les autres et vice-versa. Il est bon de les garder à portée de main. La peur ontologique est fondée sur l’instinct de conser­ vation, et aussi sur la dualité du monde. Dans la Taittiriya Upanishad, on parle de l’unité première du monde, et on explique qu’ensuite, il y a eu une faille, et de cette faille est née la peur... Notre mental n’est pas un monument historique du pa­ trimoine mondial qu’il faudrait déconstruire pierre par pierre, détail par détail. Il y a une méthode plus efficace pour se dé­ brouiller avec lui : cesser d’en rajouter, arrêter de construire. L’intérêt du travail spirituel, c’est qu’il a un effet quasimagique sur notre monde intérieur : notre vie psychique et ex­ térieure qui semblait plus ou moins chaotique commence à s’organiser comme un magnifique mandala. Beaucoup de choses se mettent en place à l’endroit juste. Et quand viendra la Mort et son balai pour effacer les motifs de couleur géométriques, nous aurons le sentiment profond d’avoir fait de notre vie un rituel non seulement beau, mais aussi utile pour les autres. Il y a deux manières de revenir à l’objet dans lequel on a choisi de s’absorber, par exemple le souffle : la manière lourde, comme un garde-chiourme qui attrape un délinquant qui s’est évadé, lui met les menottes et le jette à nouveau sans ménage­ ments dans sa cellule. L’autre manière de faire est légère, comme le papillon qui revient à la fleur sur laquelle il était après avoir vo­ leté de-ci de là. Il va de soi qu’on préférera la légèreté. Un des termes pour méditer en hébreu est hara, qui peut signifier « femme enceinte » ou « montagne » : notons en passant que les moines T’chan étaient surnommés les « moines-mon­

tagnes ». Il ne suffit pas, à certain moments, d’être pétrifié par l’intensité de l’expérience de méditation, il faut en être magnifié, on pourrait dire « montagnifié ». Quand la montagne s’immobi­ lisera tout de bon, elle accouchera du trésor... Les graines ont besoin pour germer de chaleur, d’humi­ dité, de lumière... et de temps. Il en va de même pour les graines de conscience en nous : la chaleur pourrait correspondre à la re­ laxation, l’humidité à l’amour qu’on a pour sa pratique ainsi que pour les autres qui en bénéficieront indirectement, et la lumière à l’attention juste. Quant au temps, il reste pareil à lui-même avec tout son côté paradoxal : le fœtus met neuf mois à se développer, mais l’enfant passe le canal pelvien et donc naît en quelques mi­ nutes. Le fruit prend des semaines à se développer et mûrir, mais tombe en une seconde. L’instant présent est au-delà du temps, il est in-stant, il est non-insistant et au fond non-temps. Le temps est une maladie chronique, l’instant en est le remède. Les Italiens appellent souvent les pompiers vigili del fuoco, « les vigiles du feu ». En fait, la vigilance accomplit pour de bon une sorte de travail de pompier. Des débuts d’incendies dus à des négligences psycho-spirituelles commencent ici ou là, et il faut les éteindre le plus rapidement et le plus efficacement possible avec l’eau fraîche de la pleine conscience. L’émotion est de toute façon une bombe : si on ne la désamorce pas par la conscience, elle explosera tout de suite par le défoulement, ou restera là, à retardement, sous forme de re­ foulement. Le mot d’ordre, le mantra du balayage du corps en vipassana : desserrer, déstresser. Alors surviendra une relaxation au sens juridique du terme, une libération de cette prison qu’est l’identification à l’ego.

Le psychisme de base est régulièrement atteint par le stress. Du point de vue physique, il y a toujours à peu près les mêmes sous-zones qui se tendent dans une zone donnée du corps, par exemple la région entre les sourcils pour le front, le plexus pour l’abdomen, etc. Ces sous-zones du stress attirent l’attention et l’énergie, elles sont comme au centre du système. Quand on amène l’attention vers les sous-zones complémen­ taires, sans sensations, aveugles, on les illumine avec la conscience, et ce sont elles qui deviennent de vrais soleils au centre de chaque système. Ainsi, on découvre le fonctionnement de base véritable de notre univers intérieur, et c’est une forme intime de « révolution copernicienne ». Un bon méditant est un agent efficace de la brigade anti-terroriste, capable de désamorcer des bombes à retarde­ ment cachées sous le siège du train, c’est-à-dire les émotions refoulées ou peu visibles durant le voyage de la vie. « Être plein d’attentions » pour quelqu’un signifie être plein d’affection à son égard. Ceci donne une clé pour la mé­ ditation : l’attention envers son propre mental doit être affec­ tueuse, comme celle d’une mère envers un enfant, et en même temps pourtant, elle doit ne pas laisser passer ses défauts. Certes, la sâdhanâ est un jeu, mais il s’agit du jeu le plus sérieux du monde qui, au bout du monde, dissout le « je » indi­ viduel. Au bout du compte, « je » ne joue plus, il n’y a plus que le jeu du Jeu, lîlâ, qui n’est pas différent du jeu du Je... Détachement Entre les foules des regrets du passé et celle des soucis du futur, l’ermitage du présent, la solitude du seul instant.

Les formations mentales peuvent être comme des tu­ meurs cancéreuses. Il y a des pistes thérapeutiques qui tentent d’enrayer ces tumeurs en privant l’organisme de certains com­ posés dont elles ont besoin pour se développer. De même, ces pensées-tumeurs ont besoin de notre intérêt, de notre attache­ ment-attention pour croître. Si nous leur ôtons cet aliment in­ dispensable, elles dépériront et nous deviendrons quant à nous un bon spécialiste de « l’oncologie subtile ». Nous saurons par exemple irradier les pensées-tumeurs débutantes avec le rayon­ nement de la vacuité On pourrait appeler ce rayon de la « vue vide» le « rayon zéro » ou encore le « rayon oméga ». C’est un rayon qui a le pouvoir de traiter les néoplasies dès qu’elles appa­ raissent, les empêchant ainsi de métastaser. Les Chinois ont appellé leurs thérapeutes traditionnels du nom de « médecins aux pieds nus », les Philippins font des miracles avec leurs guérisseurs aux mains nues : on peut opérer quant à soi des merveilles dans son monde intérieur en suivant la méditation traditionnelle d’observation, celle de « l’esprit à l’attention nue ». Les perceptions désagréables comme la douleur phy­ sique, ou au contraire trop agréables de type désir sont comme un début de passion amoureuse : le mental oscille plutôt péni­ blement entre le fait de s’y abandonner ou celui d’y résister. Nous abritons en nous un grand patient maniaco-dé­ pressif, et il a pour nom « ego ». Il est pris dans un cercle vi­ cieux, car c’est ce trouble bipolaire lui-même qui donne à cet ego sa force, et au fond son impression illusoire d’exister. Jusqu’à quand jouerons-nous à l’infirmerie psychiatrique d’ur­ gence, accueillant les rechutes régulières de toujours le même patient, à savoir l’ego en crise ?

Quand on est confortable dans un cocon conceptuel, on a des chances non négligeables d’y rester jusqu’à sa mort, comme un papillon qui ne serait jamais né. La vie n’est-elle pas plus que ce petit confort « plutôt cocon » ? Trop souvent, la vie à deux oscille entre les deux pôles du couple désir-colère. La maturité affective, c’est justement que la vie de couple puisse aller au-delà de ce couple-ci, pour de­ meurer tranquillement dans les jardins suspendus d’une stabilité heureuse. Précisons aussi que ces jardins suspendus ne sont pas un mythe, ils peuvent nous accueillir pour peu que nous sa­ chions trouver le chemin qui y mène. Quand une voiture tombe dans le fossé, elle est immo­ bilisée d’un seul coup d’un seul. Il y a entre chaque pensée un fossé, qui a le pouvoir de stopper net le véhicule du mental. Entre chaque cycle respiratoire, il y a ce « fossé » de l’arrêt après la fin de l’expiration. C’est une forme de petite mort. D ’ailleurs, en allemand, der Graben signifie « le fossé » et das Grabe, « la tombe ». Pensées passées : cadavres. Pensées futures : fantasmes. Pensée présente : funamabule en équilibre au-dessus d’un tas de cadavres d’un côté et d’un fouillis de fantasmes de l’autre. Ce fu­ nambule est tellement vaporeux et sur un fil tellement fin que, disent certains sages, il n’a pas d’existence propre. L’activisme fébrile provient généralement, et contraire­ ment aux apparences, d’une paresse de la conscience, d’une mol­ lesse à prendre ses distances par rapport à une attraction automatique pour le mouvement. Il faut bien sûr ajouter à cela l’inertie de l’imitation et de la grégarité, qui vous pousse à bou­ ger simplement parce que la plupart des gens bougent ; on pour­ rait parler en d’autres termes du « syndrome de la fourmilière ».

En latin, mens et manus sont deux termes très proches. En effet, le mental est comme une main, mais enduite de miel ou de confiture. Tout ce qu’il touche, il a tendance à y coller. D ’où l’importance de Ya-grahya, du non-attachement comme une sorte de thérapie de base de cette tendance. C’est le fait de vouloir posséder les objets qui trans­ forment ces objets en démons qui nous possèdent. Les dé­ mons n’ont pas d’existence propre et indépendante en dehors de cette relation entre les objets et nous. Beaucoup de religions alimentent leurs fantasmes violents en se fabriquant une démonologie, mais le bouddhisme dans sa forme originale et le védânta ont ceci de remarquable qu’ils ont réussi à établir au contraire une « a-démonologie ». Désirer, c’est phagocyter. Sommes-nous capables de faire ce premier pas de l’Évolution, montant ainsi au-dessus du « stade phagocytaire », celui de l’amibe primitive ? Il y a certains sauvages de la forêt vierge qui coupent les oreilles des gens, d’autres leur nez, mais un bon méditant est encore plus féroce que cela : il tranche le bout du nez des émotions perturbatrices dès qu’elles osent le montrer... Son mantra est « coupe, coupe » ! r La vraie méditation revient à une révolution copernicienne. A la place d’être centré sur la « terre », c’est-à-dire l’ob­ jet de l’émotion, on se focalise sur le « soleil », c’est-à-dire l’émotion elle-même. L’attention juste est comme un papillon posé sur une fleur balancée par le vent : cette fleur peut être la respiration, un courant de sensation dans le cadre d’une pratique donnée de mé­ ditation, le son intérieur pulsatile, etc... A priori, faire attention

et papillonner sont des notions contradictoires. Cependant, on peut pratiquer l’union des contraires : par exemple, il est possible de poser sur la fleur du souffle une attention légère, vive, colorée et neuve comme un beau papillon. Le résultat psychosomatique du stress chronique, c’est la détresse (en anglais, di-stress). Le stress vient du fait qu’on se pose trop de contraintes, en lien avec des désirs réels ou imaginaires, d’où tensions. Cependant, c’est fatiguant d’avoir un corps-mental aussi rigide, aussi contracté, aussi « précon­ traint » que du béton. D ’où l’importance de desserrer progres­ sivement l’étau. Avant de devenir profond, immense, immobile comme l’océan, apprenons à être fluide comme le ruisseau, le torrent, le fleuve, et même relativement apaisé comme le lac. Un bon sujet de réflexion pour les tibétains : shiné, la méditation apaisante par excellence, a pratiquement la même consonance que le mot « Chinois », leurs voisins responsables du génocide récent... Pourra-t-on faire suivre un traitement apaisant, de « shiné-thérapie » aux Chinois ? Le Dalaï-lama ne désespère pas de cela. Pour continuer sur cette lancée, « Chine » signifie « milieu », sous-entendu l’Empire du milieu. Or, la voie principale du bouddhisme tibétain est celle du Madhyamika, c’est-à-dire la voie du Juste milieu. Les Chinois de demain sauront-ils retrouver leur vocation profonde du juste milieu, s’accommoder d’une autonomie réelle du Tibet et ainsi remon­ ter leur image de marque internationale en abandonnant leur position extrême d’état policier et persécuteur ? 166

166. Voir à ce sujet le livre bien documenté et plein d’énergie de Robert Thurman qui fréquente le Dalaï-lama depuis plus de quarante-cinq ans : Why the Dalai Lama Matters, Atria Books-Beyon Words Publishing, New-York, 2008.

Absolu Etre capable de lâcher ses références est un signe de déférence... pour l’Absolu. Il n’y a pas besoin d’être prophète envoyé par Dieu pour mettre en évidence certaines erreurs religieuses ou folies collec­ tives. Il suffit de se fonder sur un solide bon sens, devenir en quelque sorte un « prophète du bon sens ». Et ce sens commun est en réalité la meilleure arme pour désamorcer toutes sortes de conceptions erronées, en particulier celle des intégristes. Tous les pratiquants spirituels ont besoin de développer l’enthousiasme. Ce terme vient de theos, qui donne en compo­ sition thous, et signifie « dieu à l’intérieur ». Pour les bouddhistes qui n’ont jamais eu besoin d’un dieu personnel pour expliquer la formation du monde tel qu’il est, ainsi que l’esprit humain et la libération, mais qui croient cependant que chacun a la nature de l’Eveil et du Bouddha, il faudrait sans doute créer un nouveau terme du genre « embouddhiasme »... Bien sûr, le terme a pre­ mière vue paraît incongru, mais n’est-ce pas encore plus incon­ gru de dépendre, pour une qualité intérieure aussi fondamentale que l’enthousiasme, d’une notion hypothétique ? Rappelons que seulement 22 % de la population française croient encore en un dieu personnel, unique et créateur. Ce phénomène probable­ ment irréversible devrait nous amener à mettre à jour notre vo­ cabulaire. Il s’agit plus que d’une question de mots, ce qui est visé est une maturation globale du genre humain à travers une modification de sa représentation du monde et des termes à tra­ vers lequel il l’exprime. Le Bouddha a utilisé une image célèbre, celle de l’homme blessé par une flèche qui n’a pas besoin de savoir la caste ou le nom de famille de l’archer, mais doit d’abord ôter cette flèche et se soigner. Quand on y pense sérieusement, cette

comparaison à elle seule peut remettre en cause les fondements même de la psychanalyse. Sa méthode, on pourrait même dire parfois son dogme, est de rechercher automatiquement les causes des souffrances présentes dans le passé, souvent dans l’enfance. L’intuition du Bouddha pencherait plutôt en faveur des thérapies cognitives, en particulier la troisième vague qui intègre au traite­ ment la méditation et insiste sur l’expérience du présent. Deux boîtes Les religions dévotionnelles proposent une boîte ma­ gique censée sauver, mais elle devient trop souvent une boîte de Pandore, surtout quand le vin de la dévotion tourne au vinaigre du sectarisme, voire de la guerre ethnico-religieuse, encore bien fréquente de nos jours. Un trop grand nombre de conflits sont encore ainsi, dans un monde qui se dit moderne mais peine au fond à le devenir pour de bon. La prochaine « sortie » de la boîte de Pandore, la prochaine poussée d’hubris, de démesure, risque d’être une guerre sainte nucléaire, qui serait évidemment l’absur­ dité des absurdités. Il y a donc urgence. Le bouddhisme propose quant à lui en guise de boîte une boîte à outil pour (se) réparer et (se) reconstruire. Dans un monde en évolution qui a fait des progrès de géant grâce à la technologie, la boîte à outil est sûre­ ment une meilleure option que la boîte de Pandore... Un clin d’œil de la langue française pour cesser de nous faire croire à la solidité des phénomènes, qu’ils soient extérieurs ou intérieurs : le terme même « solide » commence par les deux mêmes lettres que « sot »... Quand la « sot-lidité » devient liqui­ dité, elle cesse d’être sotte, c’est-à-dire de se présenter comme ce qu’elle n’était pas en réalité. détente.

Le méditant habile envers lui-même se contente de la

La nature de notre esprit est à la fois claire et empa­ thique : en anglais, clarity et charity ne diffèrent que d’une lettre. Entre deux personnes : De mental à mental : communication D ’arrêt du mental à arrêt du mental : communion. Le déclic Quand on est engagé dans une relation amoureuse qui ne marche plus très fort, après avoir « coincé » sur quelqu’un comme on dit familièrement, il arrive souvent un déclic au fond de soi-même. On comprend qu’il n’est pas bon de continuer, et à ce moment-là s’enclenche le processus de détachement. Le mouvement de la sâdhanâ est analogue à cela. Déjà s’apercevoir qu’on a « coincé » par rapport à son corps dans un lien au moins aussi fort que le lien amoureux. Ensuite, ressentir le « déclic » qui vous fait décoincer. Troisième et dernière phase, appliquer les conséquences de ce déclic à sa pratique de méditation et à sa vie quotidienne, c’est-à-dire être réellement à distance de toutes ces émotions perturbatrices qui proviennent du corps. Soit dit en passant, cela laissera alors la place pour que des émotions posi­ tives puissent remonter et se manifester naturellement. L’altruisme authentique-empathique, le souhait d’offrir les mérites de sa pratique aux autres n’est pas comme la dissolu­ tion d’un morceau de sucre dans un lac immense où il se perdrait, mais plutôt comme le Big-Bang où, en une fraction de seconde, une masse énorme d’énergie s’est condensée en particules élé­ mentaires de matière. Ensuite, celle-ci, en un temps beaucoup plus long, a fini par donner les atomes, les molécules, les acides aminés et la vie sur notre terre.

Glossaire (Les a finaux brefs sont prononcés en sanskrit, mais pas en hindi actuel.) Âjhâ : centre d’énergie qu’il vaut mieux situer dans sa concentration directement au centre du front plutôt qu’entre les sourcils, ce dernière emplacement étant souvent associé à la tension et au stress, voire à la colère. amrita : Littéralement « immortalité », mais ce terme est utilisé également pour désigner le nectar de l’expérience yoguique en général, en en particulier celle qui provient de la langue retournée vers le palais, khecharî, qui permet de goûter des saveurs diverses et variées jusqu’à l’obtention d’une saveur unique, qui correspond aussi à cet amrita. Anâhata chakra : le centre du cœur, là où le son inté­ rieur ne peut être « retiré », hata, car il y résonne continûment. ânanda : Joie sans objet, félicité qui est au-delà de la dualité bonheur-malheur. Une des qualités fondamentales de l’Absolu, avec l’être (sat) et la conscience (chit). Ma rayonnait tellement Yânanda que Bhaiji lui a donné le nom de « pénétrée d’ânanda », Ananda mayî. âsana : Posture de yoga. Atmâ (ou Atman) : Le Soi, en général transcrit par une majuscule, bien qu’il n’y ait pas de majuscule en sanskrit. Selon le contexte, peut aussi signifier « soi-même ». avidyâ : L’ignorance fondamentale par laquelle le monde existe, incluant aussi toute connaissance qui n’est pas la connaissance du Soi. Bindu : Point de concentration mobile, en général dans le plan sagittal (médian qui sépare la droite et la gauche du corps). On dit que l’univers est né de la division d’un bindu initial.

bhakti : Dévotion, amour pour Dieu et le guru. Bhakti-Yoga : Correspond à la voie de la dévotion, in­ cluant le plus souvent la récitation du mantra-, elle se distingue de la voie de la Connaissance, le Jnâna-Yoga, faisant intervenir l’observation du mental. Le Karma-Yoga désigne le service dés­ intéressé. En pratique, il est souvent associé à la Bhakti. bhajan : Chant religieux. bhâva : De la racine sanskrite signifiant « être, devenir ». Etat d’être, état émotionnel qui laisse transparaître à l’extérieur un peu de l’expérience spirituelle. bhedana : percée des chakras par l’énergie qui monte. brahmachârin : Litt. « celui qui se déplace dans l’Ab­ solu » ; plus couramment, celui qui observe le célibat, qu’il soit étudiant, non encore marié ou moine novice. brahmane : (Souvent traduit par brahmine, pour le dis­ tinguer du Brahman, l’Absolu.) Membre de la caste indienne chargée de la tradition religieuse. Brahma-randhra : L’orifice de Brahma(n), au sommet de la tête ou parfois décrit comme un peu en avant, par où l’âme sort au moment de la mort. Il y a deux localisations se­ condaires aussi, au-dessus du périnée, là où l’énergie s’engage dans le canal central, et derrière la luette, quand elle entame la dernière étape de son ascension. Synonyme de brahma-dvara, « la porte de Brahma(n) ». Chakra : Centre d’énergie vitale ; on en décrit en géné­ ral sept, correspondant de façon ascendante à la sublimation par le yogui de l’énergie vitale en énergie spirituelle. Darshan : Signifie à la fois vision d’un Dieu (cf. la vi­ sion de la forme cosmique de Krishna par Arjuna au chap. XI de la Bhagavad-Gîtâ) ou le fait de voir un sage, qu’on s’entre­ tienne ou non avec lui. Dharma : Loi juste, le fondement même de la nature et de la société. On dit dans le Mahâbharata: «Là où il y a le dharma, il y aura la victoire. »

Dharmashâlâ : Gîte pour pèlerins, une institution cou­ rante en Inde. Guru : Enseignant spirituel; s’il a atteint la Réalisation, on l’appelle sad-guru. H ara : Un nom de Shiva. Hari : Un nom de Vishnu, qui s’est incarné en Rama et Krishna, entre autres. Idâ : Le canal droit qu’on peut se représenter par exem­ ple comme montant de la hanche droite vers le troisième œil. Ishvara : Le Dieu créateur et personnel, équivalent au saguna-Brahman (l’Absolu avec qualités), qui est au-dessous du nirguna-Brahman (l’Absolu sans qualités). Jalandhara : posture de la tête inclinée avec le menton qui se rapproche du creux de la gorge. Kalâ : durée de temps correspondant à une journée lu­ naire, croissant de lune, et symboliquement l’expérience yoguique qui croît progressivement vers la Réalisation, évoquée par la pleine lune. Kâla : le temps, associé à l’aspect noir, kâla aussi, de la Nuit primordiale. Kâlî : Un aspect de la Mère divine particulièrement ho­ noré au Bengale; elle est à la fois protectrice et terrifiante. karma : Action, ou résultat des actions antérieures. Les événements qui arrivent à quelqu’un sont dus à son karma; son libre arbitre lui permet de choisir la façon, positive ou négative, avec laquelle il va réagir. Khecharî : Le redressement de la langue, qui peut être de deux types : habituel dans la méditation, quand la pointe va toucher l’arrière du palais dur, ou forcé dans le hatha-yoga quand avec l’entraînement on fait passer la langue bien plus à l’arrière. khîr : Riz bouilli dans du lait, avec du sucre et souvent de la cardamome; un des desserts favoris dans les familles in­ diennes.

kîrtan : Chant religieux. Lîlâ : Le jeu, en particulier de Dieu qui agit d’une façon qui échappe souvent à notre raison, et du guru qui joue le jeu de la dualité avec son disciple, alors qu’il sait que, fondamen­ talement, il est un avec lui. Lakshmi : Epouse de Vishnu, déesse de la richesse et de la maison. mahâ-mâyâ : La Grande Illusion, à l’origine du monde manifesté; également, un des noms de Kâlî. mahâtma : Personnalité religieuse éminente. mantra : Sons sacrés transmis par les sages (rishi) des temps anciens. Dans la bhakti, on se concentre sur le Nom de la divinité qu’on adore, afin de réussir à ce que le Nom et Celui qui est nommé ne fasse plus qu’un. mudrâ : Geste symbolique relié à une divinité ou à un état d’être particulier. Nâda : son en général, et en particulier son du silence. nâdis : canaux d’énergie. Nâthas : le plus grand ordre ascétique de l’Inde médié­ vale, dont les pratiques incluaient le hathayoga. Padma : Lotus. pandit : Savant spécialiste de sanskrit et des Ecritures. Ils sont en général mariés, contrairement aux sannyâsin. Parabrahman : La Suprême Réalité. Pingalâ : Le canal droit qu’on peut se représenter par exemple comme montant de la hanche droite vers le troisième œil. Prâna : Energie, en particulier perçue sous forme de courants de sensations à l’intérieur du corps. pranâm : Prosternation devant ses parents, un sage ou une statue de dieu. pranava : Le son OM, qui est la vibration primordiale à la base de l’univers manifesté. Le Son du silence unique qui

est le fondement de tous les bruissements qu’on entend quand on se met à écouter le silence. prasâd : Nourriture acceptée par un sage ou par le prê­ tre au nom de la divinité, et redistribuée ensuite aux fidèles. pûjâ : Prière rituelle, en principe matin et soir dans une famille religieuse ou dans un temple en activité. Rudra : Aspect terrifiant de Shiva. Sâdhaka : Celui qui pratique une sadhanâ. sâdhanâ : Pratique spirituelle à long terme. sâdhu : Littéralement « homme bon », moine, souvent errant. En pratique, on trouve parmi les sâdhu un mélange d’aspirants sincères et de mendiants qui prennent l’habit orange simplement pour améliorer le revenu de leurs quêtes. Sahaja : spontané. Shakti : Energie divine, épouse de Shiva, au centre d’une forme religieuse courante au Bengale, le Shaktisme. samâdhi : Enstase. En général, le yogui en samâdhi n’est pas conscient du monde extérieur, sauf s’il s’agit de l’état su­ prême, très rare, de sahaja-samâdhi, où l’expérience d’unité complète peut être maintenue également dans la vie courante. Le nirvikalpa (« sans alternative » ou « sans associations d’idées » est supérieur au savikalpa samâdhi). samskâra : Conditionnements fondamentaux venant des vies antérieures ou de cette vie-ci; ils sont comme des germes qui se développent dès que les circonstances sont favorables. Seule la Connaissance complète peut stériliser ces germes. sannyasin : Moine; également sujet qui a atteint le qua­ trième et dernier stade de l’existence, où il quitte le monde pour aller vivre en solitude. Shastra : Ecritures sacrées hindoues. Siddhi : Perfection, accomplissement. Sushumnâ : L’axe central, signifiant étymologiquement « paix intense » : quand l’énergie y pénètre, le mental s’apaise complètement.

Vidyâ : Connaissance. Yantra : Diagramme géométrique correspondant à un mantra. Le centre, appelé bindu, correspond au divin, le carré extérieur à l’aspirant spirituel, et les portes à la possibilité de passage de l’un à l’autre

Table des matières Introduction...............................................................

5

Première partie : ............................................ Rééquilibrage des latéralités et claire vision intérieure

23

I. Physiologie et méditation.................................... IL Corps, émotions et méditation,........................ Entre Vipassana et Râjayoga

24 50

Deuxième partie : .......................................... En cheminant avec Nâgârjuna

85

III. La pensée de Nâgârjuna en rapport avec l’hindouisme et la modernité..... IV. Voie du milieu, Râjayoga et Svara-yoga........... V. Marches d'approche : ......................................... Trente-quatre méditations pour se familiariser avec la Voie du milieu.

87 123 152

Troisième partie : .......................................... Râjayogâlankâra, L'ornement du Râjayoga

189

VI. Paroles jaillies du cœur subtil.......................... VII. Nâdis, axe central et équilibre gauche-droit VIII. Méditations brèves......................................... IX. Méditations étymologiques et poétiques..... X. Khecharî-vidyâ....................................................

190 213 238 264 286

Quatrième partie : ........................................... L’éveil au-delà de la gauche et de la droite

321

XI. La guérison autocatalytique des émotions et la méditation.................................................................... XII. La gauche et la droite dans l’univers, le corps et la culture................................................... XIII. Méditation, éthique et science contemplative XIV. Un esprit de vie souffle sur le milieu scientifique................................................................... XV. Bien s’endormir pour bien s’éveiller.............. XVI. Dernières pensées............................................

396 406 435

Glossaire.......................................................................

449

322 338 359

Ouvrages parus aux Editions du Relié Collection Le Relié Poche

Aitken Robert, Agir zen,une morale vivante Amar Yvan, La pensée comme voie d ’éveil Amar Yvan, Les nourritures silencieuses Amar Yvan, La conscience corporelle Amar Yvan, L'obligation de conscience Ansa Luis, Le quatrième royaume Balsekar Ramesh S., Les Orients de l'être Balsekar Ramesh S., L ’appel de l ’être Balsekar Ramesh S., Laisser la vie être Baret Eric, Le yoga tantrique du Cachemire Beltzung Alain, Le traité du regard Bouchart d’Orval Jean, Patanjali et les yogas sûtras Bouchart d’Orval Jean, Héraclite Buisset Ariane, Le maître de la laque Chandra Swami, Instructions spontanées Castermane Jacques, Comment peut-on être zen ? Cognard André, Vivre sans ennemi Cohen Andrew, L'éveil est un secret Cohen Andrew, Embrasser le ciel et la terre Collectif auteurs, L'art de méditer et d ’agir De Souzenelle Annick, Pour une mutation intérieure De Smedt Evelyne et Mollet Catherine, Les Patriarches du zen, une anthologie Ram Dass, Vieillir en pleine conscience Edelmann Eric, Plus on est de sages, plus on rit

Edelmann Eric, Mangalam, un parcours auprès d 'Arnaud Desjardins Farcet Gilles, Manuel de l'anti-sagesse Guesné Jeanne, Le septième sens, le corps spirituel Giuliani Bruno, L'amour de la sagesse Jourdan Michel, La maison sur la montagne Jodorowsky Alejandro, Un évangile pour guérir Jodorowsky Alejandro, Le dieu intérieur Kelen Jacqueline, Les sept visages de Marie-Madeleine Kelen Jacqueline, Les femmes de la bible Klein Jean, Transmettre la lumière Klein Jean, Qui suis-je ? Lama Denis Teundroup, Le Dharma et la vie Leloup Jean-Yves, Les profondeurs oubliées du Christianisme Long Barry, Seule meurt la peur Long Barry, Intuitions sur l'origine Lozowick Lee, L'Alchimie de l'amour et de la sexualité Lozowick Lee, Pour une éducation consciente Lozowick Lee, L'alchimie du réel Markale Jean, Amours Celtes : sexe et magie Mercier Mario, L'enseignement de l'arbre maître Moacanin Radmilla, C. G Jung et la sagesse tibétaine Richard Moss, Paroles des deux mondes Muller Jean-Marie, Dictionnaire de la non-violence Muller Jean-Marie, Désarmer les dieux Muller Jean-Marie, Le courage de la non-violence Nadeen Satyam, De la prison à l ’éveil Odier Daniel, Le grand sommeil des éveillés Odier Daniel, L'incendie du cœur Osho, La voie de l'Amour Osho, L'Evangile de Thomas Osho, Un art de vivre et de mourir Panikkar Raimon, L'inévitable dialogue : Dieu, Yahweh, Allah, Bouddha

Poonja H.W.L, Réveillez-vous et rugissez ! Rabhi Pierre, Conscience et environnement Skali Faouzi, Le face à face des coeurs Saint Bonnet Georges, La joie vous appartient Taisen Deshimaru, L'anneau de la voie Zen Vigne Jacques, L ’Inde Intérieure Z’ev ben Shimon Halevi, L ’arbre de vie, introduction à la cabale Collection Les guides pour chats (et leurs maîtres) Albums illustrés

Gaudin Claire et Christian, Massages pour chats Gaudin Claire et Christian, Yoga pour chats Gaudin Claire et Christian, Le Kamasutra des chats Gaudin Claire et Christian, Le Guide du bien-être pour chats Gaudin Christian, Histoires de chats zen Gaudin Christian, Rochas Sabine et de Smedt Marc, Exercices d ’éveil pour petits chatons Gaudin Christian et Jean-louis Brodu, Tai Chi pour chats Gaudin Christian, Zen et arts martiaux pour chats Alexandro Jodorowsky et Christian Gaudin, Le Tarot des Chats Collection Les grands formats

Allais Danielle et Claude, Retrouver la force de l'amour Amar Yvan, Les Béatitudes Amar Yvan, L'Alchimie de l'homme Amar Nadège, Cheminer avec la méditation Ansa Luis (roman), La Nuit des chamans Ansa Luis (roman), Le mystère du Nagual Bentounés Cheikh, Vivre l'Islam Carrière Jean, Gracq ou les reflets du rivage

Chandra Swami, Le Chant du silence Chytelman Paul, Le Courage d ’espérer Collectif d’auteurs, La Transmission spirituelle Collectif d’auteurs, Etre heureux et créer du bonheur Collectif d’auteurs, Karlfried Graf Durckheim Dechance J. et Grande M., Sans amour qui serions-nous ? Desjardins Véronique, Porte donnant sur la voie De Souzenelle Annick, Nous sommes coupés en deux (livre + CD) De Souzenelle A. et Albrecht P.-Y., Cheminer avec l ’ange De Souzenelle A. et Albrecht P.-Y., L ’initiation, ouvrir les portes de notre cité intérieure Ducrocq Anne, Changer le monde en se transformant During Jean, L'Âme des sons Farcet Gilles, Allen Ginsberg, poète et bodhisattva beat Farcet Gilles, La Transmission selon Arnaud Desjardins Flogny Colette, Rencontre avec la vie Freeman Laurence, Lettres sur la méditation Frère Benoît Billot, Comment peut-on être chrétien ? Goldsmith Joël S., La Voie infinie Inandiak Elisabeth D, Les Chants de l ’île à dormir debout Jodorowsky Alejandro, Le Chant du Tarot Jodorowsky Alejandro, Contes paniques Jourdain Stephen, Une promptitude céleste Jourdain Stephen, Una : un amour philosophal Krishnamurti, L ’aventure de l'éveil Leloup Jean-Yves, Un art de l'attention Leloup Jean-Yves (conte), La Vie de Jésus racontée par un arbre Leloup Jean-Yves, Qui est « Je suis » ? (livre + CD) Leloup Jean-Yves, Marie Madeleine à la Sainte-Baume Levy Patrick, Le Kabbaliste Levy Patrick, Sadhûs Low Albert, Se connaître c 'est s ’oublier

Low Albert, Créer la conscience Lozowick Lee, Eloge de la folle sagesse Ma Ananda Mayi, Retrouver la joie Markale Jean, Amour et Sexualité chez les Celtes Masson Sékiné Nourit, Le Courage de vivre pour mourir Mesnage Colette, Eloge d ’une vieillesse heureuse Mercier Mario, Voyage au cœur de la force Muller Jean-Marie, Entrer dans l ’âge de la non-violence Odier Daniel, Chant et zen Rabhi Pierre, Ce que nous dit la nature Raphaël, Le Feu de la réalisation, Tat Tvam Asi Rodière Marie-Jeanne, Construire sa voix Roger Marie-Sabine (roman), Le Ciel est immense Rougier Stan, L ’Amour comme un défi Salomé Jacques, Le Courage d ’être soi Salomé Jacques, Et si nous inventions notre vie ? Salomé Jacques, Manuel de survie dans le monde du travail Senzaki Nyogen, La Flûte de fer Skali Faouzi, Le souvenir de l'être profond Shaykh al-Dabbâgh, Paroles d ’or Thibaut Kosen, Les cinq degrés de l'éveil Thicht Nat Hanh, Jésus et Boudha sont des frères Trungpa Chôgyam, Enseignements secrets, l ’incandescence du réel Van Eersel Patrice, Tisseurs de paix Vigne Jacques, La Faim du Vide :réflexions sur l ’anorexie et la spiritualité Vigneron Gérard, Un médecin face à l ’invisible Wolff Franklin Merrel, Expérience et Philosophie Wolff Franklin Merrel, Une expérience spirituelle : Philosophie de la conscience

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